samedi 28 décembre 2019

The House of the Seven Gables



J'ai enfin découvert un film que je cherchais depuis longtemps: The House of the Seven Gables (La Maison aux sept pignons), un film gothique de la Universal réalisé en 1940 par un metteur en scène autrichien, Joe May, adapté d'un roman des années 1850 de Nathaniel Hawthorne, et soutenu par des interprètes de haute qualité: l'exquise Margaret Lindsay, ayant enfin l'occasion de sortir de l'ombre de Bette Davis, et les atrocement séduisants Vincent Price et George Sanders. En d'autres termes, j'aurais dû beaucoup aimer.

Et j'ai aimé! Néanmoins, The House of the Seven Gables n'est pas un grand film. On peut même dire que c'est décevant sur bien des points. Et pour cause! C'est un film de série B, tourné en un mois, et produit avec un budget dérisoire, loin du petit million accordé, ces années là, à chaque production de la star du studio: Deanna Durbin. A dire vrai, ayant vu Vincent Price au générique associé au mot "gothique", je m'attendais à une ambiance préfigurant le superbe Château du dragon de Mankiewicz, mais clairement, l'Universal et la Fox ne jouaient pas dans la même cour dans les années 1940. J'ai donc assez rapidement déchanté en réalisant qu'on ne verrait presque jamais la fameuse maison terrifiante, qui aurait dû être l'héroïne du film, et qu'il faudrait se contenter d'une décoration d'intérieur plus que sommaire et de quelques volets battus par les vents, ou par la bien nommée Hepzibah Pyncheon.

Ceci dit, une fois admis que le budget ne permettait pas d'aboutir à du grand cinéma, il est tout de même permis de passer un bon moment devant cette histoire de condamnations à tort, de malédictions et d'escaliers cachés. Je n'ai cependant pas lu le roman de Nathaniel Hawthorne, mais l'on sent bien que le film ne retranscrit pas l'ambiance attendue: quelques plans à la bougie, ou à l'ombre des persiennes, ne suffisent pas à donner corps à la fameuse malédiction détaillée tout au long de l'ouverture, de telle sorte qu'on ne tremble jamais et qu'on se doute dès le départ qu'il n'y aura finalement rien de bien méchant entre ces murs. Malgré tout, quelque chose fonctionne: on se prend totalement au jeu de ce trio fratricide, et l'on a constamment envie de connaître la suite de ses aventures. Les amateurs du livre regrettent néanmoins que les scénaristes, Harold Greene et Lester Cole, aient dû faire des coupes pour parvenir à la durée maximale d'une heure trente, et les conservateurs leur reprochent quant à eux d'avoir injecté un sous-texte trop libéral à leur goût, en faisant de l'antagoniste principal un capitaliste tyrannique s'enrichissant grâce à l'esclavage, et symbolisant par-là même les gouvernements fascistes alors en vigueur en Europe, par opposition aux héros abolitionnistes et non cupides. A titre personnel, j'ai aimé cette histoire, mais c'est aussi qu'elle est incarnée avec vigueur par les comédiens sus-cités.

En effet, les frères ennemis Price et Sanders sont charismatiques en diable et se chargent de donner toute la tension qui faisait défaut à la fameuse maison où les drames se jouent, et aucun n'arrive à voler la vedette à l'autre, d'où un bon équilibre entre ces forts caractères diamétralement opposés. Tous deux surjouent un peu à l'occasion, avec un rire machiavélique par-ci (et pas chez le plus méchant de la fratrie!), ou une scène de panique très appuyée par-là, mais les acteurs se renvoient la balle avec beaucoup d'énergie, et leur jeu autrement toujours juste rend chaque scène tout à fait captivante: même lorsqu'ils sont séparés par le destin et ne partagent plus l'écran, le balancement d'un parcours à l'autre n'en reste pas moins savoureux grâce à leur forte personnalité. Prise entre deux feux, Margaret Lindsay est quant à elle trop mielleuse, ou trop fâcheusement souriante avant les drames, mais dès lors que la fortune la transforme en Miss Havisham avant l'heure, et qu'elle se cloître dans sa maison aux volets clos pendant vingt ans, l'actrice devient proprement saisissante et nous prend à la gorge dans un grand rôle de vieille fille sèche mais aimante malgré tout, et dont les touches de regret savamment distillées, en dépit de l'image austère qu'elle cherche à donner d'elle, apportent des nuances dignes des plus grandes comédiennes.

En dehors de l'interprétation de qualité, The House of the Seven Gables est, comme je le disais, un film décevant: les velléités expressionnistes de Joe May ne donnent rien à cause d'un budget trop limité; l'édifice, supposément pesant et mystérieux, n'est finalement guère plus angoissant que la petite maison dans la prairie; toute correcte soit-elle, la musique de Frank Skinner n'est pas remarquable au point de mériter une nomination à l'Oscar; et les infarctus à répétition sont loin de révolutionner l'histoire du jeu d'acteur, mais une intrigue malgré tout passionnante, deux comédiens en grande forme et une performance surprenante de Margaret Lindsay parviennent à faire passer un bon moment sans que jamais l'ennuie ne poigne, sans réussir, néanmoins, à combler l'énorme manque d'ambiance qu'on espérait y trouver.

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Bette: C'est gentil de citer mon nom dès le préambule, mais je me serais bien passée de votre photo-montage affligeant! Oui, je suis toujours aussi aimable, je le vis bien.

samedi 30 novembre 2019

Pour Francesco

Ça devait arriver bien plus tôt dans l'année, mais j'aime bien prendre mon temps, surtout lorsqu'il s'agit de choses aussi vitales pour l'avenir de l'humanité que des remises de prix fictifs aux actrices des années 1930! Alors, chose promise, chose due, voici ma liste imaginaire intitulée: "Si les Globes d'or avaient existé plus tôt" où je présente pour chaque année ma sélection dans la catégorie drame, et ma sélection dans la catégorie comédie. Cela permet de doubler le nombre de candidates et de vous montrer fièrement, comme Joan Crawford et Bette Midler en leur temps, de vraies paires de Golden Globes! Plus sérieusement, j'ai tenté de nommer le maximum d'actrices différentes et le plus grand nombre de pays possibles, mais je ne pense pas que ma liste vous surprendra outre mesure: je ne suis pas fan de Garbo, Davis et Hopkins pour rien, aussi a-t-il été souvent difficile de résister à la tentation de sacrifier d'autres noms à leur profit. Voilà où j'en suis en cette fin novembre 2019:

1930

Drame:



* Nancy Carroll pour The Devil's Holiday
* Marlene Dietrich pour Morocco (Cœurs brûlés)
* Mary Duncan pour City Girl (L'Intruse)
* Édith Jéhanne pour Tarakanova
* Barbara Stanwyck pour Ladies of Leisure (Femmes de luxe)

Je nomme Nancy Carroll parce qu'elle est très charismatique et élève un film autrement médiocre par sa seule présence, au sein d'une galerie de comédiens encore peu à l'aise avec le parlant, galerie qu'elle domine haut la main par sa forte personnalité, sa manière de jouer un personnage pas si sympathique que ça à la base, et des scènes dramatiques qu'elle dote d'une puissance certaine. Marlene Dietrich brille quant à elle par son minimalisme de génie, qui donne à son interprétation un cachet éminemment moderne. Son seul charisme transcende le peu d'émotions qu'elle a à jouer, mais les quelques sourires ou regards inquiets qu'on lui demande son convaincants. En outre, si sa scène de cabaret androgyne est l'un des monuments du septième art, elle n'y est pas pour rien. Mary Duncan est pour sa part fabuleuse dans l'un des derniers grands rôles muets de l'histoire, auquel elle donne beaucoup d'épaisseur depuis le désenchantement des premières séquences au drame final, en passant par l'épanouissement lors de l'arrivée à la campagne faisant rapidement place à une désillusion jouée avec retenue, tout en étant très expressive. Édith Jéhanne pousse quant à elle le génie à suggérer un brin de folie sous l'illusion, alors que son héroïne candide se croit réellement impératrice, tout en incarnant avec la plus grande austérité un autre rôle, celui de la vraie princesse retenue prisonnière dans un couvent. Enfin, Barbara Stanwyck n'est rien moins qu'extraordinaire: elle est incroyablement déchirante lorsqu'elle pleure parce que l'on vient de lui témoigner du respect pour la première fois de sa vie.

