mardi 28 décembre 2021

L'Averse



Vite ! Pour nous laver de la fange, partons à Téhéran sous une bonne averse persane ! Ragbār (رگبار) pourrait également signifier « tempête » dans sa langue originelle, comme pour marquer le tumulte des sentiments des héros, mais c'est bel et bien une averse qui constitue le morceau de bravoure du film, alors que l'instituteur raccompagne la couturière dont il est épris chez elle. Il s'agit là du premier film de Bahram Beizai, qui fut montré au printemps 1972 lors du premier festival international du film de Téhéran. L'histoire est celle du professeur Hekmati, un instituteur nouvellement nommé dans le quartier, qui brille par sa grande maladresse et a par conséquent toutes les peines du monde à se faire respecter par ses élèves. Forcé d'expulser l'un d'entre eux lors d'une séance plus turbulente qu'à l'accoutumée, il fait la rencontre de la sœur aînée de celui-ci, la très belle et charismatique Atefeh, qui lui montre beaucoup d'hostilité en raison de ce geste, car il est à ses yeux très important que son frère continue à étudier afin de s'élever socialement, sans rester comme elle bloquée comme ouvrière textile dans une petite boutique locale. Chemin faisant, ces deux êtres apprennent à se connaître au gré de leurs rencontres dans les rues de la capitale, malgré tous les obstacles que leurs voisins mettent sur leur route, du boucher du coin qui veut Atefeh pour lui, au directeur de l'école qui voudrait bien marier sa fille à M. Hekmati. Y a-t-il une issue possible pour ce couple improbable ?

Décidément, Ragbār est à l'image de son héros : c'est un film absolument touchant et passionnant, bien qu'empreint de maladresse dans sa manière de s'adresser à son public. Cette gaucherie se lit principalement dans son montage très saccadé, qui donne parfois l'impression d'être le fait d'un débutant, mais quand on sait que Bahram Beizai a eu toutes les peines du monde à trouver les financements nécessaires, et que les copies en circulation ont toutes été détruites par le gouvernement après la révolution de 1979, au point que seule une pellicule endommagée sous-titrée en anglais a pu être récupérée et restaurée tant bien que mal, on fermera les yeux sur cet assemblage d'images pas toujours très fluide. D'ailleurs, ce ne serait pas faire honneur au film que de s'arrêter sur ce point, alors que la mise en scène du réalisateur est constamment inspirée. En effet, les images sont fortes, de la salle de classe délabrée que M. Hekmati veut reconstruire, à la discussion dans un jardin public parsemé d'élèves, tandis que certains mouvements de caméra sont d'autant plus parlants, à l'instar de la lampe de chevet, seul objet précieux du professeur qui emménage, qui nous tient en haleine à dévaler la rue comme le ferait son propriétaire pataud, sans parler de cette merveilleuse séquence où l'instituteur et Atefeh errent dans un dédale de vieilles rues où les enfants ont tracé des lignes noires, tel le fil d'Ariane, pour les aider à se rencontrer et à vaincre leur timidité !

La jolie séquence de l'averse, et la gêne palpable qui perce lors de la conversation sous le porche, puis lors des présentations à la grand-mère sourde qui s'imagine des choses, met aussi en lumière le savoir-faire de Bahram Beizai dans l'illustration visuelle de sa narration, alors que les motifs vestimentaires de la dame et la blancheur du manteau de son soupirant sont joliment contrastés dans la nuit urbaine. L'interminable voile noir dont se recouvre parfois l'héroïne, lorsqu'elle se sent embarrassée, lui donne également beaucoup d'allure en plein jour, dans les rues blanches baignées de soleil, la faisant apparaître comme une ombre insaisissable qui souhaite avant tout rester maîtresse de son propre destin. Si Ragbār brille par ses images et ses symboles, c'est aussi un très beau portrait d'individus normaux et joliment réservés, un peu en décalage avec une société qui attend d'eux plus d'exubérance. M. Hekmati se mettra même à la boxe et aux pompes pour tenter d'affirmer sa virilité, et chercher à rendre les coups que lui a donné son rival machiste, tandis que la patronne d'Atefeh l'encourage vivement à mettre sa pudeur de côté afin de répondre franchement aux avances de l'intellectuel, plutôt que prendre le risque de finir par défaut avec le boucher qui cogne sur tout ce qui bouge sans réfléchir.

Mais les amoureux restent toujours fidèles à eux-mêmes, et c'est pour cela qu'ils sont attachants. On constatera surtout avec plaisir que le scénario met l'accent sur leur indépendance d'esprit. Ainsi, M. Hekmati n'aura aucun scrupule à laisser choir la charmante jeune fille qu'on essaie de lui mettre dans les bras, tandis qu'Atefeh regrette que son frère, sa grand-mère et sa patronne comptent exclusivement sur elle pour tout, sans jamais chercher à comprendre ses aspirations à elle. Quel contraste, entre ces héros discrets et un boucher bourrin, ou une belle-mère en puissance particulièrement braillarde. Un autre personnage attachant, c'est le barbier, confident de M. Hekmati, qui se démarque dans le quartier par son allure et sa finesse d'esprit. Les comédiens sont finalement très à l'aise pour porter cette comédie dramatique sur leurs épaules, notamment Parviz Fannizadeh, qui a totalement le physique de l'emploi avec un corps longiligne n'ayant rien à voir avec la robustesse des autres hommes, et Parvaneh Massoumi, dont la beauté à couper le souffle n'éclipse en rien son grand talent dans le registre du « silence expressif ».

La fin, magnifique, m'a quant à elle confirmé que j'ai vraiment adoré ce film, qui a aussi une valeur historique significative puisque l'on y suit une romance sentimentale dans l'Iran des shahs, à l'époque où les jeunes femmes n'étaient pas obligées de se voiler la tête, et où une ouvrière pouvait vouloir avancer par elle-même sans avoir de comptes à rendre aux hommes de son entourage. La fille du directeur de l'école, éduquée et vêtue à l'occidentale, est l'image d'Épinal de cette société ante-révolutionnaire, bien que l'on ne puisse retenir un pincement au cœur en regardant le film, en se disant que tout cela allait disparaître dès la fin de la décennie. Bahram Beizai a tout de même réussi à poursuivre sa carrière dans son pays malgré ses démêlés avec la censure, tandis que Parvaneh Massoumi a remporté plusieurs prix d'interprétation au festival international du film de Fajr dans les années 1980. Parviz Fannizadeh est quant à lui décédé juste après la révolution, possiblement d'une overdose d'héroïne, ou du tétanos selon les sources. Il était connu comme étant le premier acteur iranien à avoir usé de la méthode Stanislavski. Tout ce beau monde a contribué à faire de Ragbār un excellent film que je vous recommande chaudement.

Marquise des fanges


 
Il y a cinq ans, Francesco me faisait, sous l'article consacré à Saint-Cyr, la recommandation suivante : "Si  tu veux voir le plus mauvais film se déroulant sous le règne de Louis XIV, je peux te conseiller Marquise avec Sophie Marceau, que j'ai vu en espérant soit un film camp, soit un film divertissant moins épouvantable que sa réputation et qui s'est révélé non seulement tellement mal joué qu'il en devenait hilarant (quand même) mais en plus franchement insupportable (mais vraiment : j'ai un sentiment rare de pénibilité au cinéma, moi qui suis bon public)." Eh bien, comme ce "film" est passé à la télé hier soir, j'ai pu vérifier l'exactitude absolue de ces propos ! C'est abjectement mauvais, et pour couronner le tout, même pas drôle : on en est presque à regretter Silvana Pampanini dans La Tour de Nesle, c'est dire ! Sachant que l'histoire retrace le succès de Mademoiselle Du Parc dans les plus belles pièces de Molière et Racine, il y avait pourtant matière à de belles choses. Que de gâchis…

La comédienne en question fut, comme le rappelle le scénario, la créatrice du rôle d'Andromaque du célèbre tragédien. En parlant de belles lettres et de beaux vers, avec les plus belles musiques du temps comme mélodie, Marquise aurait dû être un véritable bouillon de culture. Las ! Véra Belmont, la réalisatrice, s'est arrêtée aux trois premières lettres, ancrant son propos dans de la grossièreté crasse qui n'aurait même pas fait rire une personne du Grand Siècle, époque pourtant plus aguerrie que la nôtre aux choses naturelles. Mais on cherchera en vain du réalisme historique là-dedans : le film n'est qu'une infâmie répugnante, ni plus ni moins. L'ouverture montre d'ailleurs des femmes montrer leurs fesses pour aller uriner devant une foule qui se presse pour ce "spectacle", tandis que la scène suivante se croit fort drôle, à montrer l'héroïne se faire passer sur le corps sans enthousiasme tout en poursuivant une conversation avec un tiers, alors que c'est bêtement lamentable et anti-cinématographique au possible. Malheureusement, le reste du film est du même acabit : on y verra tour à tour Marquise montrer son vagin en dansant pour plaire au roi, Louis XIV faire asseoir une femme à poil dans un gâteau à la crème, ou encore La Voisin faire l'amalgame entre les verbes prier et pisser à l'église. Ce qui est vraiment navrant, c'est qu'on sent que la metteuse en scène a cru donner de l'humour et de la légèreté à son œuvre, alors que ses images sont d'une lourdeur effarante qui donne envie de détourner les yeux à chaque minute.

Il n'y a donc rien à sauver dans Marquise. Même le destin hors norme de la comédienne ne parvient pas à intéresser, puisque celle-ci ne gravit les échelons de la gloire que par ses charmes, tout en se voyant enfermer dans un rôle de femme-enfant "à protéger", sans pour autant cesser de coucher avec tout ce qui bouge sans jamais une once de désir sincère. Le pire étant que Mademoiselle Du Parc est hélas incarnée par Sophie Marceau, qui ne prend même pas la peine de composer un personnage et se contente de jouer son propre rôle, celui d'une actrice agaçante qui laisse choir tout le monde dès qu'elle en a marre, et qui continue cependant d'être sollicitée par tout un chacun sans que cela soit justifié par un quelconque talent. Apparemment, la réalisatrice et la comédienne se sont très mal entendues sur le tournage, mais comment pouvait-on croire qu'il serait intéressant de suivre le parcours d'un personnage qui arrête une scène dès qu'il commence à se passer quelque chose pour aller bouder ? Dans ce projet, la pauvre Marquise, dont c'était le vrai prénom, n'est qu'une tête à claques qui nous donne envie de ressusciter Joan Crawford pour l'inviter à venir la mater.

