mardi 19 avril 2022

À la recherche de Garbo

 
Et hop ! Un jeu de mots qui me fait hurler de rire depuis ma plus tendre enfance me donne l'occasion de retrouver la Divine dans un divertissement redécouvert ce jour, Garbo Talks, un film de Sidney Lumet écrit par Larry Grusin, dont le générique fait précisément défiler des images de la légende du septième art dans le rôle de Mata Hari. Sortie en 1984, cette comédie par moments très sérieuse met en scène une Anne Bancroft fort énergique qui apprend que ses jours sont comptés. Elle demande alors à son fils l'impossible : qu'il parvienne à convaincre l'actrice la plus recluse de l'histoire du cinéma de venir la voir un moment à son chevet. Cela entraîne le pauvre Ron Silver dans une course contre la montre qui lui fera voir, à son tour, la vie sous un autre angle.

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'un scénario comme celui-ci est parfaitement alléchant quand on écrit sur un blog intitulé Gretallulah ! Se basant sur l'émoi réel que suscitaient les errances de la comédienne dans les rues de New York, et la traque éhontée orchestrée par des paparazzi en tous genres, l'histoire rend finalement hommage à son modèle insaisissable, en montrant les personnages pleurer devant la mort tragique de Marguerite Gautier, ou rire aux éclats parmi une foule en délire devant les répliques cinglantes de Ninotchka. Le titre originel fait évidemment référence au célèbre slogan d'Anna Christie, film qui annonça la transition réussie de la dame au cinéma parlant, mais de manière assez ironique, Garbo ne parle jamais dans Garbo Talks, à l'exception d'une réplique finale qui clôt le film sur une note optimiste. C'est la scénariste et parolière Betty Comden qui prête ses traits à la Divine : l'équipe savait d'avance qu'il serait impossible de sortir celle-ci d'une retraite de plus de quarante ans, et essuya d'ailleurs une fin de non recevoir lors d'une unique tentative de communication avec un proche de la star. Entretenant le mystère jusqu'au bout, Betty Comden n'est filmée que de dos, tandis que les propres confidences de l'actrice à l'héroïne mourante ne sont que rapportées par celle-ci après la rencontre.

On aurait bien sûr aimé que le personnage soit davantage vivant, et suivre par exemple un mouvement très discret sur son visage marquant un début de compassion, mais la Garbo « dans le film » ne reste qu'une silhouette. On ne comprend même pas ce qui la motive à suivre le héros à l'hôpital. Et pour cause : l'histoire reste avant tout celle de la famille Rolfe, la dynamique Estelle et son fils Gilbert, nommé en l'honneur de John. Et encore, Estelle a beau être incarnée par une autre légende du septième art, Anne Bancroft, elle est en fait un personnage secondaire. La relation mère-fils n'en reste pas moins intéressante, avec une matriarche parfois exaspérée d'avoir enfanté un rejeton plus accommodant qu'elle et qui n'ose pas vraiment exister par lui-même. Estelle déteste notamment sa bru, incarnée par une très mauvaise Carrie Fisher, et ne se prive pas de le faire savoir même lors d'un souper. La quête de Gilbert lui permet finalement d'évoluer, et d'oser reprendre le contrôle de sa vie, mais cela ne suffit pas à rendre le film aussi bon qu'on l'aurait voulu.

Le grand problème de cette « recherche de Garbo » est… la recherche en elle-même, qui s'éternise à n'en plus finir et nous fait trépigner d'impatience, avec un brin d'agacement, dans l'attente d'un dénouement anticipé depuis le départ. Consacrant trois mois de sa vie à enquêter afin de savoir où trouver la Divine dans la fourmilière de la métropole, Gilbert fait assurément des rencontres pour le moins iconoclastes, mais aucune d'entre elles n'a de réel impact à la fin. Ainsi, le paparazzo est surtout là pour l'orienter sans que son intervention ne serve vraiment à faire avancer l'histoire, tandis qu'Hermione Gingold n'est pas très intéressante, un comble (!), dans le rôle d'une actrice ratée incapable de mémoriser plus d'une réplique. En définitive, s'il reste intéressant de voir Gilbert reprendre du poil de la bête, dire ses quatre vérités à son patron et oser aller vers une femme vraiment faite pour lui, le cheminement qui le conduit à changer manque d'énergie et peine finalement à captiver.