Alternatives? J'en ai principalement deux: Greta Garbo pour sa chaleur et sa lumière dans Romance, préfigurant son futur sommet en dame aux camélias malgré un accent à couper au couteau, et Ita Rina pour Tonka Šibenice, fabuleuse au début du film, mais qui finit par forcer un peu trop dans le pathos au gré de l'histoire. Autrement, Louise Brooks est aussi fascinante pour Prix de beauté que dans ses films de Pabst, bien que cette œuvre sonorisée ne lui fasse pas honneur; Joan Crawford est une fois de plus une excellente flapper dans Our Blushing Brides; Marlene Dietrich est follement charismatique dans le mythique Ange bleu; Marie Dressler donne chair à une scène finale sublime, malgré une interprétation par trop cartoonesque dans Min and Bill, et Greta Garbo n'a pas volé son statut légendaire pour les deux versions d'Anna Christie, malgré un interprétation un peu trop lyrique pour un personnage des bas-fonds.

Comédie:



* Ina Claire pour The Royal Family of Broadway
* Ann Harding pour Holiday (Vacances)
* Kay Johnson pour Madame Satan
* Jeanette MacDonald pour Monte Carlo
* Norma Shearer pour La Divorcée

C'est Fredric March qui fut distingué par la critique pour sa parodie de John Barrymore dans The Royal Family of Broadway, mais il est tout à fait permis de lui préférer, de loin, une brillante Ina Claire qui, aussi volontaire que sophistiquée, s'impose à mes yeux comme la véritable lumière du film. Ann Harding est quant à elle sympathique à souhait dans l'un des grands rôles mondains de l'époque, avec la pointe de théâtralité si particulière qui fit le succès de l'actrice dans l'ère Pré Code. Kay Johnson reprend pour sa part un rôle misogyne cher à DeMille, dans une version totalement baroque de Why Change Your Wife? où, après avoir joué à l'épouse un peu terne qui se laisse dominer par des seconds rôles plus piquants (Lillian Roth et Roland Young), elle se métamorphose en femme fatale et féline qui vampirise une soirée mondaine dans un dirigeable, tout ça pour reconquérir son mari dans un costume que Catwoman n'aurait pas désavoué! Elle n'est cependant pas aussi drôle que Jeanette MacDonald, qui sauve son film du naufrage à elle seule, et qui n'oublie jamais d'être hilarante à chaque rebondissement, notamment lors d'une coupe de cheveux à hurler de rire! Enfin, La Divorcée n'est pas tout à fait une comédie puisque l'histoire compte nombre de moments tragiques, mais il y a assez de scènes drôles pour classer Norma Shearer ici. En outre, on retient essentiellement le côté lumineux de sa performance, dès lors qu'elle se jette sans complexe dans les bras d'inconnus pour narguer son mari infidèle, le tout avec un charisme hors pair et une légèreté mondaine qu'elle seule pouvait jouer de manière aussi savoureuse.

Alternatives? Essentiellement Norma Shearer dans Let Us Be Gay, où après un début atrocement caricatural en femme au foyer, l'actrice se transforme en grande mondaine passée maîtresse dans l'art du flirt, pour notre plus grand plaisir. Autrement, Constance Bennett vous plaira peut-être plus qu'à moi dans Sin Takes a Holiday; Nancy Carroll ose pour sa part incarner un personnage pas nécessairement sympathique dans Laughter; Lilian Harvey est charmante comme tout dans Le Chemin du paradis (Die Drei von der Tankstelle); Miriam Hopkins fait un bon début dans Fast and Loose; et Jeanette MacDonald chante plein de jolies chansons dans The Vagabond King, bien qu'elle y soit très loin de son sommet dans Monte Carlo.


1931

Drame:



* Mae Clarke pour Waterloo Bridge
* Cho-Cho Lam pour Le Dessin d'une fleur de prunier (一剪梅)
* Lingyu Ruan pour Les Fleurs de pêchers pleurent des larmes de sang (桃花泣血记)
* Sylvia Sidney pour City Streets (Les Carrefours de la ville)
* Barbara Stanwyck pour The Miracle Woman (La Femme aux miracles)

Sans surprise, on retrouve ici Mae Clarke, qui donne l'une des interprétations de la décennie dans Waterloo Bridge, où elle est d'une modernité exemplaire, tour à tour charmante et tragique, le tout avec une retenue formidable. Suivent deux actrices chinoises, Cho-Cho Lam étant de nos jours moins connue que Lingyu Ruan, mais elle ne démérite nullement dans une adaptation pas vraiment comique des Deux Gentilshommes de Vérone, où elle incarne un personnage fort mais délicat, bien que ce soit sa collègue qui se travestisse dans le même film. Je nomme pourtant Ruan pour une autre œuvre de Wancang Bu, au titre joliment poétique, où elle rayonne de lumière dans un drame typique de ces années là, dans lequel une héroïne pauvre mais chaleureuse est à la merci des puissants. De son côté, Sylvia Sidney fait preuve d'une force insoupçonnée dans un univers très masculin, tandis que Barbara Stanwyck continue sur sa lancée capraesque avec une héroïne complexe, faussement illuminée et manipulatrice hors pair de foules en délire, en passe de trouver le chemin d'une réelle rédemption.

Alternatives? Quatre d'entre elles me fascinent totalement, dont Tallulah Bankhead pour rien moins que trois films, The Cheat, My Sin et Tarnished Lady, tous de qualité médiocre mais où elle est excellente et nuancée; Marlene Dietrich pour Dishonored (Agent X 27), où son charisme magnétique est irrésistible; Greta Garbo, divine Mata Hari malgré les défauts du film; et Lingyu Ruan pour Amour et Devoir (戀愛與義務), que je ne peux pas nommer car je n'ai vu que la première partie, où elle est néanmoins parfaitement tragique, comme à son habitude, et Le Dessin d'une fleur de prunier, où je suis visiblement plus sensible à Cho-Cho Lam. Autrement, Joan Crawford pour Dance, Fools, Dance (La Pente) et Possessed (Fascination); Norma Shearer pour A Free Soul (Âmes libres) et Strangers May Kiss; Barbara Stanwyck pour Night Nurse (L'Ange blanc) et Ten Cents a Dance; mais aussi Hertha Thiele et Dorothea Wieck pour Mädchen in Uniform (Jeunes Filles en uniforme), sont à voir absolument, sans pour autant pouvoir prétendre entrer dans ma sélection.

Comédie:



* Claudette Colbert pour The Smiling Lieutenant (Le Lieutenant souriant)
* Lynn Fontanne pour The Guardsman
* Miriam Hopkins pour Le Lieutenant souriant
* Norma Shearer pour Private Lives (Vies privées)
* Gloria Swanson pour Tonight or Never (Cette nuit ou jamais)

Naturellement, impossible de faire l'impasse sur les dames du Lieutenant souriant, l'une des plus grandes comédies de tous les temps, où Claudette Colbert est d'un naturel désarmant en jeune violoniste épanouie sacrifiant son amour à l'amitié, et où Miriam Hopkins est tout simplement phénoménale en princesse coincée qui se dévergonde au fur et à mesure de l'intrigue! Son temps d'écran a beau être limité, elle est trop importante pour l'histoire, et s'empare trop bien du film, pour ne pas être citée ici. Armée d'une solide formation théâtrale, Lynn Fontanne est quant à elle superbe en actrice de théâtre s'amusant à jouer au chat et à la souris avec son mari Alfred Lunt, tandis que Norma Shearer reprend à son compte l'un des grands succès de Broadway pour en faire un hymne à sa gloire, puisqu'elle est évidemment très à l'aise en mondaine pleine d'esprit et de vivacité. Mais n'oublions pas Gloria Swanson, qui ajoute à son tour une pierre à son propre édifice: on lui connaissait déjà une grande performance comique dans le cinéma muet (Why Change Your Wife?), on s'était également incliné devant un sommet tragique silencieux quelques années plus tôt (Sadie Thompson), et voilà qu'elle donne avec Tonight or Never une grande interprétation comique et parlante, dix-neuf ans avant son sommet camp et dramatique bien connu.