Le reste de la distribution n'est guère mieux : les acteurs masculins exaspèrent à force d'outrance, notamment Bernard Giraudeau composant un Molière épouvantable, tout en réussissant malgré tout à ne pas être pire que Patrick Timsit et Thierry Lhermitte qui, eux, rivalisent de vulgarité. Lambert Wilson est un Racine un peu plus mesuré, mais ça ne l'empêche pas d'être ridicule plus souvent qu'à son tour. Sans compter que, ironie de l'histoire, tout cela se passe dans le monde du théâtre, à la cour comme à la scène. Or, aucun de ces messieurs ne sait maîtriser son souffle : chacune de leurs phrases s'éteignent à mi-chemin sans que la deuxième moitié soit audible ou articulée. Alors, comment supporter de les entendre plus d'une minute dans ces conditions ? Et pour leur malheur, les dames sont tout aussi affligeantes de nullité, notamment les étoiles de la troupe de Molière qui s'offusquent de jalousie telles des pintades, avant de sauter au cou de leur rivale sans absolument aucune raison. Et toutes n'ont que des répliques très crues à la bouche, même la très effacée reine de France ne parle que de cul dans son unique scène. À vrai dire, tout les gens impliqués ne parlent que de cul, les belles rimes d'Andromaque sont quant à elles jetées aux orties, y compris par la principale intéressée qui préfère botter les fesses de sa servante au lieu de lui donner la réplique correctement. Bref, les deux seules personnes qui parviennent à survoler cet étron sont Marianne Basler, plus distinguée que les autres dans le rôle d'Henriette d'Angleterre, et la jolie Estelle Skornik, la seule qui ait l'air de savoir jouer sur une scène de théâtre, dans le rôle d'une Eve Harrington à la française.

Autrement, c'est nul, nul, nul ! Même les couleurs des costumes et décors sont criardes : ça donne mal au crâne et le tout est vraiment pénible. On pourrait également ajouter que l'histoire n'a aucun sens, avec une répétition de La Thébaïde qui devait supposément durer deux jours et qui a l'air de prendre deux ans, et surtout des chocolats empoisonnés qui disparaissent plusieurs mois avant de reparaître intacts quand ça arrange les scénaristes, mais ce serait tirer sur l'ambulance.

Je regrette d'autant plus d'avoir vu ce film que ça vient de me pourrir la joie qu'il y a à écouter mes disques préférés. En effet, la bande-son est signée par l'illustre Jordi Savall, à partir de partitions de Lully, dont entre autres la Bourrée du Divertissement de Chambord, Marin Marais dont le Charivari ouvre le film, ou encore de grands compositeurs anonymes de La Petite Bande, dont le morceau Libertas. Ces beaux airs ont par la suite été réenregistrés par le chef d'orchestre catalan, avant de sortir sur une série de disques sur lesquels j'ai dansé toute mon adolescence. Je refuse que les images de Marquise soient associées à ces souvenirs merveilleux.

Moralité : la fange n'est même pas un mot assez fort pour désigner Marquise. Le résultat est une insulte à la véritable comédienne, qui toute dissolue fût-elle, n'en demandait pas tant, aux plumes de Racine et Molière, au bel esprit du Grand Siècle, et même aux cochons qui ont plus de grâce dans la boue que n'en ont les comédiens à écarter les jambes pour montrer leur toison intime. Même si on ne le savait pas encore à l'époque, il y a même un futur militant d'extrême droite dans la mêlée, preuve que ce film est bon à jeter à la poubelle. Tout n'est que bêtise et laideur, sans aucun reflet de camp qui aurait pu sauver quelques meubles. Pour ça, il fallut attendre deux ans et Le Monde ne suffit pas pour que Sophie Marceau ruissèle de camp et de mauvais jeu. Mais avec Marquise, il n'y a rien que de la nullité. En attendant l'adaptation de Britannicus par Michaël Youn, et la lecture d'Esther et Athalie par Lova Moor et les danseuses du Crazy Horse.

dimanche 19 décembre 2021

Trouple au septième ciel


Oui, c'est un mauvais film, oui, c'est d'une ringardise monumentale, mais oui, j'ai ri plus souvent qu'à mon tour devant une telle grotesquerie. Le pire, c'est que j'ai acheté le disque les yeux fermés, son prix au rabais pour admirer Lana Turner piloter des avions ne m'ayant même pas donné le moindre doute, bien que je ne me fisse guère d'illusions en lisant le résumé. The Lady Takes a Flyer, subtilement traduit par Madame et son pilote en français, mais changé pour des raisons commerciales évidentes en Escale à Tokyo, nous conte ainsi les aventures de Maggie Colby, une pilote de ligne en couple avec un collègue, et qui tombe folle amoureuse du meilleur ami de celui-ci lorsque les deux potes se retrouvent après des années d'absence. On la comprend : au lieu du gentil quadra insipide joué par Richard Denning, elle préfère le très DILF et très bronzé Mike, sous les traits de Jeff Chandler, qui lui promet une vie tumultueuse bien plus exaltante. Mais patatras ! Une fois prête à accoucher neuf mois après la lune de miel (on fait les choses dans les règles de l'art au septième ciel !), Maggie se retrouve enfermée dans un rôle de mère au foyer qu'elle n'avait pas choisi, tandis que monsieur se révèle d'une insoutenable goujaterie en continuant de s'envoyer en l'air dans tous les sens du terme avec une collègue plus jeune. Maggie saura-t-elle reprendre le contrôle de sa vie et de ses avions ?

Comme ce synopsis ne l'indique pas, Escale à Tokyo est… une comédie ! Si, si ! Et c'est bien là tout le génie de ce film qui, incapable de suivre une ligne claire entre drame et légèreté, ou entre valeurs ultra conservatrices et ouvertures involontairement progressistes, se vautre si lamentablement dans l'ubuesque qu'il ne reste plus grand chose à faire à part se gausser d'à peu près tout en attendant que le temps passe. Par bonheur, Jack Arnold étant davantage habitué aux films d'horreur à petit budget, il ne nous prend pas en otage avec une histoire trop longue. Tant mieux. Mais quel navet, tout de même, malgré une scène de drague réussie alors que Mike se rapproche de l'avion de Maggie dans les nuages, avant que celle-ci ne se barre à toute allure le plus loin possible !

À part ça, je ne sais pas ce qu'il y a à sauver là-dedans. Sans mentir, la première demi-heure est entièrement consacrée au dilemme de l'héroïne qui ne veut pas trahir son premier compagnon, sans pour autant parvenir à lutter pour son attirance envers le bel inconnu grisonnant. Et savez-vous comment le scénario résout ce conflit ? En faisant bondir le premier fiancé de joie, bien sûr ! D'ailleurs, si content de voir la femme qu'il aime épouser son meilleur ami, il ose ajouter le plus sincèrement du monde qu'il aurait refusé sa demande en mariage si elle lui en avait fait une. Dixit le type qui ne jurait que par elle jusqu'à présent et avait déjà conçu un projet de vie commune pour les années à venir ! Comment voulez-vous prendre ce film au sérieux après ça ? Remarquez, Escale à Tokyo est sûrement le seul et unique triangle amoureux au monde où l'adultère et la jalousie n'existent pas, ce qui ouvre des perspectives inconnues dans notre société cruelle. Imaginons un peu la même histoire à ma génération. Louis XIV : "Hé, Marie-Thérèse, c'était sympa le traité de paix, mais quand même, Montespan, c'est autre chose." Marie-Thérèse : "Ouaiiiis ! Jé souis trop contente pour vous ! Jé vais pouvoir occuper mes journées en mé gavant dé chocolat. Cette poute mé fait bien plaisir !" Bon, chez les pilotes, l'admirable Al préfère s'effacer en rejoignant l'armée plutôt qu'en s'empiffrant de sucre, mais ça n'enlève rien à sa noblesse d'âme.

Le plus cocasse, c'est qu'Escale à Tokyo fait involontairement l'apologie du ménage à trois. Ainsi, lorsque Mike rentre de mission très en retard après avoir raté Noël, il n'est absolument pas surpris de retrouver Al dans sa maison, et de s'apercevoir que celui-ci a vécu avec sa femme pendant deux semaines, jouant par-là même un rôle de père de substitution envers l'enfant. La caméra s'ingénie aussi à sexualiser Lana Turner autant que faire se peut pour un film encore soumis au code Hays, en la faisant se dévêtir devant son mari pour entrer dans une baignoire, avant de lui lancer un clin d'œil coquin alors qu'elle se frotte avec une grosse éponge. À vrai dire, la lune de miel constitue le meilleur moment du film, puisque c'est là où la relation de couple est la plus saine : l'épouse croque la vie à pleine dents en prenant enfin son pied avec un homme à sa convenance, chose tout à fait positive quand on pense que le plaisir sexuel féminin n'était pas du tout la norme à l'écran dans ces années-là. Mais soyons honnêtes, rien de cela ne soutient la comparaison avec les audaces de l'ère pré-Code, notamment Strangers May Kiss qui contient une scène autrement réussie de baiser dans un avion à la dérive.

D'ailleurs, l'histoire s'empresse de faire payer à Maggie le prix de son hédonisme, puisque dès qu'elle se retrouve enceinte, son mari fait tout pour l'enfermer dans un rôle de mère au foyer en lui interdisant de piloter, tout en lui reprochant dans le même temps d'être devenue… une mère au foyer (!) qui ne fait plus la fête et qui fait, par conséquent, plus vieille que son âge ! Mais quel butor ce type ! Pour couronner le tout, il finit par donner un coup de poing à son pote à la première remarque, avant de menacer sa femme de la cogner si elle tente de remonter dans un avion. Pouvait-on faire plus ordurier ? L'ennui, c'est qu'Escale à Tokyo ne dénonce pas vraiment ce genre de propos, préférant montrer Mike comme un brave type un peu bourru qui peut bien tromper sa femme en mission du moment qu'il revient l'honorer trois fois l'an. Heureusement, les choses ne sont pas aussi pessimistes qu'on pourrait le croire, puisque Maggie ne se laisse pas marcher sur les pieds et décide malgré tout de reprendre du service, obligeant cette fois-ci son mari à rester à la maison pour s'occuper de l'enfant. Mais comme il est infoutu de changer une couche, il trouve la solution idéale en emmenant sa fille dans son avion, pendant que son co-pilote fume sous son nez… Notons d'ailleurs que le scénariste n'a jamais dû prendre un avion où se trouvaient des enfants, au regard de l'air parfaitement stoïque de la fillette.