On aurait surtout voulu voir davantage Anne Bancroft à l'écran ! Ron Silver est pourtant bon dans ce rôle bien écrit, mais c'est vraiment sa partenaire qui donne les décharges d'énergie nécessaires pour faire avancer l'intrigue. D'ailleurs, les moments les plus mémorables du film sont ceux où elle est au premier plan, à commencer par cette séquence de chantier où elle monte sans casque (!) au sommet d'une construction afin de tancer les ouvriers qui venaient de faire une remarque sexiste à une passante. Elle y est ferme avec une pointe d'ironie, attachante mais sans le désir d'être agréable à ses interlocuteurs, et ce à tel point que son interprétation électrise l'ensemble de la scène. Sa manière de réclamer à boire alors qu'elle se retrouve en prison pour une énième fois, à cause de son militantisme, est également le signe d'un personnage fort qui refuse de se laisser abattre, chose qui va de pair avec son mépris des larmes lorsqu'elle apprend qu'elle est condamnée. De la sorte, sans esquiver la douleur de l'annonce, elle la dissimule derrière une forme d'irritation, puisqu'elle regrette que le médecin n'ait pas osé lui avouer la gravité de son mal en personne. Elle voulait être la première à ne jamais mourir, mais il lui faut se rendre à l'évidence. L'acceptation arrive dans sa dernière scène où, très diminuée, elle ressent une joie immense de voir son idole devant elle, et lui raconte sa vie en un monologue formidablement nuancé entre joie et tristesse. Mais comme le film se présente avant tout comme une comédie, c'est finalement l'enthousiasme qui l'emporte, à en juger par la manière fort joviale, pour ne pas dire excitée, avec laquelle Estelle raconte l'entrevue à Gilbert.

À la recherche de Garbo est finalement un joli film, qui partait avec une excellente idée de base, mais qui ne tient pas tout à fait ses promesses en cours de route. Développer davantage la relation entre les deux protagonistes, et insuffler un peu plus d'énergie dans la très longue quête centrale, auraient sûrement permis de donner une autre envergure au projet. Celui-ci est aimable en l'état, mais les cinéphiles, qui restent le cœur de cible visé par le film, attendaient forcément plus. Le parallèle entre la vie réelle et le cinéma, à commencer par le trépas de Marguerite préfigurant celui d'Estelle, sont bien esquissés mais auraient dû s'assumer davantage. Cela n'en reste pas moins un joli rôle pour Anne Bancroft, et à travers elle un portrait flatteur pour Greta Garbo, dont il est révélé qu'elle déteste la guerre et affectionne surtout les choses simples du quotidien. De même, on se contentera de ce qu'on nous présente, en dépit d'un certain regret de rester un peu sur sa faim.

Mata a ri !

Avant-hier, j'évoquais l'architecte Jacquette de Montbron à propos du pavillon Renaissance du château de Bourdeilles en Dordogne, et la semaine d'avant, Madame de Montespan essayait à nouveau de capter toute l'attention dans les commentaires de l'article consacré à Marie-Thérèse d'Autriche. Nous avons aujourd'hui l'occasion de les recroiser toutes deux en faisant le tour des vieux château de l'ancien canton de Matha en Charente-Maritime. Ces monuments se situent dans le territoire naturel dit de « Basse-Saintonge ».

Matha


Dotée de deux jolies églises romanes typiques de la région, Matha n'est pas une ville touristique à proprement parler. Son château fut plusieurs fois rasé, notamment par Louis IX lors de la révolte féodale ayant conduit à la bataille de Taillebourg non loin de là, et fut pris plusieurs fois par les Anglais lors de la guerre de Cent Ans.


C'est finalement Jacquette de Montbron qui en hérita, et qui fit édifier un châtelet d'entrée de style Renaissance dans les années 1580. Ces tours carrées jumelles, d'embonpoint inégal, sont le seul vestige du château qui a survécu, encore que le bon état du châtelet soit dû à une campagne de restauration étonnamment réussie au XIXe siècle, avec reconstruction du faux chemin de ronde crénelé et de la charpente.