Alternatives? Je n'en ai que deux à proposer, Joan Blondell pour son effectivement belle alchimie avec James Cagney dans Blonde Crazy, et Gloria Swanson, encore elle (!) pour Indiscreet, mais aucune d'entre elles ne saurait prétendre remplacer mes cinq candidates actuelles. Notez que je compte Virginia Cherrill pour Les Lumières de la ville, et Lilyan Tashman pour Girls About Town et Millie comme seconds rôles.


1932

Drame:



* Tallulah Bankhead pour Faithless
* Ruth Chatterton pour Frisco Jenny
* Joan Crawford pour Grand Hôtel
* Marlene Dietrich pour Shanghai Express
* Helen Hayes pour A Farewell to Arms (L'Adieu aux armes)

Difficile de faire un choix cette année, mais j'opte finalement pour Tallulah Bankhead, que je tenais absolument à citer une fois cette décennie étant donné qu'elle est excellente, complexe et nuancée dans chacun de ses rôles Pré Code, dont Faithless est probablement le sommet. Ruth Chatterton donne elle aussi sa plus belle performance dans Frisco Jenny, où elle est nettement plus moderne que dans ses grands rôles tragiques précédents qui lui valurent des nominations aux Oscars. Mais 1932 est aussi l'année de deux des actrices les plus photogéniques de l'histoire du cinéma, Joan Crawford et Marlene Dietrich, toute deux explosives, l'une dans un film choral dont elle s'empare au nez et à la barbe de Garbo, des frères Barrymore et de Wallace Beery, l'autre pour un monument à sa gloire destiné à renforcer son procès en divinisation par Sternberg, où elle exprime également plus d'émotions dramatiques que dans ses films précédents. En revanche, j'ai longuement hésité pour la cinquième place, mais j'ai finalement choisi de l'offrir à Helen Hayes, histoire de reconnaître son talent au moins une fois, dans ce qui reste sa performance cinématographique la plus poignante et la moins théâtrale.

J'ai néanmoins l'embarras du choix pour la remplacer, et rien ne dit que je ne lui substituerai pas un jour, au hasard, Constance Bennett dans What Price Hollywood?, la seule performance un tant soit peu dramatique qui me touche de sa part; Joan Blondell pour Three on a Match (Une Allumette pour trois), où sa forte personnalité fait des merveilles; Nancy Carroll pour Broken Lullaby (L'Homme que j'ai tué), parfaitement au service d'un Lubitsch peu ordinaire; Joan Crawford pour Rain (Pluie), finalement excellente dans une grande partie du film, bien que je préfère la version Swanson de 1928; Marlene Dietrich pour Blonde Venus (La Vénus blonde), où elle passe par tout un tas de situations rocambolesques, sans jamais se départir de son charisme extraordinaire, y compris alors qu'elle est déguisée en gorille (!!!); Irene Dunne pour Back Street, sans doute la plus susceptible de remplacer Helen Hayes au besoin, pour un joli rôle joué avec retenue, quoique je préfère l'actrice ailleurs; Myrna Loy pour The Animal Kingdom, où elle surpasse Ann Harding en brossant le portrait complexe d'un personnage hypocrite; Pola Negri, qui se révèle aussi exceptionnelle dans le parlant que dans le muet avec A Woman Commands; et enfin Barbara Stanwyck pour Forbidden et Shopworn, qu'il me faudra revoir mais où elle est à son habitude très bien. En revanche, je trouve malheureusement Kay Francis dans One Way Passage (Voyage sans retour) et Jean Harlow dans Red Dust (La Belle de Saïgon) franchement limitées.

Comédie:



* Marion Davies pour Blondie of the Follies
* Kay Francis pour Trouble in Paradise
* Jean Harlow pour Red-Headed Woman
* Miriam Hopkins pour Trouble in Paradise
* Jeanette MacDonald pour One Hour with You (Une Heure près de toi)

En l'absence d'alternatives brillantes, je nomme Marion Davies un peu par défaut pour Blondie of the Follies. Entendons-nous bien: elle est parfaite dans le film, mais je ne me roule pas par terre pour autant. Par bonheur, comme elle imite Garbo pendant une minute, elle mérite de figurer dans cette sélection! Les dames de Trouble in Paradise feront en revanche l'unanimité: le film est considéré partout comme l'un des meilleurs Lubitsch (pas par moi), et les comédiennes y sont effectivement dignes de tous les éloges, Kay Francis ayant un charme fou qui évite qu'on la plaigne alors qu'elle est le dindon de la farce, et Miriam Hopkins brillant pour sa part dans le rôle d'une voleuse qui se fait passer pour une jeune femme modèle. Autre héroïne de Lubitsch, Jeanette MacDonald est une fois de plus désarmante en épouse un peu mièvre mais non dénuée de personnalité, qui cherche à se venger de l'adultère d'une manière inattendue! Moins complexe, Jean Harlow n'en est pas moins hilarante en mangeuse d'hommes décomplexée, dans la version comique de Baby Face, dont nous reparlerons sous peu.

Comme précisé, je n'ai donc personne d'autre à proposer à moins de remplacer Jeanette MacDonald par elle-même pour Love Me Tonight (Aimez-moi ce soir), ne serait-ce que pour ses expressions intriguées à hurler de rire, et sa manière de rattraper un train au grand galop. De leur côté, les deux actrices chantant dans des films allemands, Dorothea Wieck pour Comtesse Maritza et Jarmila Novotna pour La Fiancée vendue, ne brillent pas vraiment, mais les films ont été si mal conservés qu'il est impossible de juger réellement de la qualité de leur travail.


1933

Drame:



* Greta Garbo pour Queen Christina (La Reine Christine)
* Miriam Hopkins pour The Stranger's Return (Le Retour de l'étrangère)
* Sumiko Kurishima pour Rêves de chaque nuit (夜ごとの夢)
* Mary Pickford pour Secrets
* Barbara Stanwyck pour The Bitter Tea of General Yen (La Grande Muraille)

Une sélection intouchable? Malgré un nombre incalculable de grandes performances de 1933, il m'est catégoriquement impossible d'envisager ne serait-ce qu'un remplacement, tant je me prosterne devant mes cinq candidates, toutes ayant peut-être trouvé cette année là leur plus beau rôle. Greta Garbo a notamment hérité du personnage qu'elle était née pour jouer, celui de la célèbre souveraine du XVIIe siècle qui voulait nier sa féminité, et l'actrice n'a pas son pareil pour révéler ses doutes quant à son genre et ses sentiments, le tout dans le chef-d’œuvre de l'année. Mais voilà, Miriam Hopkins a également choisi 1933 pour donner la plus grande performance de sa carrière dans The Stranger's Return, où elle est bouleversante de retenue dans une étude de mœurs génialement complexe. Mais que penser alors de Sumiko Kurishima, qui donne chez Naruse l'une des plus grandes performances de l'histoire du cinéma muet, en réussissant l'exploit d'être très expressive sous le voile d'une sobriété de bon aloi dont seules les actrices japonaises classiques avaient la clef? Et que dire de Mary Pickford, qui à la surprise générale a donné la plus belle interprétation de sa carrière dans un film parlant, où elle traverse un siècle d'histoire en nous faisant passer du rire aux larmes avec, elle aussi, une retenue insoupçonnée? Quant à Barbara Stanwyck, elle est exceptionnelle dans tous ses films de l'année, ma préférence allant à son portrait complexe d'une femme éprise de son geôlier dans un film exotique à souhait.