Bref, voilà le gros problème du film : dès qu'on touche à un embryon de propos sérieux, l'histoire rejette toute réflexion intelligente d'un revers de la main pour noyer ses personnages sous un comique de répétition de sitcom, invitant le spectateur à rire gentiment devant un père incompétent plutôt qu'analyser les raisons profondes de la crise de couple dont il est pourtant la cause. La fin, abjectement ratée, n'arrange rien, puisqu'on nous montre l'avion de Lana s'écraser sur la piste devant une foule terrorisée, pour finalement la voir réapparaître le plus sereinement du monde en expliquant qu'elle a réussi à sauter en parachute. Non, faire de l'humour sur ce genre de situations n'est pas drôle du tout, a fortiori si c'est pour bâcler d'autant plus le happy-end en montrant Maggie crier sur son mari pour une broutille avant de lui sauter au cou. L'interprétation, digne d'un soap opera, achève quant à elle de plomber l'ensemble, que ce soit du côté des acteurs, lisses à mourir, ou de Lana, toujours magnifiquement star, mais aux expressions faciales plus crispées que jamais dès qu'elle doit jouer sérieusement. Tout cela se marie fort mal à l'esprit comique de ce drame qui ne s'assume pas, ce qui fait naître une impatience notoire devant un tel ratage.

Le pire, c'est quand même cette affiche d'un vulgaire sans bornes ! Remarquez, ce n'est pas nécessairement pire que "La bataille des sexes, la bataille des gorilles" de Mogambo, mais si on en arrive au stade de changer la tenue d'aviatrice de l'héroïne pour une nuisette, et de placer la dame dans une position inconfortable comme pour lui faire dire: "Toi aussi, deviens contorsionniste pour laisser ton mec te mater les seins !", c'est qu'il n'y a plus rien à sauver dans un film qui aurait gagné à n'être qu'un documentaire sur le dur métier de pilote dans les années 1950. Je ne sais pas si cette œuvre a eu du succès à l'époque, mais je note qu'elle est sortie en catimini pendant l'hiver 1958, clairement pas la période idéale pour promouvoir les grandes créations artistiques des studios.

Allons, ne soyons pas trop méchant ! Escale à Tokyo brille tout de même grâce à deux personnes secondaires iconoclastes, la première étant une grosse nounou ceinture noire de judo prête à tenir le patriarcat à distance, la seconde étant… une secrétaire gender fluid dotée d'une voix d'homme, et qui prend le parti de la maîtresse de maison au détriment de son employeur ! Dans quel univers un tel personnage a-t-il pu exister dans un film de 1958 ?! Rien que pour ça, Escale à Tokyo vaut le coup d'œil ! Ces silhouettes surprenantes sont assurément bien plus pittoresques que les escales à proprement parler, celles-ci mobilisant tous les clichés qu'on peut imaginer sur les différents pays du monde, des danseurs de flamenco espagnols aux geishas qui servent le saké. Cela dit, même si le disque était en promotion, c'était un peu cher payé pour trois minutes d'une employée non-binaire assez délirante. À vos risques et périls, donc, si vous êtes tout de même décidés à tenter l'aventure !

samedi 4 décembre 2021

Can't Help Singing !


Joyeux centenaire, Deanna Durbin ! Célébrons cet heureux événement en couleurs et en chansons, avec Can't Help Singing, un film réalisé par le très obscur Frank Ryan, et surtout mis en musique par les légendaires Jerome Kern et Yip Harburg. Nommé Caravane d'amour en français, telle une invitation au voyage à travers l'Amérique, ce western musical sorti à Noël 1944 est l'un des grands incontournables de l'étoile des studios Universal. Et pour cause : comme l'indiquent les noms prestigieux du musicien et du parolier, les producteurs se sont surpassés pour offrir à Deanna son seul et unique film en Technicolor. Avec, au programme, des aventures épiques à travers tout le continent, une reconstitution historique aidée par une débauche de costumes pas forcément du meilleur goût, une décoration opulente illustrée par des fruits et légumes gigantesques, des danseurs mexicains pour faire bonne figure, des bateaux à aubes le disputant aux vieux chariots qui tanguent, et surtout la présence régulière de chœurs qui accompagnent la star et ont même des numéros qui leur sont exclusivement consacrés, chose assez rare dans la filmographie de Miss Durbin où l'essentiel était de l'entendre chanter seule.

Et n'oublions pas ce véritable effort de scénographie où chaque chanson est portée par une foule de figurants. Au cœur de l'une des périodes les plus sombres du siècle, l'Universal a vraiment cherché à vendre du rêve en plaçant sa comédienne au centre d'une véritable comédie musicale, sachant que si tous ses films précédents comportaient des moments musicaux, aucun ne relevait réellement de ce genre à proprement parler. Le résultat fut payant, car malgré un budget pharamineux, les studios parvinrent à faire un profit conséquent. La critique fut quant à elle sous le charme de ce film sans grandes prétentions cinématographiques mais au pouvoir de divertissement sans égal. Comme toujours dans le monde enchanté de Deanna, on est loin du chef-d'œuvre, mais j'aime trop cette traversée des États-Unis pour ne pas la refaire chaque année avec le même ravissement.

L'histoire, parfaitement loufoque, nous ramène aux années 1850 à l'époque de la ruée vers l'or en Californie. Caroline, fille d'un sénateur de la côte est, s'enfuit à l'occasion d'un récital pour retrouver le fiancé que son père n'approuve pas à l'autre bout du pays, le lieutenant étant affecté à la surveillance de concessions aurifères au Far West. Chemin faisant, elle fait de multiples rencontres, dont un prince russe désargenté qui cherche à lui voler ses biens, et le charmant filou Johnny, avec qui elle doit parcourir des territoires inconnus bon gré mal gré. L'aventurier étant lui-même doté d'une belle voix, Caroline saura-t-elle résister à son charme?

Évidemment, il ne faut pas regarder Can't Help Singing pour son scénario convenu quoique fort drôle, mais bien pour les superbes mélodies de Jerome Kern qui auraient fait fureur à Broadway, ainsi que pour la facilité d'une actrice aguerrie à porter tout un film sur ses épaules tout en faisant rire plus souvent qu'à son tour, avec ce mélange de légèreté et d'espièglerie qui fut sa marque la plus manifeste. Dès le générique s'ouvrant sur les prairies américaines sous un ciel éclatant, je me suis laissé porter par la musique, qui ne manque jamais de faire forte impression. Deanna fait d'ailleurs une entrée en scène fracassante en roulant à vive allure dans la campagne au son de vocalises hilarantes qui ont donné son titre au film, Can't Help Singing. On dirait moi quand j'arrive pour dîner ! Et j'aime tellement cette allégresse si bien assumée ! Voilà une première chanson qui met du baume au cœur et qui met tout de suite dans de très bonnes dispositions pour profiter du reste du spectacle. La seconde chanson est Elbow Room, mais ce n'est pas l'apanage de Deanna, qui laisse les colons chanter leur espoir d'une terre promise au mépris de toute réalité historique. La jovialité de la conquête de l'Ouest et les Indiens qui ne servent qu'à effrayer les jeunes filles de bonne famille ne sont clairement pas le point fort du film, mais qu'attendre d'autre d'une comédie américaine de ces années-là? Heureusement que la mélodie reste entraînante pour nous aider à oublier ces graves défauts.

Les deux chansons suivantes replacent quant à elles Deanna au centre de la scène, à commencer par une reprise osée de Can't Help Singing, où la jeune femme bien éduquée se montre sans complexes, et très sagement (!), dans un bain moussant ! On est loin de Claudette Colbert dans son lait d'ânesse, mais Caroline Frost n'est pas une pécheresse antique ! Toujours est-il qu'en faisant le bonheur des voyageurs, notre sympathique héroïne est accompagnée par Robert Paige, qu'elle ne peut pas voir à ce moment-là, le bain des dames étant judicieusement séparé de celui des hommes par une cloison de bon aloi. Avec les chœurs soutenant ce joli duo, c'est sûrement la séquence la plus mémorable du film. Et non contente de charmer l'ouïe, la scène en met également plein la vue grâce à l'éclat du rouge à lèvres de la star, vraiment trop maquillée pour une telle occasion ! Deanna est pourtant très belle en couleurs, mais on regrettera que l'équipe technique ait eu la main assez lourde sur les fards en tous genres ! Je soupçonne même la pauvre actrice d'avoir été tartinée à la truelle ! Par bonheur, la chanson n'en reste pas moins un délice, et l'on notera surtout que pour la première fois, l'Universal attribua le rôle du partenaire à un acteur de la maison, ce qui n'était pas vraiment de coutume. Cela sert très bien la confusion des sentiments qui s'ensuit, alors que l'héroïne se sent irrésistiblement attirée par son compagnon de voyage, ressentant des émotions que son fiancé officiel n'avait jamais suscitées. C'est ce qu'illustre Any Moment Now, joli solo prairial culminant devant les roches féériques de l'Utah, alors que des cloches angéliques semblent promesses de bonheur.