Des jeux de perspective de porte en porte. Terres de protestantisme, l'Aunis et la Saintonge furent sévèrement réprimées par le pouvoir royal au XVIIe siècle : Anne d'Autriche y séjourna en 1621 pendant que Louis XIII s'ingéniait à prendre Saint-Jean-d'Angély pour ouvrir une voie d'accès vers La Rochelle la rebelle, avec les conséquences tragiques que l'on sait.

Neuvicq-le-Château


Édifié à partir du XVe siècle sur l'emplacement d'une ancienne motte castrale, le château de Neuvicq semble s'être échappé du Val de Loire avec ses deux tours crénelées aux toits en poivrière et sa tour polygonale contenant l'escalier principal.


Les jeux de ventes et d'héritages le firent tomber dans l'escarcelle du marquis de Montespan, époux de la célèbre Athénaïs, favorite de Louis XIV, qui connaissait elle-même très bien la Saintonge puisqu'elle avait été éduquée à l'abbaye aux Dames de Saintes, puis titrée demoiselle de Tonnay-Charente, du nom d'un fief possédé par sa famille natale de Rochechouart.


Autour du château se distinguent encore ses vestiges défensifs avec d'élégants fossés comblés.


La fuie, qui servait de refuge aux colombes et pigeons voyageurs, a en revanche perdu son toit.


Le paysage très viticole et défriché de la Saintonge ne suscite pas en moi un enthousiasme débordant, mais les arbres qui ceignent le château rendent la promenade rafraîchissante.


Au printemps, les murs en vieilles pierres blanches se parent des jolies couleurs des iris, des tulipes et des lilas. Le parfum de l'iris, très sucré, est l'un de mes préférés.


En définitive, l'ancien canton de Matha n'est pas le plus exceptionnel d'un département avant tout connu pour son tourisme balnéaire, mais si vous aimez l'histoire, l'art roman et les vieux châteaux, vous y découvrirez de jolies choses. Ces détours se marient fort bien avec les visites de Saint-Jean-d'Angély et de la superbe église d'Aulnay, dont nous reparlerons.

samedi 16 avril 2022

Bourdeilles

 Profitant de ce qui est peut-être notre dernière semaine de liberté avant de finir sous le joug d'un gouvernement officiellement fasciste, je vais tâcher de visiter un maximum de lieux, et de publier un maximum de photos afin de ne pas trop penser au désenchantement terrible et à l'inquiétude qui m'assaillent depuis dimanche dernier. Oui, devoir voter à mon corps défendant pour un président sortant aussi mauvais, parce qu'on n'a vraiment pas d'autre choix, me chagrine énormément, et d'autre part, croiser de plus en plus de gens qu'on pensait très bien sous tous rapports, et qui vont se diriger sans scrupules vers son adversaire, me terrifie. Rien que dans la commune où je suis actuellement missionné, les langues se délient : la directrice des ressources humaines n'en finit plus de faire l'éloge d'un maréchal dont je ne citerai pas le nom, et le regard de haine que me jette la policière municipale avec de moins en moins de retenue me fait me sentir, plus que jamais, en danger. Sans parler de tous ces jeunes pour qui la Seconde Guerre mondiale et la notion même de Résistance ne représentent plus rien. Je suis catastrophé de la tournure que prennent les choses. Et comme je ne fréquente que des gens de gauche et qu'ils prévoient quasiment tous de s'abstenir au second tour, j'ai un très mauvais pressentiment.


Dans les jours qui viennent, je tâcherai alors de parler des lieux que j'ai aimé visiter et où je me suis senti bien. Mon choix se porte aujourd'hui sur Bourdeilles, une commune du Périgord moins connue que sa célèbre voisine Brantôme, mais qui vaut tout autant le détour pour ses demeures pittoresques au bord de l'eau. Elle se visite de préférence en septembre, quand il fait encore beau sous le feuillage toujours vert, et quand il y a moins de touristes dans les rues.


L'idéal est de s'y rendre en fin de matinée ou début d'après-midi et de commencer la promenade depuis les bords de la Dronne : le reflet majestueux des monuments Renaissance dans l'onde claire confère à la cité un charme fou. En guise d'illustration, c'est l'église Saint-Pierre-ès-Liens et un joli lavoir qui s'offrent au regard, puis la tourelle pointue de la maison du sénéchal, édifiée entre les XVe et XVIIe siècle, d'où les deux corps de logis bien distincts. Avec en prime de jolis remparts qui bordent la rivière.