Impossible, dès lors, de remplacer l'une de ces candidates. C'est dommage, parce que leurs collègues sont tout aussi fabuleuses et donneraient elles aussi lieu à une excellente sélection. Je pense à Joan Blondell, idéale en femme de tête qui s'élève par son esprit et non son corps dans Blondie Johnson; Laura Hope Crews, sensationnelle dans un rôle exaspérant de mère ogresse n'ayant pas peur de frôler la limite de l'inceste dans The Silver Cord; Irene Dunne dans le même film, où elle ne se laisse absolument pas marcher sur les pieds malgré un personnage plus sain, donc moins marquant; Katharine Hepburn, parfaite Jo March dans la célèbre adaptation de Little Women (Les Quatre Filles du Docteur March); Miriam Hopkins, extraordinaire victime d'une noirceur abjecte dans La Déchéance de Temple Drake (The Story of Temple Drake); Victoria Hopper, très intéressante dans le rôle d'une adolescente dans la première version de La Nymphe au cœur fidèle (The Constant Nymph); Myrna Loy, éblouissante de charisme et de vivacité dans Penthouse; Yoshiko Okada excellente héroïne vivant dans le mensonge dans Une Femme de Tokyo; Madeleine Renaud, délicate à souhait, comme souvent, dans La Maternelle; May Robson, iconique clocharde métamorphosée en Grande Dame d'un jour (Lady for a Day), quitte à forcer un peu trop dans le pathos; Barbara Stanwyck, exceptionnelle ogresse par nécessité dans Baby Face, et transcendant un scénario difficile à prendre au sérieux, et non moins fabuleuse dans Ladies They Talk About, qu'il me faudra revoir; Margaret Sullavan, superbement nuancée, comme à son habitude, entre force de caractère et délicatesse dans Only Yesterday (Une Nuit seulement); et enfin Loretta Young tragique héroïne Pré Code dans Man's Castle (Ceux de la zone) et Midnight Mary (Rose de minuit).

Comédie:



* Constance Bennett pour Our Betters (Haute Société)
* Joan Blondell pour Chercheuses d'or de 1933
* Bette Davis pour Ex-Lady
* Ann Harding pour Double Harness
* Miriam Hopkins pour Design for Living (Sérénade à trois).

Allez, je vais vous faire plaisir, en nommant une fois n'est pas coutume Constance Bennett. Je ne pense pas que son rôle dans Haute Société soit follement complexe, mais elle n'a pas son pareil pour se fondre dans le grand monde, et pour jeter de multiples répliques acerbes à la figure de ses pairs, sans craindre de provoquer les princesses royales d'Angleterre. La nuance intervient à la fin, lorsqu'elle perd l'estime de sa sœur, ce qui ajouté à son allure innée et son détachement en fait l'une de ses meilleures interprétations. Joan Blondell, elle, navigue sans surprise dans un registre très différent avec la comédie musicale emblématique de la Grande Dépression où, un brin gouailleuse et provocante, et tenant tête aux hommes, elle est un roc solide autour duquel gravitent ses collègues délurées. Et malgré ses limites au chant, elle incarne à merveille la chanson finale du film. En revanche, on sera peut-être surpris de croiser sa collègue de la Warner, Bette Davis, dans une sélection comique, mais j'ai eu contre toute attente un gros coup de cœur pour Ex-Lady, qui sans être un grand film n'en reste pas moins une étude de mœurs, plus qu'une comédie à proprement parler, passionnante à suivre. Et pour son premier "premier rôle", Bette se révèle d'une vivacité et d'une modernité impressionnantes. Ann Harding donne quant à elle la performance la plus complexe de la sélection, en faisant un sort admirable à un grand rôle compliqué, et Miriam Hopkins bouscule pour sa part délicieusement la morale en s'engageant dans un ménage à trois avec les deux hommes les plus séduisants de l'époque!

Alternatives? Claudette Colbert, une fois de plus d'un naturel exemplaire dans Three-Cornered Moon (La Lune à trois coins), où elle incarne la seule personne à peu près sensée de la famille; Lillian Gish, divinement surprenante avec un joli rôle parlant dans His Double Life; Ann Harding et Myrna Loy en combats à fleurets mouchetés dans When Ladies Meet (Une Femme troubla la fête); et, allez, Mae West pour I'm No Angel et She Done Him Wrong, pour le simple plaisir de voir une dame charismatique faire allègrement fi de la morale. Marion Davies sera quant à elle à revoir dans Going Hollywood et j'ai été déçu par Renate Müller, nullement crédible en travestie, dans Victor et Victoria. Pour information, je compte Marie Dressler et Jean Harlow comme seconds rôles pour Dinner at Eight (Les Invités de huit heures).


1934

Drame:



* Claudette Colbert pour Cléopâtre
* Greta Garbo pour The Painted Veil (Le Voile des illusions)
* Myrna Loy pour Evelyn Prentice (Le Témoin imprévu)
* Lingyu Ruan pour La Déesse
* Margaret Sullavan pour Little Man, What Now? (Et demain?)

Deux actrices américaines peuvent revendiquer 1934 comme leur appartenant en propre: Claudette Colbert pour quatre œuvres fort différentes les unes des autres, dont trois furent nommées à l'oscar du meilleur film, et Myrna Loy, six films au compteur dont deux majeurs également nommés lors de cette cérémonie. Je nomme la première pour Cléopâtre qui, plus que le rôle qui lui valut la statuette, est la synthèse absolu du génie Colbert: sa reine d'Égypte est charismatique en diable, mais surtout pétillante, aussi bien dans le drame le plus pur que dans la séduction comique, d'où un cocktail succulent qui me ravit à chaque fois. Quant à Myrna Loy, je choisis un rôle dont personne ne parle jamais, mais où elle est absolument incroyable, et totalement surprenante alors qu'on associe avant tout l'actrice au registre comique. Ici, en femme du grand monde empêtrée dans une bien méchante affaire, elle subjugue à nouveau par son jeu tout en retenue d'une fraîcheur incomparable, sans oublier d'être expressive dans le doute et le désarroi. La séquence au tribunal est l'un des sommets absolus de la carrière de l'actrice. De son côté, Greta Garbo réussit un tour de force méconnu dans Le Voile des illusions, un film où sa vivacité emporte l'adhésion dès le départ, ne serait-ce que pour la lumière qui émane d'elle dans une histoire pourtant hautement tragique. A l'autre bout du monde, Lingyu Ruan continue d'impressionner avec son rôle le plus marquant dans La Déesse, un sommet du cinéma muet où elle incarne une mère-courage sacrificielle et prostituée à la manière des plus grandes. Enfin, Margaret Sullavan est sublime et lumineuse dans un joli film de Borzage, où sa spontanéité nous fait vibrer aussi bien lors d'une escapade champêtre chaleureuse que lors d'un tour de manège bien plus mélancolique.

Alternatives? Aucune ne peut actuellement prétendre entrer dans ma sélection, mais rappelons que Bette Davis a pris un risque énorme dans Of Human Bondage (L'Emprise), quoique sa trop grande énergie n'ait pas aussi bien vieilli qu'on l'aurait voulu; que Marlene Dietrich a beau n'être pas convaincante en petite fille modèle, son magnétisme n'en reste pas moins fabuleux à mesure qu'elle se transforme en Impératrice rouge (The Scarlet Empress); que Myrna Loy est à nouveau parfaite et en totale alchimie avec ses deux partenaires de Manhattan Melodrama; que Dita Parlo est excellente dans le non moins excellent Rapt; et que Loretta Young a donné le meilleur d'elle-même dans un contre-emploi intéressant dans Born to Be Bad. Autrement, Claudette Colbert, très sérieuse mais éclipsée par ses partenaires dans Imitation of Life (Images de la vie); Joan Crawford, toujours excitante quoique Sadie McKee ne soit pas son meilleur film; Irene Dunne, bien, comme à l'accoutumée, quoique pas si mémorable que ça dans The Age of Innocence; Ann Harding toujours très bien dans The Fountain; Isa Miranda, superbement mise en valeur dans La signora di tutti (La Dame de tout le monde); Norma Shearer, très expressive dans The Barretts of Wimpole Street et Riptide, ou Diana Wynyard, également très bien dans One More River, ont toutes de fortes qualités, sans que ces rôles soient leurs meilleurs.