Après cette promenade lumineuse, Deanna marque une pause dont profitent les colons pour s'égayer de nuit au rythme d'un vieil air du folklore américain, Swing Your Sweetheart. N'étant pas d'humeur sautillante, Caroline a préféré se réfugier sur la berge pour assumer pleinement son amour envers Johnny, au son de More and More. Cette mélodie, la plus intime de l'œuvre, rappelle les grandes chansons langoureuses de l'époque, mais on est en droit de préférer Long Ago (and Far Away), autre composition de Jerome Kern publiée en 1944. Relevons toutefois que le costume violet assez hideux parvient tout de même à donner un air de poupée de porcelaine à la chanteuse filmée en gros plan. Malgré tout, je préfère de loin le morceau suivant, Californ-i-ay, dont le rythme trépidant reflète la grandeur de l'Eldorado enfin atteint par la caravane, avec de vrais mouvements de foule dans la cour d'une hacienda. Les paroles de Yip Harburg ornent d'ailleurs cette corne d'abondance, puisque l'ancien État espagnol peut s'enorgueillir de produire des prunes plus grosses que la Lune, elles-mêmes arrosées par une pluie pétillante comme le champagne, à la grande joie de ces messieurs qui peuvent avoir autant de femmes qu'ils le désirent puisque aucune d'entre elles ne saurait dire non. Les paroles ne sont pas follement féministes, tout en se drapant d'un voile patriotique rappelant que sans la Californie, il n'y aurait pas d'États-Unis. Cela ne m'empêche pas d'adorer cette mélodie et de la chanter au moins une fois par semaine depuis ma première découverte du film ! La pièce finale est non moins réjouissante avec une reprise de toutes les chansons précédentes interprétées par Deanna qui, comme Francesco me l'avait révélé il y a quelque temps, en profite pour changer de robe sans aucune cohérence narrative, pour le simple plaisir de porter les deux ! Je préfère tout de même la noire à la blanche aux faux airs de Jezebel.

Can't Help Singing brille donc par sa partition, chose précieuse qui nous laisse entrevoir ce qu'aurait pu être la carrière de la star si elle avait poursuivi sa carrière dans ce registre, dans les grands films en couleurs des années 1950. Regret éternel, mais c'était là son choix. Dommage, cependant, que malgré un véritable effort chorégraphique, le résultat visuel ne soit pas époustouflant. Les scènes de foule, que ce soit lors du départ de la caravane ou à l'arrivée en Californie, sont notamment un peu brouillonnes malgré leurs jolies couleurs et quelques plans intéressants. Idem pour les danseurs mexicains, bien gentils d'avoir fait le déplacement pour pimenter le tout, mais qui auraient mérité un véritable morceau à eux seuls au lieu d'une volte d'une brièveté désespérante. En fait, les rencontres les plus parlantes ne sont pas nécessairement les plus mouvementées, comme en témoigne par exemple la plongée sur les bains. Ces danses sont finalement à l'image du film, à savoir tout à fait divertissantes mais assez dérisoires. Le réalisateur ne s'en sort pourtant pas trop mal dans le registre de l'humour, avec entre autres une scène de baiser héritière de la Lubitsch touch, alors que le lieutenant souriant entraîne Caroline derrière une colonne pour l'embrasser, et qu'on ne voit qu'une spectatrice qui les regarde en ricanant, avant que l'héroïne ne reparaisse en se recoiffant. Certes, les talents d'imitation de Frank Ryan ne vont guère plus loin, mais l'ensemble se tient et fait sourire à plus d'une reprise. Mention spéciale aux trouvailles de la jeune femme pour se faire porter pâle ! En revanche, l'humour tombe complètement à plat dans toutes les scènes impliquant Akim Tamiroff et son complice russe, ces gentils voleurs maladroits devenant assez redondants à mesure de leur avancée.

Par bonheur, on peut compter sur Deanna pour rendre nombre de séquences hilarantes par sa seule interprétation ! Elle est d'ailleurs tellement décontractée dans ce film, qu'elle ne prend jamais au sérieux, qu'elle en est à son pic de charisme. La naïveté de la jeune femme de bonne famille est ainsi parfaitement tempérée par un fort caractère et une ingéniosité à toute épreuve, soit une heureuse alliance de contrastes qui donne beaucoup de fraîcheur à l'histoire. Mention spéciale à ses grimaces dans son lit de malade, ou à sa manière hardie de s'emparer d'une bourse pleine d'écus dans un bouge mal famé : elle est hilarante ! Les scènes d'amour la montrent en revanche sous un jour plus mièvre, qui aurait pu être touchant trois ou quatre ans plus tôt au sortir de l'adolescence, mais qui ne s'allie pas toujours idéalement à la forte indépendance d'une héroïne bien adulte. Quoi qu'il en soit, Deanna joue avec un plaisir manifeste, donnant l'illusion qu'elle a pris grand plaisir sur le tournage, et cela suffit à m'enchanter ! Robert Paige, acteur ayant l'insigne honneur d'être le seul à avoir chanté en duo avec la star, si l'on excepte Jan Peerce dans Chansons dans le vent, est quant à lui un peu effacé par rapport à sa partenaire : on attendait un côté plus sournois chez cet aventurier, plus à même de jeter le trouble dans les sentiments de l'héroïne. En l'état, il a l'air aussi gentil qu'un ourson en peluche, à tel point que c'est Caroline qui doit le titiller en lui enfonçant la tête dans l'eau pour le décider à lui courir après ! Heureusement, il est bon chanteur, ce qui compense ce petit défaut d'interprétation dans un film qui n'est après tout pas vraiment le sien.

Conclusion : Can't Help Singing est un film charmant. C'est loin d'être du grand cinéma en couleurs comme le fut Le Chant du Missouri la même année, mais je ne bouderai pas mon plaisir. Certes, les péripéties sont terriblement convenues, oui, les méchants sont aussi effrayants que la fille adoptive de Janet Gaynor et Joan Fontaine, et d'accord, les chorégraphies de groupe laissent à désirer pour de la comédie musicale, les danseurs se contentant surtout de marcher derrière les personnages centraux. Mais qu'importe, j'adore ! Tout le monde a bien conscience qu'il n'y a rien que du second degré et s'amuse en toute connaissance de cause, les mélodies sont quant à elles entraînantes et mémorables, les couleurs chatoyantes et Deanna complètement délirante dans sa chevauchée fantastique ! Que demander de plus? Cette Caravane d'amour constitue ainsi un divertissement idéal à regarder aujourd'hui pour célébrer le centenaire de notre idole !

dimanche 28 novembre 2021

En Mauriacois


Dernière étape d'Auvergne évoquée cette année, voici Mauriac. Cette paisible sous-préfecture du Cantal est injustement laissée pour compte par les guides touristiques, alors que j'y ai passé un très bon moment. Moins tapageuse que Saint-Flour, évidemment moins peuplée qu'Aurillac, un peu éclipsée par les mastodontes obligatoires comme Salers ou le puy Mary, dont elle est pourtant un point d'accès plus qu'honorable, Mauriac est une ville discrète qui ne cherche pas à tromper le visiteur, préférant le laisser découvrir ses nombreux atouts à tête reposée au lieu de lui en mettre d'emblée plein la vue. C'est là une mentalité que j'apprécie. C'est d'ailleurs à Mauriac que j'ai passé la nuit la plus agréable de mon séjour, mais il faut dire qu'avoir récupéré une suite parentale pour moi tout seul avec vue sur des chevaux paissant dans les prés était assez enchanteur pour dormir comme un loir. Surtout, après avoir passé deux jours à courir dans tous les sens pour voir le maximum de choses, j'ai débarqué à Mauriac en fin d'après-midi avec la ferme intention de me relaxer, ce qui m'a permis de poser ma valise le plus tranquillement du monde et de n'avoir d'autres préoccupations qu'arpenter les vieilles rues baignées par le soleil couchant. On était loin de l'angoisse de trouver une chambre la nuit tombée dans des préfectures comme Clermont-Ferrand et Le-Puy-en-Velay!

De toute manière, j'ai un faible pour les petites sous-préfectures excentrées, qui sont généralement de jolis mélanges de ville et de campagne sans trop de béton. Ainsi, voir les champs à perte de vue depuis les remparts est assez rassurant : je pourrais tout à fait m'établir dans ce genre de villes, à condition de leur redonner plus de poids. D'ailleurs, si ça ne tenait qu'à moi, tous les chefs-lieux de cantons devraient avoir en leur sein tous les services publics imaginables, dont entre autres des hôpitaux et des médiathèques largement garnies en raretés : l'accès aux soins et à la culture devrait même être gratuit pour tout le monde, et personne ne devrait avoir à traverser la moitié d'un département pour en bénéficier. Politique de décentralisation à revoir, donc.


L'édifice le plus renommé de Mauriac est certainement la basilique Notre-Dame-des-Miracles, qui trône sur la place Pompidou aux côtés de la modernité d'un hôtel de ville de style Restauration. Il s'agit de la plus grande église romane de Haute Auvergne, à savoir l'actuel Cantal (la Basse Auvergne historique désignant le Puy-de-Dôme et le Brivadois), mais le charme opère joliment sans que ses dimensions phagocytent le centre-bourg. En ses entrailles se niche une cuve baptismale polychrome que ajoute des couleurs chaleureuses à la pierre grise, tandis que le portail occidental fait la part belle aux animaux, des signes du zodiaque accueillant l'ascension du Christ à ce lion pas vraiment volatil. Signe de l'importance de la religion, la même place centrale de la ville accueille également le monastère Saint-Pierre, qui n'était plus ouvert à mon arrivée mais qui mérite apparemment le détour. Ce sera l'occasion d'y revenir, ainsi que de parcourir les environs à la recherche du studiolo du château de La Vigne, apparemment exceptionnel.



En attendant, le clou du spectacle mauriacois reste pour moi l'hôtel d'Orcet, superbe construction du XVIIIe siècle à partir d'éléments Renaissance, qui fut jadis la demeure du receveur des tailles et qui abrite aujourd'hui les bureaux de la sous-préfecture. Le tympan ornant le porche, issu du réfectoire du monastère Saint-Pierre, représente Samson terrassant un lion, épisode déplorable qui rappelle les méfaits de l'homme envers la nature.


Autre bâtiment Renaissance remanié au siècle des Lumières, le collège des Jésuites s'est quant à lui orné de ce magnifique portail d'inspiration antique en devenant collège royal. C'est aujourd'hui un lycée. Les élèves ont la chance d'y entrer par la grande porte.