Au Moyen Âge, Bourdeilles était le siège de l'une des quatre baronnies du Périgord, avec Beynac, Biron et Mareuil, ce qui explique la richesse de son patrimoine avec pas moins de cinq châteaux, et autant de manoirs.


Ce « vieux pont » à avant-becs fut quant à lui édifié au XIVe siècle, avant d'être reconstruit en 1735 après d'importantes crues.


Sa traversée offre un joli panorama sur la forteresse médiévale du XIIIe siècle.


Ces remparts crénelés attirent quant à eux le regard vers le pavillon Renaissance du château, bâti pour sa part à la fin du XVIe siècle sous la direction de l'architecte Jacquette de Montbron, qui venait de s'illustrer cinq ans plus tôt dans la réalisation du château de Matha en Saintonge. Dame d'honneur de Catherine de Médicis et Louise de Lorraine, et belle-sœur de l'écrivain Brantôme, Jacquette ne se rendit jamais en Italie, mais elle fut impressionnée par les croquis des livres d'architecture du bolonais Sebastiano Serlio, d'où l'influence très italienne du pavillon Renaissance du château de Bourdeilles. Qu'aurait-elle pensé de cette sculpture contemporaine d'Alien en ferraille ?


Par beau temps, le jardin de l'église colore de son côté les remparts du bourg d'un joli rose estival.


Idem pour la campagne verdoyante et la Dronne bleutée alentour, auxquelles les fleurs aux teintes chaudes apportent un fier contraste.


Sous les remparts, un réseau de grottes permet de s'abriter de la chaleur…


… et de contempler la maison du sénéchal sous un autre angle. Les deux corps de logis, quoique liés l'un à l'autre, se distinguent très nettement ici.


Des fantômes préhistoriques surveillent également les lieux.


Verdure, formations rocheuses et bâtiments Renaissance s'allient parfaitement dans tous les coins de la Dordogne. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'aime beaucoup ce département. J'ai d'ailleurs retrouvé dans mes archives familiales le contrat de mariage d'une ancêtre originaire de Chancelade, avec son époux provenant quant à lui du vignoble charentais. Rédigé en 1839 sous la monarchie de Juillet, le contrat commence avec la bénédiction formelle de Louis-Philippe. Voilà qui me donne envie de poires…


Et que voit-on venir du haut des remparts ? Le soleil qui poudroie, l'herbe qui verdoie et… les toits des plus beaux monuments de Bourdeilles qui rougeoient. Au second plan, admirez comme le pavillon Renaissance de Jacquette se marie fort bien au donjon d'antan.


Une jolie vue toute de pierre et de verdure alors que l'on s'achemine vers l'ancien chemin de ronde.


Et toujours ce panorama coloré sur la cité, hélas un peu à contre-jour en cette fin d'après-midi.


Mais cette alliance de vert et de bleu reste décidément ravissante.


Telle Marguerite Gautier se promenant dans la campagne, on peut apercevoir d'autres châteaux à l'horizon. C'est ici le château des Francilloux, dans son horrible style du XIXe siècle, qui se découpe derrière le feuillage.


Elle aussi fortement remaniée à l'époque romantique, l'église Saint-Pierre-ès-Liens n'est clairement pas le plus beau monument de Bourdeilles. Je lui préfère de loin la perspective offerte par cet escalier fort élégant.


De retour dans la rue de l'église, l'enceinte crénelée du château médiéval donne elle aussi beaucoup d'élégance au centre-bourg.