Comédie:



* Yumeko Aizome pour Yaé, ma petite voisine
* Carole Lombard pour Twentieth Century (Train de luxe)
* Myrna Loy pour The Thin Man (L'Introuvable)
* Jeanette MacDonald pour The Merry Widow (La Veuve joyeuse)
* Anna Neagle pour Nell Gwyn

Encore une année où il m'a été difficile de trancher, mais j'opte sans regret pour Yumeko Aizome dans le superbe film de Shimazu, où elle est à la fois joueuse, chamailleuse et pleine de vivacité, mais aussi plus inquiète et fragile qu'elle n'en a l'air. Après elle, les Américaines se taillent une fois de plus la part du lion, et je n'ai écarté Miriam Hopkins seulement parce que je la nomme déjà beaucoup cette décennie. Ce soir, je lui ai donc préféré Carole Lombard pour son premier grand rôle, dont elle fait des merveilles tout en tenant parfaitement tête à John Barrymore, en passant de la comédienne peu sûre d'elle à l'insupportable diva, bien que, sous le sceau du secret, j'aie un peu de mal à croire que la jeune héroïne du départ avait ce potentiel caché en elle. Myrna Loy se devait quant à elle d'être nommée dans les deux catégories cette année là, car moderne et en avance sur son temps, elle transcende un film médiocre qui fait tout pour pousser son personnage dans la coulisse. Par bonheur, elle ne se laisse pas faire et parvient à tirer son épingle du jeu en créant une grande alchimie avec William Powell. De son côté, Jeanette MacDonald donne une fois de plus la performance musicale de l'année, en jouant admirablement à la veuve faussement pudibonde qui n'aime rien tant que se dévergonder à Paris, où ses clins d’œil osés sont à se rouler par terre de rire. Malgré tout, la palme de l'hilarité revient cette année à Anna Neagle, pour l'une des plus grandes surprises de la décennie, car je n'aurais jamais soupçonné que l'actrice, jusqu'alors connue de moi pour ses héroïnes édifiantes telles Edith Cavell et la reine Victoria, avait ce potentiel comique en elle! Et même si Nell Gwyn n'est plus vraiment une comédie lorsque le film se termine, Anna Neagle n'en est pas moins ahurissante et démentielle tout du long, et d'une décontraction impressionnante qui alimente une alchimie parfaite avec un Cedric Hardwicke non moins surprenant. Les scènes de théâtre, où elle interprète dans un premier temps la chanson la plus cool de l'univers, The Bullywhack Song, avant de se moquer de sa rivale sous le plus grand chapeau du monde, le tout porté par des grimaces et clins d’œil coquins de bon aloi, sont à mourir de rire!

Alternatives? Principalement Miriam Hopkins pour son rôle compliqué dans The Richest Girl in the World (La Femme la plus riche du monde), et Franciska Gaal, nettement plus crédible et touchante que Renate Müller en jeune travestie dans Peter. 1934 compte heureusement nombre de jolies performances comiques toutes dignes d'intérêt, mais aucune d'entre elles ne saurait supplanter mes sept favorites. Au tableau d'honneur se trouvent donc: Constance Bennett, amusante duchesse de la Renaissance dans The Affairs of Cellini; Joan Blondell, gouailleuse à souhait dans Dames; Claudette Colbert, iconique dans It Happened One Night (New-York - Miami), mais finalement plus drôle, et dans un vrai rôle de composition cette fois-ci, dans l'apocalyptique Four Frightened People; Danielle Darrieux, charmante mais pas encore éblouissante dans La Crise est finie; Grace Moore, assez amusante dans One Night of Love (Une Nuit d'amour); Lioubov Orlova, à l'unisson du ton loufoque de la meilleure comédie soviétique jamais tournée, Les Joyeux Garçons (Весёлые ребята), mais pas aussi marquante que son partenaire survolté, Léonid Outiossov; Ginger Rogers, sympathique et excellente danseuse dans The Gay Divorcee (La Joyeuse Divorcée), mais en retrait par rapport à Fred Astaire, Edward Everett Horton et Alice Brady; mais encore Mae West dans Belle of the Nineties (Ce n'est pas un péché), pour sa série de costumes croquignolesques et son air pensif et poétique sur la superbe chanson Troubled Waters. Dans Forsaking All Others (Souvent femme varie), Joan Crawford a comme à son habitude beaucoup d'allure, mais c'est l'un des rares films de la période où je trouve ses collègues masculins plus inspirés qu'elle.


1935

Drame:



* Greta Garbo pour Anna Karénine
* Ann Harding pour Peter Ibbetson
* Katharine Hepburn pour Alice Adams (Désirs secrets)
* Merle Oberon pour The Dark Angel (L'Ange des ténèbres)
* Lingyu Ruan pour Femmes nouvelles (新女性)

Avec autant d'alternatives excitantes, 1935 devrait être l'année où je me passe de Garbo, qui est encore meilleure dans La Reine Christine, Le Voile des illusions et La Dame aux camélias, mais... elle n'en reste pas moins une superbe Anna Karénine, à la fois légère et tragique, et ce dans un film que j'adore. Alors non, impossible de me passer d'elle, ne serait-ce parce qu'elle est mariée au plus bel homme de l'univers! Ann Harding est quant à elle merveilleusement poétique dans le chef-d’œuvre fantastique de l'année, en donnant une épaisseur véritable à sa duchesse mal mariée, tandis que Katharine Hepburn fait l'unanimité avec ce qui est traditionnellement considéré comme son plus beau rôle, où elle est effectivement digne de bien des éloges. Merle Oberon ne jouit pas, pour sa part, d'une réputation aussi solide, mais L'Ange des ténèbres est certainement son sommet, en tout cas le rôle que je préfère dans toute sa carrière, puisqu'elle y est tragique et touchante à la fois, avec une scène finale très réussie, le tout dans un film que j'aime énormément. Quant à Lingyu Ruan, elle surpasse son exploit de La Déesse en transformant son rôle muet en une merveille de modernité qui surprend énormément dans le monde du silence. C'est probablement son pic absolu.

Alternatives? Trois d'entre elles sont sublimes et ça me brise le cœur de ne pouvoir les inclure: Sachiko Chiba, merveilleuse de naturel en jeune fille à la recherche de son père dans Sois comme une rose (妻よ薔薇のやうに); Bette Davis, magnifiquement nocive jusqu'à la folie dans Bordertown (Ville frontière) et Dangerous (L'Intruse); et Françoise Rosay, excellente dans le registre dramatique avec Pension Mimosas, surtout dans la scène la plus marquante du film. Autrement, Irene Dunne pour Magnificent Obsession (Le Secret magnifique); Katharine Hepburn pour Sylvia Scarlett; Miriam Hopkins pour Barbary Coast et Barbara Stanwyck pour Annie Oakley et The Woman in Red ne sont pas dénuées de qualités, loin de là!

Comédie:



* Marlene Dietrich pour The Devil Is a Woman (La Femme et le Pantin)
* Miriam Hopkins pour Becky Sharp
* Jeanette MacDonald pour Naughty Marietta (La Fugue de Mariette)
* Françoise Rosay pour La Kermesse héroïque
* Margaret Sullavan pour The Good Fairy (La Bonne Fée)

Marlene Dietrich, la déesse glacée de Sternberg, qui se parodie dans un chef-d’œuvre baroque concluant six années de collaboration plus que fructueuses? Qui l'eût cru? Et si la surprise est de taille, c'est aussi un ravissement de tous les instants: Marlene fait exprès de très mal jouer pour marquer l'absence totale de scrupules de son personnage, et chacune de ses expressions, sourcils de trois kilomètres de long à l'appui, est à hurler de rire! Tout aussi hilarante, Miriam Hopkins n'a, à son tour, pas peur d'en faire des tonnes en incarnant une autre héroïne dantesque prête à tout dévorer sur son passage pour son confort personnel, et l'actrice dégage quelque chose de si spirituel que chacune de ses répliques est cinglante à souhait! Également proche de la démesure, Jeanette MacDonald prouve pour sa part qu'elle n'a nul besoin d'être dirigée par Lubitsch pour donner le meilleur d'elle-même, puisqu'elle est à nouveau à se tordre de rire avec certaines des grimaces les plus drôles du monde. Toujours en Amérique, Margaret Sullavan s'illustre quant à elle à nouveau dans un registre charmant et délicat aux fragances européennes, composant une Fée volontaire empreinte de naïveté, et la réussite de sa performance est d'autant plus impressionnante que l'actrice fût apparemment insupportablement capricieuse lors du tournage. Pourtant, aucune trace de caprice ici: l'héroïne est hautement sympathique et le charme opère follement. Malgré tout, ma préférence de l'année va probablement à une divine Françoise Rosay, dont les superlatifs ne sont pas assez nombreux pour décrire une performance en parfaite osmose avec le chef-d’œuvre historique dont elle est la reine.