Tous ces monuments sont concentrés au même endroit, quasiment dans la même rue, preuve que l'on se situe dans une petite ville qui pourrait presque passer pour un gros village. Mais les lieux n'en restent que plus charmants et chaleureux. Mauriac est aussi une place d'échanges d'importance qui se drape de tissus multicolores les matins de marchés. C'est aussi une commune qui regorge de surprises! En effet, qui aurait imaginé, au sortir de la basilique, être accueilli par une salve de notes de trompette lancée depuis ce balcon? En espérant que le « musicien » apprenne le solfège d'ici la prochaine visite, car le spectacle n'était rien de plus qu'une cacophonie de la pire espèce! Maurice André, sauvez-nous!

samedi 27 novembre 2021

Au cœur du Carladès


Il me reste deux cités à évoquer avant de conclure mon périple auvergnat : Mauriac, sympathique sous-préfecture du Cantal où il fait bon se reposer, et la turbulente Vic-sur-Cère, qui cherche à en imposer au regard avec ses bâtiments Renaissance à tous les coins de rues. C'est cette dernière qui nous occupe aujourd'hui, la ville devant son patrimoine remarquable à sa position enviée d'ancienne capitale de la vicomté de Carlat. Comme son nom l'indique, le siège militaire de ce territoire se trouvait à Carlat, mais Vic-sur-Cère l'a rapidement supplantée au fil des ans. Vic reste d'ailleurs à ce jour la ville la plus importante du pays de Carladès, pays traditionnel à cheval sur le Cantal et l'Aveyron, et que les Rouergats de Mur-de-Barrez nomment de préférence Carladez. Côté auvergnat, la Cère conduit aussitôt après à la commune de Polminhac, où le château de Pesteil, que j'aimerais visiter à l'occasion, garde la frontière naturelle entre le Carladès et le bassin d'Aurillac. Il y a donc beaucoup de choses à voir en un micro-rayon de kilomètres, aussi était-il impossible de tout faire en une petite fin d'après-midi. Pas de regrets : la seule promenade dans Vic-sur-Cère a de quoi combler les visiteurs.



Le plus ancien vestige du bourg est une motte castrale dite du Castel Viel, apparemment surplombée par une cascade ravissante qui aurait valu le détour si l'heure l'avait permis. Cependant, si les ruines médiévales n'impressionnent plus guère désormais, c'est parce que l'attrait de la ville est à chercher en sa panoplie de maisons bourgeoises en vieilles pierres et toits de lauze. Signe de prestige, et par jeu de miroir avec Besse, l'une d'entre elles est d'ailleurs baptisée « maison de la reine Margot ». Au secours! Elle est partout! Marguerite vint y prendre les eaux, particulièrement ferrugineuses, dans le courant de l'année 1586. Ce séjour fut surtout l'occasion pour elle de découvrir la bourrée, danse qui lui plut tellement qu'elle s'empressa de l'introduire à la cour lors de son retour en grâce au début du XVIIe siècle. Malgré tout, ladite maison est loin d'être la plus élégante des lieux : il est permis de lui préférer cette jolie tour ronde de l'ancienne école Saint-Antoine, ou le fronton demi-circulaire de la maison Dejou.


Néanmoins, aucune de ces élégantes bâtisses ne peut rivaliser en notoriété avec la maison dite « des princes de Monaco », un logis construit et embelli à la charnière des XVe et XVIe siècles, avec en point d'orgue un tympan de style gothique flamboyant hélas sévèrement endommagé. Un temps revenue dans le domaine royal, la vicomté de Carlat fut érigée en comté de Carladès par Louis XIII, pour être donnée en lot de compensation au prince Honoré II de Monaco, qui avait préféré faire allégeance à la France au détriment de l'Espagne, perdant ainsi nombre de ses revenus originels. Ce qui explique pourquoi le titre honorifique de comte de Carladès est toujours détenu par les Grimaldi, ces parasites qui ne brillaient déjà pas beaucoup à la cour de mon temps, et qui continuent de bénéficier aujourd'hui d'une célébrité nullement justifiée par un quelconque talent. L'ennui, c'est que la plupart des touristes croisés à Vic-sur-Cère n'avaient qu'une idée en tête : photographier la plaque ridicule témoignant du passage du prince actuel lors d'une visite de courtoisie. Et clac clic clac! « Vas-y que je me prenne en photo devant la plaque pour me donner l'illusion de côtoyer les stars de la Riviera! », se disaient ces fanatiques n'ayant même pas eu un seul regard pour la tour d'escalier et son bas-relief autrement séduisant. Tant qu'à fréquenter des têtes couronnées sans trop de jugeote, j'aime autant aller danser la bourrée avec Marguerite, merci bien!


Par bonheur, cela n'enlève rien au charme pittoresque de la ville, qui s'offre sous son meilleur jour depuis la colline de la chapelle du calvaire. La vallée de la Cère y dévoile toute son élégance verdoyante sans excès de pudeur, avec en arrière-plan les nuages buttant sur les monts du Cantal pour recouvrir la partie la moins agréable du département, la fameuse Planèze déjà évoquée lors de mes aventures à Saint-Flour.


Sous le ciel bleu, la promenade dans Vic était tout à fait agréable. L'occasion idéale pour admirer ce charmant édifice sis rue Bertrand, du nom d'une lignée de notaires et d'avocats, dont la dernière héritière, morte sans descendance, légua tous ses biens à des œuvres de charité afin de créer une maison de retraite. Parmi les autres célébrités locales, citons encore Louis de Boissy, écrivain prolifique qui termina ses jours à l'Académie Française, mais aussi comme directeur du Mercure de France, grâce à l'appui de Madame de Pompadour.


Le monument qui m'a le plus marqué reste toutefois la maison du « Chevalier des Huttes », avec laquelle j'ai choisi d'illustrer l'article, et dont on voit ici une échauguette, contrepoint élégant à la tour polygonale du corps de logis. Largement remanié au fil des siècles, ce bâtiment invite à pénétrer dans le centre historique avec ses vieilles pierres apparentes. Il tient son nom d'une famille noble ayant fourni des gardes du corps à rien moins que Louis XVI et Marie-Antoinette. L'un d'entre eux, Jean-Baptiste Pagès des Huttes, fut d'ailleurs massacré pour avoir défendu la reine lors de la journée du 6 octobre 1789, qui vit la famille royale conduite de Versailles à Paris. À l'autre bout du spectre, un autre Jean-Baptiste, Coffinhal, lui aussi né à Vic-sur-Cère au tournant des années 1760, fut l'un des juges les plus impitoyables du tribunal révolutionnaire. La chute de ses amis Robespierre et Fouquier-Tinville entraîna la sienne.

Comme quoi, passer par Vic-sur-Cère est un bon moyen de laisser une trace dans l'Histoire. Des ravages des guerres de Religion au thermalisme de la Belle Époque qui vit des reines serbes et malgaches descendre céans, la ville reste dotée d'un passé tout à fait prestigieux qui s'inscrit dans la pierre de chaque maison. Cet arrêt ne fut pas nécessairement le coup de cœur absolu de mon périple auvergnat, mais la visite est hautement recommandée!

dimanche 21 novembre 2021

Ève a commencé



Ève a commencé! Mais Ève a également terminé une fructueuse collaboration entre Deanna Durbin et Henry Koster, son metteur en scène attitré, après les francs succès remportés par Trois Jeunes Filles à la page (1936), Deanna et ses boys (1937), Les Trois Jeunes Filles ont grandi (1939), Premier Amour (1939) et Chanson d'avril (1940). En fait, à l'exception de La Coqueluche de Paris tourné avec Danielle Darrieux en 1938, Henry Koster a consacré six ans de sa vie à diriger la jeune chanteuse prodige pour les studios Universal. Et bien lui en a pris, car sans être un réalisateur de génie, il a su tirer le meilleur parti de l'actrice afin de la sublimer dans des contes de fées absolument charmants. C'est sous sa patte que Deanna a tourné ses meilleurs films, qui sans être des chefs-d'œuvre sont invariablement réjouissants.

Né en Allemagne en 1905, Henry Koster s'était déjà illustré dans le cinéma germanique, bien que l'antisémitisme ambiant le forçât à quitter son pays après avoir assommé un officier nazi. Le film à voir de cette période est Peter, une production autrichienne tournée en Hongrie et sortie en 1934, où Franciska Gaal doit se travestir en homme afin de sauver son grand-père Felix Bressart de la misère, et ce pour un résultat plus convaincant que la première version de Viktor und Viktoria sortie en Allemagne un an plus tôt. Visuellement, Peter n'est pas nécessairement un grand film, mais son charme chaleureux annonce effectivement les grandes heures du réalisateur en Amérique, cette fois-ci aidé par un budget plus conséquent. En dehors de l'atmosphère incroyablement plaisante qu'il a donné à tous ses travaux, Henry Koster ne s'est pourtant jamais distingué par une mise en scène inspirée, se contentant de diffuser son optimisme dans de jolies fables chrétiennes avec Loretta Young, une douce folie telle Harvey, un mystère tragique comme Ma Cousine Rachel, ou encore quelques grands spectacles en couleurs, mais hélas assez empesés, de La Tunique à La Maja nue, en passant par Désirée et Les Seigneurs de l'aventure. Il est donc tout à fait permis de préférer les très riches heures de Deanna Durbin, dont It Started with Eve qui nous occupe aujourd'hui.

En tant que princesse, mon goût se porte encore davantage vers l'ambiance familiale des Trois Jeunes Filles, la romance de Cendrillon dans Premier Amour et la viennoiserie bien nommée Chanson d'avril, mais Ève a commencé est à juste titre considéré comme la pièce maîtresse de la filmographie de l'adolescente-star, sans doute parce que tous les ingrédients sont réunis pour tirer cet opus vers le haut. En effet, avec un partenaire comme Charles Laughton, un scénario loufoque rempli de quiproquos signé Leo Townsend et Norman Krasna d'après Hanns Kräly, une décoration intérieure complètement improbable et des chansons dynamiques, le tout forme un écrin idéal pour permettre à la comédienne de s'épanouir dans son registre de prédilection, et accompagner par-là même sa métamorphose en jeune adulte désormais prête à séduire. C'est d'ailleurs le premier film qu'elle tourna après sa première lune de miel, preuve qu'elle entrait décidément dans une nouvelle ère, sans sacrifier pour autant l'espièglerie juvénile qui fit toujours son succès.

Pourtant, malgré les apparences d'un résultat particulièrement enchanteur, le tournage ne se passa pas aussi bien que prévu : Norman Krasna quitta la production faute de pouvoir se mettre d'accord avec la vision de Koster, lui-même en instance de divorce, tandis que le producteur Joe Pasternak mit fin à son contrat dès la fin du tournage afin de partir pour la MGM. Et du côté de l'équipe technique, des électriciens furent gravement blessés lors de certaines prises, ce qui ajouté aux diverses maladies contractées par les grands noms du générique, prouve que les contes de fées se nourrissent toujours de sang et de larmes.