En levant les yeux, on peut également apercevoir d'autres curiosités, à l'instar de cette façade atypique dans la grand rue. C'est tout pour aujourd'hui ! Passez un bon congé de Pâques et découvrez de jolies choses !


dimanche 10 avril 2022

Marie-Thérèse d'Autriche

 


Marie-Thérèse d'Autriche et le Grand Dauphin (Charles et Henri Beaubrun, c. 1665)


Après Buffy contre les vampires, parlons tout naturellement de… Marie-Thérèse d'Autriche, l'infante d'Espagne devenue reine de France par son mariage avec Louis XIV. Je plaisante : ces deux femmes n'ont sans surprise absolument rien en commun, mais c'était plutôt amusant de partager certains dimanches entre des épisodes de la tueuse de vampires et quelques chapitres de la biographie de Joëlle Chevé consacrée à la reine, parue en 2008. Il y avait largement de quoi être dépaysé de l'une à l'autre sans jamais s'ennuyer ! Vous noterez au passage que j'ai bien fait mes devoirs, ayant lu cette analyse historique sur la recommandation de Francesco, qui m'encourageait à travers la relecture des sources par l'historienne périgourdine, à redécouvrir une personnalité méconnue, qui fut loin d'être la femme "incapable" tant décriée par les chercheurs d'antan.

Joëlle Chevé commence d'ailleurs son livre par un passage en revue des chroniqueurs et historiens qui l'ont précédée, et qui tous se sont ingéniés à brosser le portrait d'une femme-enfant passablement sotte, laquelle n'aurait pas su apprécier à sa juste valeur la grandeur de son mari. La dame démonte avec brio ces théories fort erronées, en particulier celle de Simone Bertière dans son ouvrage consacré aux Femmes du Roi-Soleil, publié dix ans plus tôt. Joëlle Chevé n'attaque pas frontalement l'enseignante bordelaise et s'incline volontiers devant son style effectivement brillant, mais elle souligne en quoi sa collègue, non historienne de formation, a surtout cherché à plaquer son propre ressenti sur les écrits de Madame de Sévigné à propos de la souveraine. C'est notamment manifeste dans le dernier chapitre, où elle révèle que l'épistolière de légende était surtout flattée d'avoir eu l'honneur de s'entretenir avec la reine, là où Simone Bertière voulait à tout prix voir la marquise exaspérée de cet entretien, ce que rien n'indique dans la lettre à Madame de Grignan. Joëlle Chevé rappelle également avec tact que l'historien n'est pas là pour juger la personne dont il retrace le parcours, a fortiori lorsqu'il s'agit d'une infante ayant grandi dans un contexte bien différent de notre époque : on ne saurait attendre d'une femme croyante, ayant une très haute conscience de sa naissance, qu'elle s'érige en icône féministe prompte à renverser le patriarcat ! Et ce encore moins si la dame était sincèrement éprise de son époux. Mais Simone Bertière voue une haine mortelle aux femmes amoureuses de leur mari, ce qui n'a pas aidé Marie-Thérèse, ou plus tard Marie Leszczyńska, à trouver grâce à ses yeux.

Les femmes ayant constitué la cour de Louis XIV obéissaient clairement à d'autres règles que les nôtres. La très spirituelle marquise de Montespan elle-même, que nombre d'historiens auraient jugée plus apte à exercer le métier de reine (je n'ose imaginer le ménage hystérique qu'elle eût formé avec Louis XIV si elle avait eu accès au trône !), était pétrie de religion et de superstition. Comme le rappelle très bien Joëlle Chevé dans sa conclusion, le plus gros reproche que l'on fait habituellement à Marie-Thérèse, outre une piété qui lui était pourtant consubstantielle, est son manque d'intelligence, associé dans la coutume curiale du XVIIe siècle à un manque d'esprit. Les méchantes saillies de Madame de Montespan passaient pour brillantes, mais la discrétion et la retenue de la reine, qui a d'ailleurs sciemment brimé la vivacité, ou tout du moins l'enthousiasme pour la vie qu'on lui connaissait en Espagne dans sa jeunesse, passaient en revanche pour un énorme défaut, à quoi s'ajoutait dans son cas la barrière linguistique puisqu'il lui fallut apprendre le Français après son mariage seulement.