Alternatives? Probablement Carole Lombard dans Hands Across the Table (Jeux de mains), un film où elle fait montre d'une forte personnalité, et pour cause, puisqu'elle cherche à mettre le grappin sur un homme fortuné, mais elle surprend en se révélant un peu trop sérieuse, ou tout du moins un peu trop désabusée, pour nous charmer autant que l'actrice divinement loufoque à laquelle elle nous avait habitués. Autrement, Jean Arthur livre une jolie performance, sans que ce soit son sommet, dans If You Could Only Cook, et Claudette Colbert pétille dans She Married Her Boss, de même que Danielle Darrieux dans un film drôle mais affreusement mal titré: Dédé. Irene Dunne est quant à elle fort sympathique dans Roberta, mais son sérieux détonne quelque peu dans une histoire surtout portée par Fred Astaire et Ginger Rogers.


1936

Drame:



* Ruth Chatterton pour Dodsworth
* Greta Garbo pour Camille (Le Roman de Marguerite Gautier)
* Chōko Iida pour Le Fils unique (一人息子)
* Françoise Rosay pour Jenny
* Rosalind Russell pour Craig's Wife (L'Obsession de Madame Craig)

La catégorie où je n'ai plus su où donner de la tête tant les alternatives sont légion, mais j'ai finalement opté pour Ruth Chatterton, qui n'a pas peur d'incarner un personnage antipathique avec aplomb, malgré un scénario misogyne, et qui, alors que l'histoire s'ingénie à nous faire vibrer pour Walter Huston, se révèle peut-être encore plus marquante que son partenaire. Par ailleurs, j'ai eu beaucoup de mal à faire l'impasse sur Miriam Hopkins cette année, mais je m'y suis finalement résolu, car je voulais vraiment faire place à Françoise Rosay pour sa brillante interprétation dans Jenny, et la distinguer au moins une fois pour un premier rôle dramatique. Les trois autres n'ont en revanche eu aucun mal à rentrer dans ma liste: Greta Garbo parce qu'elle donne la plus grande performance de sa carrière, et la plus décontractée, dans le rôle en or de La Dame aux camélias; Chōko Iida parce qu'elle est magnifique de sobriété et de déception contenue dans le premier chef-d’œuvre d'Ozu; et Rosalind Russell parce qu'elle est explosive dans son premier grand rôle, en femme complexe qui cherche à tout contrôler quitte à finir comme Garbo dans la vraie vie: toute seule.

Alternatives? Il y en a au moins six, et je suis dévasté de ne pas pouvoir toutes les inclure. En effet, Bette Davis est prodigieuse dans La Forêt pétrifiée (The Petrified Forest), pour le rôle d'une jeune femme cultivée rêvant d'évasion dans un milieu coupé du monde; Gladys George donne pour sa part le meilleur d'elle-même dans le rarissime Valiant Is the Word for Carrie; Miriam Hopkins et Merle Oberon sont quant à elles sublimes et génialement distinguées dans These Three (Ils étaient trois); et Gertrude Lawrence est de son côté admirable face à Hopkins dans Men Are Not Gods (Les Hommes ne sont pas des dieux), même si sa partenaire a le rôle le plus compliqué, faisant un sort à une grande scène d'ivresse. Plus en retrait, citons encore Danielle Darrieux pour sa charmante princesse au destin funeste dans Mayerling; Irene Dunne, idéalement distribuée dans un drame chantant, Show Boat, quoiqu'un peu éclipsée par Helen Morgan et Paul Robeson; Sylvia Sidney pour pour son personnage sympathique et délicat dans Fury (Furie); ou encore Isuzu Yamada pour deux portraits modernes qu'elle brosse sans concessions dans L’Élégie d'Osaka (浪華悲歌) et Les Sœurs de Gion (祇園の姉妹).

Comédie:



* Jean Arthur pour Mr. Deeds Goes to Town (L'Extravagant M. Deeds)
* Marlene Dietrich pour Desire (Désir)
* Irene Dunne pour Theodora Goes Wild (Théodora devient folle)
* Carole Lombard pour My Man Godfrey
* Myrna Loy pour Libeled Lady (Une Fine Mouche)

L'une des sélections les plus excitantes de la décennie, où toutes mes actrices favorites se sont surpassées pour atteindre, chacune, leur sommet comique absolu. En effet, Jean Arthur est franchement dévastatrice dans une comédie politique de Frank Capra où, alors qu'elle est supposée manipuler le héros naïf, elle ne peut s'empêcher d'être sublime à mesure qu'elle en tombe amoureuse; Marlene Dietrich est de son côté hilarante alors qu'elle ment à de riches hommes pour leur voler de précieux bijoux; Irene Dunne exécute quant à elle un véritable numéro d'équilibriste, en jouant à la fausse dame pudibonde en société alors qu'elle est un esprit libre et ouvert qui ne demande qu'à s'épanouir; tandis que Carole Lombard crève l'écran dans le rôle le plus loufoque du monde où chaque seconde est à hurler de rire, en particulier la scène de la douche (!); alors que Myrna Loy s'empare de son film au nez et à la barbe de ses partenaires de luxe, dans un jeu de dupes délicieux.

Alternatives? Principalement Carole Lombard dans A Princess Comes Across (Une Princesse à bord), un morceau de bravoure ahurissant où elle imite Garbo pour mieux dissimuler sa véritable identité! Autrement, Danielle Darrieux est exquise de drôlerie dans Un Mauvais Garçon; Deanna Durbin montre les prémices de ses grands rôles à venir dans Three Smart Girls (Trois jeunes filles à la page); Janet Gaynor s'impose comme la lumière de Ladies in Love (Quatre femmes à la recherche du bonheur) avec un personnage volontaire et pétillant au sein d'une distribution prestigieuse; Jean Harlow me plaît étonnamment plus que Myrna Loy, avec un contre-emploi de secrétaire modèle dans Wife vs. Secretary (Sa femme et sa secrétaire); et Jeanette MacDonald a encore des moments hilarants dans Rose-Marie, en particulier une séquence de saloon. J'ai également pris plaisir à découvrir Jean Arthur dans The Ex Mrs. Bradford, mais l'alchimie avec William Powell n'a pas la même force qu'avec Myrna Loy.


1937

Drame:



* Bette Davis pour That Certain Woman (Une Certaine Femme)
* Janet Gaynor pour A Star Is Born (Une Étoile est née) 
* Anna Neagle pour Victoria the Great (La Reine Victoria)
* Ginger Rogers pour Stage Door (Pension d'artistes)
* Barbara Stanwyck pour Stella Dallas

Après quelques hésitations, voici mes cinq finalistes de l'année. Et une fois de plus, je nomme Bette Davis pour un film qui n'est pas considéré comme son chef-d’œuvre, la nouvelle version de L'Intruse avec Gloria Swanson, où elle est cependant renversante de naturel et de modernité. Vraiment, je n'en attendais rien, mais Bette apporte tellement à cette histoire datée qu'il s'agit certainement de l'une de ses réussites les plus méconnues. Janet Gaynor atteint quant à elle son sommet parlant, dans une intrigue bien connue: son alchimie avec Fredric March fait des merveilles, et elle passe admirablement de l'humour, notamment dans la brillante scène des imitations, au drame, se révélant touchante et volontaire sous son apparence délicate. De l'autre côté de l'Atlantique, Anna Neagle m'a très agréablement surpris dans la biographie d'une souveraine à laquelle je n'ai jamais réussi à m'intéresser, dans la mesure où, sans avoir beaucoup d'émotions à jouer, puisque la reine se doit de porter un masque de sévérité en public, elle parvient tout de même à révéler une vraie personnalité attachante portée par un brin d'espièglerie. L'idée de centrer principalement le scénario sur sa romance avec son époux, divinement incarné par Anton Walbrook, lui permet encore de faire preuve d'une légèreté inattendue. Sur les échelons inférieurs de l'échelle sociale, Ginger Rogers est quant à elle une parfaite artiste en devenir: elle reste la lumière de la pension, et ses conflits latents avec Katharine Hepburn renforcent les deux rôles pour notre plus grand plaisir. Enfin, Barbara Stanwyck est, comme on le sait, monumentale dans Stella Dallas, tirant son épingle d'un jeu dangereux où le scénario ne lui fait aucune faveur, et se révélant extrêmement chaleureuse avec sa fille, puis bouleversante dans une scène finale au raz-de-marée lacrymal.