Mais le résultat est bel et bien là, Ève a commencé est hautement attrayant, bien que le film ne porte pas très bien son nom. En effet, loin d'être une tentatrice en puissance ou la quelconque victime d'un serpent malhonnête, Anne Terry est une héroïne tout à fait normale, une employée d'un grand hôtel qui n'avait rien demandé à personne, mais qu'un héritier presse de venir au chevet de son père mourant, car celui-ci exige se rencontrer sa future bru avant de rendre l'âme. Et comme la fiancée en question est une croqueuse de diamants qui aime faire languir son monde, le pauvre amoureux n'a d'autre choix que demander une faveur à la jeune inconnue, qui ayant bon cœur accepte. Mais patatras! Charmé par la spontanéité et les manières affables de la jeune femme, l'agonisant se remet bien vite de son malaise, obligeant les deux héros à poursuivre la supercherie pour lui éviter un nouveau choc cette fois-ci fatal. Et voilà l'histoire partie à toute allure au gré de rebondissements endiablés, alors que la très sympathique Anne cherche en parallèle à percer dans le monde de la musique.

Le film semble donc avoir été écrit pour moi! Et je ne boude certainement pas mon plaisir, même si à la longue le charme opère légèrement moins qu'aux premiers temps. En tout cas, ce jeu de dupes est fortement divertissant, et tout à fait rassurant : le cinéma cherchait toujours à vendre du rêve à cette époque, et force est de reconnaître que l'on est servi. En effet, la pauvreté n'existe tout bonnement pas dans It Started with Eve : tout le monde évolue au sein des belles demeures de Park Avenue dans la joie et la bonne humeur, le seul inconvénient étant que les jeunes femmes peu fortunées, forcées de travailler pour gagner leur vie, habitent un appartement où l'un des fauteuils perd son ressort! On est ainsi bel et bien dans un conte de fées : tout le monde gagne à côtoyer un gentil millionnaire, et tant pis si celui-ci a la curieuse idée de décorer ses escaliers avec des gravures représentant des mécanismes gigantesques. De la sorte, la seule chose qui pourrait vexer le tiers-état, c'est l'existence d'une cachette secrète dans la chambre de l'alité, contenant des bijoux que le fils de la maison a peur de voir dérobés par la nouvelle venue. Point n'était pourtant besoin de s'inquiéter : Anne a trop de dignité pour s'abaisser à de tels actes, mais elle a assez de coquetterie pour essayer la parure avec un plaisir non feint.

Les rapports conflictuels entre le fils et la fausse bru sont le principal moteur d'Ève a commencé, et c'est d'ailleurs dans ces moments-là qu'Henry Koster insuffle une bonne dose d'énergie au film, à montrer les jeunes gens se courir après dans un salon en renversant les meubles d'une manière artistique. Mais sous le rire facile, quelque chose de plus sérieux et de plus romantique affleure, à la manière qu'a l'héroïne de ne pas se sentir vraiment à sa place en ces lieux : son hésitation à réclamer l'argent promis par son complice pour un jeu de rôles qui ne devait durer qu'une nuit est notamment touchante. Cependant, Robert Cummings est aussi le point faible du film : rien de déshonorant, mais il a du mal à vraiment exister entre une actrice mise en lumière dans tous les plans, et un Charles Laughton qui s'amuse comme un fou à jouer les vieillards! C'est alors la dynamique Durbin-Laughton qui prend véritablement le pas sur la romance juvénile, et qui rend le film d'autant plus mémorable.

Deanna a d'ailleurs toujours admis que son œuvre-phare appartenait avant tout à son partenaire de légende, ce en quoi elle n'a pas tout à fait tort car celui-ci est tout bonnement brillant à fumer en cachette et à danser au restaurant sur une conga ébouriffante! Il joue tout du long avec un plaisir communicatif et aide par là même sa coéquipière à donner le meilleur d'elle-même. C'est d'ailleurs le premier film qui montre Deanna s'essayer à autre chose que l'espièglerie, cherchant justement à s'aventurer sur le terrain de l'émotion. Si la première séquence triste révèle la limite qui sera toujours la sienne dans le registre des larmes, alors qu'elle est visiblement affectée par le sort funeste du millionnaire, la confusion des sentiments est autrement convaincante alors qu'elle s'isole dans son appartement et confie sa détresse à son prétendu beau-père. C'est assurément la scène la plus mémorable de l'actrice dans le drame, aussi est-il regrettable qu'elle n'ait pas eu l'opportunité d'aller plus loin sur ce sentier par la suite. Pour le reste, c'est la Deanna Durbin que l'on connaît et qu'on adore, à savoir une bonne comédienne qui sait faire rire par son énergie et sa fraîcheur, avec quelques grimaces bien senties et un éclat de rire dantesque.

Et comme une performance de la dame ne serait pas complète sans musique, elle chante évidemment trois chansons en cours de route, à commencer par When I Sing, une adaptation de La Belle au bois dormant de Tchaïkovski où elle manque de légèreté au départ, bien qu'on se laisse finalement prendre au jeu. Elle cherche justement à montrer l'étendue de son talent à Charles Laughton afin que celui-ci l'aide à lancer sa carrière. Le souffle et la maîtrise technique sont là, même si elle a été meilleure en bien d'autres occasions. Le brillant arrive justement avec la seconde chanson, la trépidante Clavelitos de Joaquín Valverde Sanjuán, qu'elle interprète au piano afin d'échapper aux remarques de Robert Cummings. Deanna fut généralement très douée avec la langue espagnole, et cela s'entend ici, avec ses aigus clairs et sa maîtrise d'un tempo presto. Ce moment est certainement le morceau de bravoure musical du film, tout du moins dans le registre comique. La gravité n'est pas en reste grâce au Goin' Home inspiré de Dvořák, qu'elle chante précisément à son possible beau-père alors qu'elle se croit au plus bas. Elle y est parfaitement mélancolique et donc particulièrement touchante, malgré quelques notes qui auraient gagné à être moins appuyées.

Parmi les seconds rôles, on retrouvera brièvement Guy Kibbee en évêque calme et posé, contrepoint angélique aux croque-morts qui attendent en vain dans le hall, mais aussi Walter Catlett en médecin complètement dépassé par les facéties de son patient. Margaret Tallichet et Catherine Doucet ne sont en revanche pas très intéressantes en gentes dames aux arrière-pensées sournoises, mais il faut dire que l'histoire ne leur fait pas beaucoup de place en dehors d'une confrontation amusante qui se retourne contre elles. On leur préférera Clara Blandick en infirmière qui se drape dans sa dignité et Mantan Moreland en porteur indigné. Finalement, tout ce petit monde a son rôle à jouer afin de faire d'Ève a commencé une œuvre sympathique, toujours hautement plaisante même après de multiples révisions, bien que ce ne soit pas nécessairement mon film préféré ayant pour vedette Deanna. C'est tout de même un incontournable, et sûrement le film par lequel il faut commencer pour appréhender le phénomène Durbin. Je le recommande chaudement!

samedi 13 novembre 2021

La Rochelle par la mer

 



Je suis retourné à La Rochelle, mais à l'inverse d'Anne Sylvestre, je l'ai bel et bien retrouvée. Sachant que j'ai passé les premières années de ma vie dans le nord saintongeais, La Rochelle a longtemps été ma grande ville, ma préfecture de référence, bien qu'historiquement l'Aunis fût différent de la Saintonge. C'est d'ailleurs la première cité où j'ai appris à me repérer, et à découvrir un environnement urbain. Et même si je n'y ai plus d'attaches aujourd'hui, c'est toujours un plaisir d'y revenir. Alors, comme une amie m'a proposé d'y passer la journée hier, j'ai évidemment sauté sur l'occasion! Au programme, promenade à pieds depuis Aytré et flânerie dans les vieilles rues, en passant par les Minimes, soit six à sept bonnes heures de marche aller-retour. Et j'ai évidemment adoré! J'ai reconnu des points de vue dont je n'avais plus souvenance et m'y suis tout simplement senti très bien.


Promenade littorale

Le départ d'Aytré offre une vue imprenable sur l'ensemble du pertuis d'Antioche, ce détroit au nom exotique qui fut apparemment le départ de croisés santons vers le Proche-Orient. La balade a d'ailleurs très bien commencé le long des célèbres carrelets où des mouettes nous attendaient en rang d'honneur!


Le sentier littoral permet ensuite de longer la plage du Roux avant de gagner La Rochelle en passant devant un complexe d'immeubles épouvantables : mieux vaut se tourner vers l'océan pour observer la pointe du Chay à Angoulins depuis ce charmant escalier qui, orné de vieilles pierres surplombées de tamaris, évoque irrésistiblement le mot "vacances"!


Le parc des Pères est lui-même enchanteur, avec ses couleurs chamarrées baignées par la lumière méridienne. Même en novembre, on a envie de piquer une tête et jouer avec des galets.


Bien qu'elles ne passent pas le cap de la photographie, les îles charentaises s'offrent dans toute leur splendeur entre les branches des arbres. On distingue bien entendu l'île d'Aix, la plus proche, mais aussi l'île d'Oléron qui se laisse soupçonner par un temps dégagé. Se découpe également la silhouette du lugubre fort Boyard, ce dispositif inutile dont je n'ai jamais compris l'intérêt touristique qu'il continue de susciter.


Les Minimes

Parvenus à la pointe des Minimes, c'est désormais le phare du bout du monde qui s'élève sur l'horizon. Cette réponse française à un phare argentin de Patagonie s'admire très bien à midi, alors que le bleu est à son ensoleillement maximum, quoique la vue reste plus impressionnante encore à contre-jour, pour une ambiance crépusculaire qui sied bien à son nom. À côté, l'île de Ré est également bien surveillée par le port de plaisance des Minimes et sa forêt de mâts. Ce n'est pas mon coin de prédilection : je préfère de loin les vieilles pierres du port d'origine, bien que tous les gens que je connaisse se battent pour acquérir un logement aux Minimes. Il faut en vouloir.