Je suis finalement content d'avoir été amené à lire cette biographie, car non seulement on y découvre le portrait d'une femme digne, ce qui me plaît, mais aussi des témoignages surprenants de la part de ses contemporains, à travers lesquels on apprend que Marie-Thérèse, loin d'être aussi effacée qu'on l'a dit, se préparait de fait à régner sur l'Espagne avant la naissance d'un demi-frère qui l'a un peu contrariée ; qu'elle impressionna les ambassadeurs en assurant avec succès la régence de 1672 pendant la guerre de Hollande, et qu'elle tint son rôle de représentation à la perfection. Elle n'était ni brillante ni intellectuelle, Louis XIV non plus (!), et n'a pas eu la vie facile en raison d'un mari qui institutionnalisa autour d'elle un véritable ménage à trois, et ce au détriment de tout ce à quoi son éducation espagnole l'avait préparée. Qu'on lui témoigne un peu de compassion alors qu'elle n'a pas fait d'éclat envers les favorites et s'est contentée de se plaindre d'une manière assez timide, n'est que justice étant donné la violence des humiliations subies. La Palatine, qui l'estimait, a dit qu'après sa mort, la joie fut ôtée de la cour. Sa haine de Madame de Maintenon explique en partie ce ressenti, mais comme le rappelle Joëlle Chevé, elle n'aurait peut-être pas associé les années "Marie-Thérèse" à un âge d'or d'insouciance si celle-ci avait été aussi empotée qu'on l'a dit.

Surtout, Marie-Thérèse était l'une des très rares à la cour à ne pouvoir en aucun cas agir comme une particulière. Il est facile d'être fasciné par la fraîcheur de Louise de La Vallière, incarnation du renouveau quand tout les protagonistes étaient jeunes et beaux, par l'esprit mordant et le goût très sûr, quoique pompeux, d'Athénaïs, ou par le destin hors normes mais dénué de sincérité de Françoise d'Aubigné. Mais toutes ces dames restaient libres de leurs mouvements, et aucune d'entre elles n'avait à brimer sa liberté de ton pour accomplir un devoir de représentation très contraignant, auquel Marie-Thérèse s'est assignée avec une dignité et une abnégation qui force le respect.

Moralité : Joëlle Chevé, malgré un goût douteux pour les boucles d'oreilles dorées, a écrit un livre vraiment captivant, puisqu'elle met en lumière des aspects insoupçonnés de la personnalité de la reine, et ce en analysant les sources mot pour mot, sans chercher à plaquer des idées préconçues ou anachroniques dessus. L'écriture, sans égaler le brio stylistique de Simone Bertière, est fluide et se lit agréablement, même si je reproche quelques titres de chapitres un peu trop vulgaires, d'un french kiss racoleur à une histoire de basse-cour qui, si elle est tirée d'un écrit de l'époque, ne fait pas honneur à la dignité de la souveraine dans un sommaire. Néanmoins, parvenir à rendre celle-ci tout à fait intéressante (nous n'irons pas jusqu'à la trouver passionnante) en plus de 500 pages témoigne d'un travail sérieux et recherché.

Au-delà de Marie-Thérèse, on y redécouvre également des femmes dont on parle assez peu dans les études d'histoire, telles Élisabeth de France, mère de l'intéressée qui fut également considérée comme une grande souveraine dans son pays d'adoption ; Marie-Anne d'Autriche, deuxième épouse de Philippe IV et finalement plus dépressive que vraiment méchante, ou encore Sophie de Hanovre, qui n'a pas fait que parler des problèmes intestinaux de sa nièce ! En définitive, bien que l'on ressente la préférence de l'historienne pour son personnage principal, elle s'abstient dans la mesure du possible de la mettre en lumière en dénigrant ses rivales, ce qui est un choix rafraîchissant alors que nombre de biographies se croient obligées de comparer sans cesse Montespan à Maintenon pour mettre leur sujet en valeur. Plutôt pro-Montespan pour ma part pour des raisons géographiques, tout en trouvant la marquise exaspérante de mesquinerie par moments, j'ai en tout cas apprécié de redécouvrir cette reine restée dans l'ombre des favorites, alors que sa dignité la rend tout autant appréciable pour la postérité. Et bien qu'absolument pas porté sur la religion en ce qui me concerne, malgré un sang en partie vendéen (!), je suis agréablement surpris et impressionné par le portrait de la souveraine en sainte Hélène, peint par Louis-Ferdinand Elle : elle y dégage un charisme et un sens du devoir qu'on ne lui connaît pas habituellement sur les autres tableaux. Rien que pour cela, le livre vaut la lecture.