Alternatives? Encore une fois, il y en a plein! Beulah Bondi est une vieille dame attachante dans Make Way for Tomorrow (Place aux jeunes), bien que le trait soit un peu trop forcé; Danielle Darrieux est extraordinaire dans une séquence de procès où elle révèle de multiples émotions, même si Abus de confiance la laisse trop souvent dans l'ombre dans une grande partie du film; Gladys George est idéalement distribuée en célèbre Madame X; Ann Harding est superbement terrorisée par le plus beau mari de l'univers dans Love from a Stranger (L'Étrange Visiteur); Katharine Hepburn en impose par sa superbe dans Pension d'artistes; Zarah Leander, quoi qu'on pense du film, régale par son charisme de diva et son fort potentiel d'icône gay dans La Habanera; Luise Rainer est incroyablement charmante dans ce qui est peut-être son plus beau rôle: Big City (La Grande Ville); Flora Robson est pour sa part impériale en reine Élisabeth dans Fire Over England (L'Invincible Armada); et Zhou Xuan chante encore divinement dans le film qui fit d'elle une grande star, Les Anges du boulevard (马路天使), où l'air de ne pas y toucher, elle donne une touche de légèreté bienvenue à ce mélodrame très sombre. Les suivantes sont moins prioritaires, mais Bette Davis est très bien dans Marked Woman (Femmes marquées), quoiqu'on soit loin de son sommet; et Lise Delamare excelle dans la dernière scène de l'abominable Forfaiture. En revanche, je suis déçu par Marie Bell, qui traverse Un Carnet de bal en se faisant voler la vedette pour tous les seconds rôles.

Comédie:



* Constance Bennett pour Topper
* Olivia de Havilland pour It's Love I'm After (L'Aventure de minuit)
* Irene Dunne pour The Awful Truth (Cette sacrée vérité)
* Miriam Hopkins pour Wise Girl
* Carole Lombard pour Nothing Sacred (La Joyeuse Suicidée)

Beaucoup d'hilarité ici, avec Constance Bennett dans son plus grand rôle, celui d'une mondaine délurée et alcoolisée où elle est plus décontractée, et pour tout dire plus expressive que jamais, et où elle est également servie par un look starifiant qui lui donne de faux airs de Carole Lombard. Olivia de Havilland, elle, prouve une fois de plus qu'elle peut tout jouer, et reste tellement drôle en héritière naïve qui court après Leslie Howard qu'elle est à se tordre de rire à chaque instant. Il lui suffit d'ailleurs d'apparaître derrière un journal pour faire rire aux éclats! Irene Dunne donne quant à elle la performance que l'on sait dans Cette sacrée vérité, où non contente d'avoir une alchimie fabuleuse avec Cary Grant, elle atteint son pic de sophistication alliant charisme et distinction, avant de faire voler son image en éclat pour mieux se laisser chatouiller ou imiter une chanteuse de cabaret vulgaire à une soirée mondaine! Mais que cette performance de génie ne fasse pas oublier à quel point Miriam Hopkins est également merveilleuse dans un film mineur, avec notamment deux scènes d'anthologie, l'une où l'incompréhension fait place à la colère alors qu'elle tente de prendre un bain et que tout le quartier débarque dans la pièce, l'autre où elle tente de sortir discrètement d'un magasin et se retrouve prise en flagrant délit d'imitation d'un canard! Carole Lombard, la vraie, trouve de son côté l'un de ses plus beaux rôles, et n'a pas peur d'être loufoque et grimaçante aussi bien en couleurs qu'en noir et blanc.

Alternatives? Aucune n'arrivera à bousculer ma sélection, mais j'aime bien Jean Arthur, très à son aise dans Easy Living; Danielle Darrieux, toujours fort drôle dans Mademoiselle ma mère; Marlene Dietrich, fascinante comme toujours dans Ange, une comédie brillante qui ne prête néanmoins pas à rire; Deanna Durbin, magnifiquement intrépide et divinement musicale dans One Hundred Men and a Girl; Miriam Hopkins, encore à mourir de rire mais cette fois-ci sur les branches d'un arbre dans Woman Chases Man; et Françoise Rosay, ogresse dantesque dans Drôle de drame.


1938

Drame:



* Danielle Darrieux pour Katia
* Bette Davis pour Jezebel (L'Insoumise)
* Myrna Loy pour Test Pilot (Pilote d'essai)
* Luise Rainer pour Dramatic School (Coup de théâtre)
* Norma Shearer pour Marie-Antoinette

Katia ne jouit pas de la même réputation que Mayerling, mais je préfère pourtant ce film là, où Danielle Darrieux est sensationnelle dans un long parcours qui la voit évoluer de la comédie la plus pure, dans laquelle elle est divinement capricieuse, aux larmes de la tragédie. Vraiment, un beau rôle très complet qui m'a entièrement ravi. Bette Davis est pour sa part une Belle du Sud légendaire, forte tête faisant voler en éclat les conventions, mais qui, prise à son propre piège, cherche à employer les grands moyens pour venger son orgueil, tout en évoluant génialement sur la corde raide entre personnage antipathique et héroïne touchante. De son côté, le charisme extraordinaire de Myrna Loy lors de sa rencontre avec Clark Gable est l'une des choses les plus fortes jamais vues au cinéma: elle nous scotche d'entrée de jeu, et par la suite, elle est si expressive dans l'inquiétude qu'elle parvient à transcender le cliché de la femme dévouée qui reste au sol. Norma Shearer donne quant à elle sa plus grande interprétation parlante, en incarnant une Marie-Antoinette divinement légère dans le premier acte, avant de briller de mille feux dans la tourmente révolutionnaire. Enfin, vous n'aurez pas manqué de constater que... mais oui! Je viens officiellement de nommer Luise Rainer dans ma sélection! J'ai déjà dit tout le bien que je pensais de sa performance qui, un an après Big City, confirme que lorsqu'elle se retient de surjouer, elle est absolument parfaite et pour tout dire, terriblement attachante.

Alternatives? Aucune qui ne me donne envie de changer ma liste, mais Fay Bainter est excellente dans White Banners, bien qu'elle souffre du peu d'éclat de son film; Ingrid Bergman est remarquable de dureté dans En kvinnas ansikte (Visage de femme); Claudette Colbert passe par toute la gamme des émotions dans Zaza; Joan Crawford est charismatique en diable dans The Shining Hour, bien qu'éclipsée par les seconds rôles féminins, notamment Margaret Sullavan, qui a aussi deux premiers rôles marquants cette année, The Shopworn Angel (L'Ange impur) et surtout Three Comrades (Trois camarades), où il est permis de la trouver brillante sans que ce soit la performance que je préfère dans sa carrière. En France, j'avais très envie d'aimer Lys Gauty dans La Goualeuse, mais elle force beaucoup trop dans le pathos et le désabusement, mais Michèle Morgan est renversante d'éclat dans Le Quai des brumes, bien que je n'aie pas de souvenirs précis de son interprétation. Comme je ne suis pas sûr de pouvoir parler des années 1940 avant longtemps, je me contenterai de rassurer les fans en avouant qu'après revisite de Remorques, elle est sensationnelle malgré un temps d'écran limité.

Comédie:



* Claudette Colbert pour Bluebeard's Eighth Wife (La Huitième Femme de Barbe-Bleue)
* Deanna Durbin pour Mad About Music
* Katharine Hepburn pour Holiday (Vacances)
* Wendy Hiller pour Pygmalion
* Ginger Rogers pour Vivacious Lady (Mariage incognito)

Difficile de savoir pour quel rôle nommer Katharine Hepburn cette année là, mais j'opte tout de même pour Vacances qui reste à mes yeux la plus belle performance de l'ensemble de sa carrière, puisque non contente d'être vive et drôle, elle est aussi vulnérable et parfaitement touchante, donc divinement nuancée. Pour les autres, Claudette Colbert est magique en aristocrate pauvre qui doit tenir tête à Gary Cooper, tout en faisant un sort à une succulente scène impliquant des oignons! Encore adolescente, Deanna Durbin est franchement géniale alors qu'elle ment à tout le pensionnat et provoque des quiproquos à la chaîne: son charisme incroyable pour une si jeune personne, sa technique vocale impressionnante et ses expressions comiques maîtrisées à la perfection font de cette performance, et par-là même du film, un délice de tous les instants. Plus ostensiblement technique, Wendy Hiller trouve le grand rôle que l'on sait en petite vendeuse de fleurs à l'accent cockney très prononcé, qui se métamorphose en duchesse d'un raffinement sans égal, tout en soulignant assez bien cette évolution pour qu'on ne doute jamais qu'il s'agisse bien du même personnage. Enfin, Ginger Rogers continue de s'épanouir en solo avec un grand rôle hilarant qui culmine dans une scène de combat d'anthologie.