L'entrée du Vieux-Port

Par bonheur, après avoir longé ce port interminable, la récompense est au rendez-vous, avec cette vue imprenable sur toutes les plus belles tours de la ville. Partant de la maison du chat de style faussement normand, la tour de la Lanterne prête ainsi sa blancheur au ciel comme aux flots, laissant le regard se porter successivement vers le clocher de l'ancienne église Saint-Jean-du-Perrot, seul vestige d'un sanctuaire marin hélas tombé en ruines et démoli au XIXe siècle ; le sommet de la porte de l'Horloge ; le clocher de l'église Saint-Sauveur, dont le style actuel date de la fin du règne de Louis XIV ; et bien entendu les deux tours les plus célèbres du port, les tours de la Chaîne et Saint-Nicolas.


Justice, tout de même, pour la tour de la Lanterne, la plus élégante selon moi, mais hélas grande oubliée de la chanson d'Anne Sylvestre. On l'appelle aussi Tour des Quatre Sergents, en hommage aux soldats bonapartistes qui se soulevèrent contre la Restauration des Bourbons à la tête du pays. La contestation est l'un des grands héritages de La Rochelle : le siège de Richelieu contre les protestants en 1627 en est certainement l'exemple le plus célèbre.


Moins glorieux, le passé esclavagiste du port est aussi une réalité. Les historiens estiment que plus de cent-trente-mille captifs transitèrent par La Rochelle avant d'être déportés en Amérique. Il n'est pas toujours facile d'aimer pleinement le littoral atlantique français… Comme pour faire oublier cette tâche immonde sur l'histoire locale, le parking Saint-Jean-d'Acre, dont le nom évoque tout de même ces épisodes tout aussi embarrassants que furent les croisades, accueille désormais une vie festive les étés avec les célèbres Francofolies, entre les tours de la Chaîne et de la Lanterne. N'étant pas du tout amateur de variété française, je n'y suis jamais allé.


Si la tour de la Lanterne servit d'abord de phare avant d'être une prison, la tour de la Chaîne doit quant à elle son nom à la chaîne que l'on actionnait depuis l'intérieur, et qui reliée à la tour Saint-Nicolas permettait de barrer le port aux navires indésirables. Malgré mon goût pour le raffinement, j'admets avoir un faible pour ces vieilles fortifications médiévales d'aspect imposant : la régularité circulaire de la tour est notoirement agréable à contempler.


La fonction défensive de la tour Saint-Nicolas est également prégnante. C'est un véritable donjon de mer qui fut à l'origine la première tour du Vieux-Port. Autre signe de contestation, elle servit de refuge aux célèbres frondeurs qui discutèrent l'autorité royale lors de la minorité de Louis XIV.


À l'intérieur du Vieux-Port

Les tours gardent jalousement l'entrée d'une rade qui nous paraît aujourd'hui bien paisible. Les mâts des bateaux de plaisance et les clochers forment une verticalité contrastant joliment avec l'horizontalité de belles demeures dont les rez-de-chaussée sont désormais tous dédiés à la restauration. Le tourisme n'est pas la moindre des activités de la ville.


La promenade fut aussi l'occasion d'admirer l'habileté des nouvelles techniques de restauration, mais cette fois-ci des bâtiments. En effet, le clocher de l'église Saint-Sauveur est en ce moment recouvert de filets, mais ce masque est invisible de loin. Le port garde dès lors tout son charme malgré les nombreux travaux en cours ou à venir.


Lieu éminemment fréquenté même hors saison en pleine épidémie, le Vieux-Port se remet à attirer des spectacles de rue. Malheureusement, le programme de la journée n'était guère palpitant. Par chance, les arbres ayant encore des feuilles invitaient à poursuivre la promenade le long des quais, bien qu'il fût déjà grand temps de trouver un endroit où dîner.


À vrai dire, ce sont surtout les animaux qui ont mis de l'animation dans les rues. Un chien, manifestement ravi d'être là, passait notamment tout son temps à se rouler sur les pavés dès qu'il croisait un passant! Mais le clou du spectacle, c'étaient ces deux goélands qui se faisaient la cour, en une cacophonie que seule Florence Foster Jenkins aurait trouvé mélodieuse!


Afin d'oublier ces horribles sons, mieux valait revenir du côté des tours pour entendre le vent. Très bon choix! Ce fut l'occasion de redécouvrir ma rue préférée de la ville, la rue sur les Murs ralliant la Chaîne à la Lanterne au-dessus du parking Saint-Jean-d'Acre. Cette bonne idée venait d'un geste altruiste de mon amie. En effet, ayant repéré un groupe de touristes élégants dont certains n'étaient clairement pas hétéros, elle m'encouragea à emprunter le même itinéraire. Ce qui est bien gentil, mais je ne peux pas aborder quelqu'un comme ça, même si la beauté des lieux invite à la romance! Je me suis contenté de dépasser le plus beau des messieurs sur le trottoir, dont l'étroitesse obligea les manches de nos vestes à se frôler. Ce sera mon activité la plus sensuelle de la semaine, mais chaque chose en son temps!


Dans la vieille ville

Les vieilles rues de La Rochelle valent toutes le détour, mais sachant qu'il fallait compter deux bonnes heures pour le retour à la voiture, il n'était pas possible de tout voir. Il n'empêche, s'éloigner du port par la tour de la Grosse-Horloge me donne un petit frisson à chaque fois. Cette arche unique fut percée en 1672 au regard de la circulation abondante, en remplacement des deux petites baies d'origine.


Mon édifice favori du centre-ville reste assurément l'hôtel de ville, au corps de logis Renaissance ceint d'un mur gothique flamboyant. Soit mes deux styles architecturaux de prédilection réunis en un même bâtiment! Jour férié oblige, les portes étaient malheureusement fermées, de telle sorte que je n'ai pas revu l'intérieur de la cour et sa galerie ornée d'arcades. Ravagée par un incendie en 2013, la mairie est longtemps restée bâchée le temps des travaux. Espérons que ceux-ci n'ont pas trop dénaturé le monument, à l'inverse des restaurations françaises typiquement ratées du XIXe siècle. Avouons toutefois que le curieux beffroi ajouté en 1878 n'est pas ce qui s'est fait de pire en la matière.


Par ailleurs, j'avais complètement oublié cette façade sculptée à la Renaissance, rue des Merciers. Redécouvrir des aspects méconnus d'une ville est toujours un plaisir. Très mémorables, les célèbres arcades étaient quant à elles trop fréquentées pour justifier une photographie, mais les revoir fut émouvant. On s'étonnera tout de même de constater que toutes les boutiques étaient ouvertes en ce jour chômé. Capitalisme ou retard à rattraper suite à l'épidémie? Les rues n'en étaient que plus animées, bien que je reste sceptique devant tous ces commerces de prêt-à-porter où il est impossible de trouver son bonheur.


Témoin du passé protestant de la ville, le temple est aussi marqué du sceau de la répression, puisque son architecture est typique de la Contre-Réforme. Comme bon nombre de lieux de cultes non catholiques, celui-ci fut récupéré par la religion dominante pour effacer les traces de l'idéologie que l'État voulait faire disparaître.


Retour au crépuscule

Le jour tombant vite en cette saison, il était déjà temps de repartir. Cela nous permit de repasser devant le phare du bout du monde qui, je le disais, est encore plus impressionnant à contre-jour, d'autant que les nombreux voiliers ayant pris le large dans l'après-midi formaient tout autour un écrin ravissant. Notez autrement que la promenade en cet endroit des Minimes s'appelle Stella Maris, le nom latin de l'étoile de mer. Hélas! Pour nous autres cinéphiles, cela nous évoque forcément la pire performance de Mary Pickford, dans un film glaçant où elle est éclipsée par son chien. Vite! Voguons vers de nouveaux rivages pour chasser ce vilain souvenir!


Heureusement, ce fut rapidement chose faite grâce à la récolte de jolis coquillages sur la plage du Roux d'Aytré. Le soleil qui se couchait à la vitesse de l'éclair donnait aux lieux une ambiance particulièrement nostalgique.


De manière assez époustouflante, l'horizon était dominé par ces nuages de forme indescriptible, comme si un peintre les avait retouchés avec son pinceau.


Les mouettes avaient fini par quitter les carrelets : il était temps de rentrer. Ce fut en tout une excellente journée.

vendredi 12 novembre 2021

Une dame dans un train

 



Alors que nous nous rapprochons du centenaire de Deanna Durbin, je vais tâcher d'évoquer certains de ses films les plus mémorables, si tant est que mémorable soit un adjectif approprié puisque l'actrice a trop souvent été distribuée dans des productions de routine où sa personnalité primait sur l'histoire et les qualités cinématographiques. Cela n'ôte rien au plaisir qu'il y a à les revoir, bien qu'on ne puisse pas vraiment crier au chef-d'œuvre. Lady on a Train, de son futur mari Charles David, n'échappe pas à la règle : c'est une comédie policière sortie en 1945, où la comédienne désormais bien adulte cherche à résoudre le meurtre dont elle a été témoin depuis la fenêtre de son compartiment, en arrivant à New York. Un scénario loufoque qui ne se prend pas au sérieux, la décontraction ultime, la sensualité nouvelle et la voix d'or de la star, rendent l'ensemble tout à fait divertissant! Cependant, en filigrane, on sent bien que cette fiction a d'abord été vendue comme le véhicule annuel de l'étoile des studios Universal : le titre français n'a d'ailleurs pas manqué de remplacer le nom de l'héroïne par celui de l'actrice, comme si ça n'était qu'un épisode d'une série dirigé par un nom des plus obscurs.

Curieuse carrière justement, que celle de l'inconnu Charles David : né dans la Lorraine allemande en 1906, il fut d'abord directeur de production en France, ayant notamment travaillé sur les premiers films parlants de Jean Renoir, avant d'assister Zoltan Korda sur ses grands spectacles britanniques en couleurs, pour finalement se lancer dans l'écriture et la mise en scène aux États-Unis, mais uniquement durant l'année 1945. À l'instar de sa future épouse, il se retira dans l'anonymat le plus pur d'une ferme francilienne dès la fin des années 1940, ne réapparaissant dans le monde de l'image que très brièvement, à l'aube des années 1970. On ne peut pas dire que sa réalisation fît entrer Lady on a Train dans la légende : le rythme est assez bien soutenu, entre égarement de son héroïne sur des rails de banlieue et scènes de bagarres au cabaret, mais on est assez loin des grandes comédies subtiles et endiablées de la décennie précédente : le résultat est simplement plaisant, ni plus ni moins. À sa décharge, le scénario n'était pas non plus un matériau à polir comme une émeraude. L'auteur, l'anglo-chinois Leslie Charteris créateur de la série policière Le Saint, ne fait pas toujours dans la finesse, avec cette serveuse aux jambes nues qu'on reluque dans un jeu de miroir, ou ces valets noirs qui tremblent de frayeur comme des enfants à la simple mention du mot "meurtre", scènes déplorables qui alourdissent l'intrigue et qui, je l'espère, ne faisaient plus rire personne à l'époque. Par ailleurs, le récit est parfois brouillon, avec des indices telles les pantoufles dont l'utilité pour le dénouement est hautement contestable, et ces liens confus entre bas-fonds urbains et villas luxueuses de Long Island. La trame a toutefois inspiré d'autres œuvres, dont Agatha Christie pour sa production annuelle, où encore un récent drame raté mais divertissant avec Emily Blunt sous un titre quasi identique, mais sans le slogan hautement vulgaire de l'affiche originelle, heureusement!

En fait, le postulat de départ est palpitant : une jeune femme un peu rêveuse, adorant les romans policiers, est donc témoin d'un assassinat alors que son train s'arrête devant la fenêtre d'un appartement, ce qu'elle s'empresse d'aller dénoncer au commissariat où personne ne la prend au sérieux puisqu'elle brandit son polar comme preuve de ce qu'elle avance! Cela ne manque évidemment pas de générer de nombreux quiproquos, puisqu'elle cherche à la fois à résoudre l'énigme seule en infiltrant la riche demeure de la victime, tout en faisant appel à l'aide de son auteur favori, qui ne demandait rien tant que passer un Noël tranquille avec sa fiancée. Notons au passage que cette comédie hivernale est sortie en plein été, tout comme Christmas in Connecticut à une semaine d'intervalle, choix assez curieux quand on y pense. Le vrai problème, c'est que le traitement de ces quiproquos loufoques n'en finit plus de patiner au bout d'un moment. Au début, il est assez drôle de voir l'héroïne suivre le romancier au cinéma, quitte à faire déloger toute la salle à force d'allers-retours, l'histoire regorgeant d'autres bons moments à montrer l'héroïne se déguiser en fauteuil pour enquêter dans un grenier, quand elle ne joue pas à la chanteuse de cabaret prête à allumer son adjuvant sous les yeux de sa bien-aimée capricieuse! Mais à la fin, on finit par se désintéresser de l'énigme. Les suspects, qui gravitaient autour d'un riche homme d'affaires dans l'espoir d'un héritage, manquent de vigueur pour captiver, les déboires conjugaux de l'écrivain tournent en rond car il est écrit d'entrée de jeu que sa compagne est une harpie, et la vie privée de l'enquêtrice est inexistante. Certes, elle se débat avec son agent et parle une fois à son père au téléphone, mais on aurait aimé voir d'autres facettes d'un personnage uniquement défini par son dynamisme et son répondant.

Deanna est évidemment idéale dans ce type de rôles : j'ai toujours maintenu que, si son registre dramatique était fort limité, elle fut une artiste comique de grand talent dès son plus jeune âge. Alors, avec un peu plus de maturité, elle atteint l'un de ses sommets : agile et charismatique, elle n'a pas peur du ridicule pour amuser la galerie, et n'hésite pas à décocher un sourire ravageur à ses ennemis pour obtenir ce qu'elle veut. Difficile de ne pas être sous le charme! J'admire surtout la manière effrontée, et cependant très digne, qu'elle a de s'imposer un peu partout, prétendant avoir été invitée dans la villa alors que deux molosses qui ne l'ont bien sûr jamais vue lui courent après : elle ment avec cette spontanéité enfantine qui a fait son succès, tout en conservant l'allure d'une grande dame que plus rien n'étonne. Le mélange est irrésistible, et l'actrice est décidément parfaite pour incarner ce personnage plein d'imagination.

Cerise sur le gâteau, elle chante trois chansons qui constituent son apogée dans le registre non lyrique, chose idéale pour se marier à ce film à l'ambiance moderne, loin des contes de fées d'antan. La première, c'est évidemment la version anglaise de Stille Nacht, heilige Nacht, qu'elle chante à son père au téléphone en un moment de grâce qui fait monter les larmes aux yeux de l'homme qui était venu la liquider en cachette. Malgré le comique de cette situation contrastée, on se situe ici davantage dans la veine des comédies adolescentes, où Deanna princesse des anges fait preuve de toute sa délicatesse pour enchanter l'univers entier, des brebis aux loups. Les chansons de cabaret, alors qu'elle enquête sous une fausse identité, sont autrement sulfureuses : Give Me a Little Kiss lui permet par exemple de dévoiler une sensualité classe que même ses premiers films en tant qu'adulte encore trop sage ne permettaient pas de soupçonner, à la manière qu'elle a de se rapprocher et s'éloigner aussitôt du visage des hommes, qu'elle cherche d'ailleurs moins à séduire qu'à amadouer pour la bonne cause! Admirons surtout à quelle point sa voix swingue très bien, chose pas si facile à faire quand on est spécialisé dans le lyrique. Quant à Night and Day et son introduction envoûtante en plongée, elle révèle une jeune femme maîtresse de ses sentiments, qui invite aux rêves et aux fantasmes tout en réalisant elle-même que son admiration pour le romancier est sûrement plus que littéraire. La voix, plus lyrique qu'il ne le faudrait sur cette partition, est aussi un refuge alors que cette déclaration d'amour déguisée en numéro pour tout un public la projette dans l'intensité de l'inconnu.

Pourtant, bien que l'actrice domine le film avec aplomb, elle n'est nullement aidée par une équipe technique qui avait visiblement pour mission d'écorner son image! Ainsi, lorsqu'elle est surprise dans le manoir de Long Island et qu'on la prend pour la petite amie vulgaire de la victime qui doit hériter de tout, Ralph Bellamy ne laisse pas d'exprimer sa surprise devant le bon goût d'une héroïne qui parvient à rester digne même dans les situations les plus embarrassantes. Certes, ses bonnes manières sont innées et font tout son charme, mais la chose est assez ironique lorsque l'on réalise comment la pauvre actrice est affublée jusqu'à la dernière scène! Entre l'imperméable trois fois trop grand, la belle coiffure qui devient celle de Fifi Brindacier sous la pluie, la plume de perdrix fichée à l'envers et les cheveux en forme de bagel derrière une tête ornée d'un pompon, c'est un feu d'artifice de tout ce qu'il ne faut surtout pas faire pour conserver un semblant d'amour-propre en public! Sans parler de ce réveil ébouriffé dans l'appartement de l'écrivain! Un moyen pour la star de casser un peu son image trop propre auprès d'un studio omniprésent? Je ne saurais dire, mais après le costume de chevrière de Chanson d'avril et le maquillage à la truelle de Can't Help Singing, force est de constater que le glamour de l'Universal laissait parfois beaucoup à désirer!

Le reste de la distribution n'est pas aussi textilement déshonoré, ce qui est un peu injuste! Cela dit, la fiancée excédée est un mannequin professionnel qui présente ses plus belles pièces en avant-première des films : on ne pouvait décemment pas lui offrir un drap pour Noël. Celle-ci est incarnée par l'élégante Patricia Morrison, peu connue au cinéma en dehors d'un petit rôle dans Sherlock Holmes face à Basil mon amour, ou dans celui de l'impératrice Eugénie du Chant de Bernadette. Elle fut avant tout une actrice de théâtre ayant connu ses plus grands succès dans Kiss Me, Kate et Le Roi et moi, et chose tout à fait surprenante, elle n'est décédée que très récemment à l'âge de 103 ans! À ses côtés, nous retrouvons David Bruce dans le rôle de l'auteur pourchassé, qui après recherche n'était autre que le père d'Amanda McBroom, l'autrice de la ballade The Rose de Bette Midler. Le monde est petit. Mona Plash en personne, Jacqueline deWit, est aussi de la partie dans le rôle d'une secrétaire-esclave qui tient la chandelle, tandis que Ralph Bellamy surprend dans un rôle plus trouble qu'à l'accoutumée. À l'ouest, rien de nouveau pour Elizabeth Patterson, Dan Duryea, Allen Jenkins et surtout Edward Everett Horton dans des rôles taillés sur mesure pour eux, tandis que George Coulouris incarne l'archétype de l'antagoniste ombrageux ami des chats. Soyons honnêtes, aucun de ces interprètes sympathiques n'a grand chose à faire dans ce film, tout entier centré sur la star principale. Mais c'est au moins la preuve que même dans un studio mineur dans la hiérarchie artistique d'alors, on pouvait constituer un casting assez prestigieux malgré tout. L'autre grand nom attaché à cette production, c'est Miklós Rózsa, même si ce n'est clairement pas pour cette partition sans âme qu'on se souviendra de lui.

En définitive, il n'est pas absolument facile de dire du bien de Lady on a Train. On est certainement diverti à plus d'une reprise, mais rarement pour son histoire ou ses qualités visuelles. À en juger par le catalogue du studio cette année-là, ça semble tout de même avoir été le film le plus important de leur répertoire, avec La Rue rouge et Le Suspect, deux films noirs évidemment moins drôles que cette comédie, mais aussi plus renommés grâce à leurs réalisateurs autrement reconnus. J'en reviens donc à ce que je disais au départ : cette enquête policière doit tout à son actrice principale et à sa voix d'or. Aussi ne feindrons-nous pas la déception : Deanna est irrésistible et donne assurément sa meilleure performance comique d'adulte, grâce à un art du grotesque atténué par un raffinement qui ne se dément jamais, et à un art de la séduction qui tranche avec l'image trop sage de l'ancienne enfant-star. Les trois chansons ne sont qu'un prétexte pour faire marcher la recette qui a toujours fait son succès, mais quand on atteint ce degré de grâce mâtinée d'espièglerie et d'un brin de gravité, on ne peut qu'applaudir! L'essentiel était de faire rire, et c'est un pari réussi!