Alternatives? Si ce n'était pour Vacances, Katharine Hepburn aurait été distinguée haut à la main pour Bringing Up Baby (L'Impossible Monsieur Bébé), pour son jeu d'une loufoquerie sans égale, et si ce n'était pour Vivacious Lady, Ginger Rogers l'aurait été pour Carefree (Amanda), son meilleur rôle parmi ses dix collaborations avec Fred Astaire, où elle enchaîne délicieusement les frasques en état d'hypnose. Cependant, force est de s'incliner devant l'énergie non moins loufoque de Danielle Darrieux dans The Rage of Paris (La Coqueluche de Paris), de Carole Lombard dans Fools for Scandal (La Peur du scandale) et Barbara Stanwyck dans The Mad Miss Manton (Miss Manton est folle), bien que ces films soient mineurs comparés à ceux de la sélection. En Angleterre, Margaret Lockwood s'en donne à cœur joie The Lady Vanishes (Une Femme disparaît), mais je n'ai d'yeux que pour Michael Redgrave, dans cette énigme policière finalement plus drôle que dramatique. Enfin, elles sont un peu moins ma tasse de thé, mais Constance Bennett pour Merrily We Live, et Irene Dunne pour Joy of Living, méritent également d'être citées.


1939

Drame:



* Bette Davis pour Dark Victory (Victoire sur la nuit)
* Irene Dunne pour Love Affair (Elle et Lui)
* Marianne Hoppe pour Der Schritt vom Wege (Le Faux Pas)
* Vivien Leigh pour Gone with the Wind (Autant en emporte le vent)
* Merle Oberon pour Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent)

Une conclusion de décennie en apothéose, avec le plus grand rôle féminin de tous les temps dont Vivien Leigh fit ce qu'on sait; la performance dont Bette Davis était la plus fière par son côté lumineux malgré le drame; le sommet d'Irene Dunne qui lui permet de passer de la comédie au drame avec une facilité déconcertante; une esquisse parfaite de la déchéance à l'européenne de la part de Marianne Hoppe, dans un film qui, dieu merci, n'évoque en rien le discours politique qui se tenait dans son pays à l'époque; et pour finir, une performance magnétique de Merle Oberon.

Alternatives? Principalement Bette Davis pour deux rôles, The Old Maid (La Vieille Fille), où elle est évidemment très à l'aise dans le rôle-titre, et The Private Lives of Elizabeth and Essex (La Vie privée d'Élisabeth d'Angleterre), royale Élisabeth dotée de toute la théâtralité requise, et dont la dureté est nuancée par un humour bienvenu. Mais aussi, Miriam Hopkins pour La Vieille Fille, qu'il est permis de trouver encore meilleure que sa partenaire dans le rôle le plus difficile car le plus antipathique; Maureen O'Hara, pour The Hunchback of Notre-Dame (Quasimodo), qui après revisite s'avère excellente alors que je gardais le souvenir d'une présence simplement physique; et Claire Trevor, superbe dévoyée au grand cœur dans Stagecoach (La Chevauchée fantastique). Dans une moindre mesure, citons encore Jean Arthur, fort charismatique dans Only Angels Have Wings (Seuls les anges ont des ailes); Micheline Francey, angélique à souhait dans La Charrette fantôme; Carole Lombard, d'une gravité de bon aloi dans In Name Only (L'Autre); et Myrna Loy, aussi dure que piquante dans The Rains Came (La Mousson). 

Comédie:



* Claudette Colbert pour Midnight (La Baronne de minuit)
* Marlene Dietrich pour Destry Rides Again (Femme ou Démon?)
* Greta Garbo pour Ninotchka
* Rosalind Russell pour The Women (Femmes)
* Norma Shearer pour Idiot's Delight (La Ronde des pantins)

Pour continuer dans l'apothéose, voici Claudette Colbert dans son plus beau rôle, celui d'une aventurière sans le sou se faisant passer pour une aristocrate dans une ambiance mondaine des plus charmantes; Marlene Dietrich, plus américaine que nature dans un western hilarant où les codes masculins et féminins sont formidablement renversés; Greta Garbo, à hurler de rire en robot soviétique qui se dévergonde dans une gigantesque parodie de sa propre personnalité; Rosalind Russell, finalement trop importante dans Femmes, et occupant un temps d'écran par trop conséquent, pour n'être qu'un second rôle, où elle est de toute manière démentielle; et Norma Shearer, divine de légèreté dans une seconde parodie russophone de Garbo.

Alternatives? J'ai finalement sacrifié Deanna Durbin, pourtant brillante dans deux rôles délicieux, First Love et Three Smart Girls Grow Up, pour la simple raison qu'il n'y a pas vraiment de différences avec Mad About Music l'année précédente. Mais si l'on considère Rosalind Russell comme un second rôle, la place est pour elle. On peut également remplacer Norma Shearer par elle-même dans Femmes, puisque loin de succomber à une possible mièvrerie, elle se montre forte et lumineuse, avec de véritables moments d'anthologie, à commencer par son regard exaspéré face à l'esthéticienne bavarde! Citons encore trois autres rôles: Jean Arthur pour Mr. Smith Goes to Washington (M. Smith au Sénat), bien que je la trouve meilleure encore dans M. Deeds trois ans plus tôt; Claudette Colbert, hilarante et virtuose, comme à son habitude, dans It's a Wonderful World (Le Monde est merveilleux); et Judy Garland qui m'impressionne peu dans The Wizard of Oz (Le Magicien d'Oz), mais qui chante à la perfection nombre de jolies chansons.


Conclusion: j'espère que ces quelques réflexions vous auront plu. Dans l'absolu, j'aimerais vous dire que je compte traiter des autres décennies de la même manière, mais je crains que ce ne soit possible: rien que pour les années 1940, j'ai les plus grandes difficultés du monde à trouver cinq candidates comiques pour chaque année, et avec l'émergence de nouveaux pays à partir des années 1950, il devient absolument impossible de se limiter à cinq candidates dramatiques dans une grande majorité de cas. Mais il y a plein de performances dont j'aimerais parler. A voir.

lundi 30 septembre 2019

Touches de bleu en feu



Portrait de la jeune fille en feu est un bien joli film, à propos d'une artiste invitée à peindre une mystérieuse jeune fille qui ne la laisse pas indifférente. Et alors que j'avais beaucoup aimé Naissance des pieuvres il y a douze ans, ce quatrième film de Céline Sciamma est désormais mon favori, sans doute parce que la campagne bretonne du XVIIIe siècle est nettement plus lumineuse que la grisonnante banlieue parisienne à laquelle nous avait habitués la réalisatrice.


Quoi qu'il en soit, la première chose qui frappe dans ce portrait, c'est sa beauté visuelle. Les variations de bleu de la mer et les falaises celtiques m'ont tout de suite évoqué La Fille de Ryan, l'un des plus beaux films maritimes jamais photographiés, mais les ondulations des herbes sauvages, ou les étincelles de feu dans la nuit, ajoutent également à la magnificence des extérieurs bretons. Dans le logis, les grandes salles sobrement parées, notamment la chambre de la peintre aux tissus bleus baignés de lumière, m'ont également ravi, de même que la séquence parisienne qui n'est pas sans évoquer la très chamarrée Tribune des Offices de Zoffany. Et il faudrait encore évoquer l'éclat des costumes: l'émeraude de la robe noble, le rouge plus rêche de la robe opposée, le capuchon bleuté qui tombe à chaque pas pour tenir en haleine avant l'apparition du visage à peindre, les fleurs brodées de la servante, la robe de mariée digne d'une apparition gothique... Voilà autant de couleurs qui en disent long sur les personnages, de leurs rapports sociaux à leurs sentiments, tout en servant parfaitement la narration. Mais le clou du spectacle, c'est bien entendu le feu qui brûle le cœur même du modèle peint, séquence somptueuse qui n'est autre que l'apothéose de la finesse des images de nuit subtilement éclairées à la bougie. Nous devons ces prises de vue à Claire Mathon, qui excelle aussi bien dans l'intimité d'une chambre nocturne que sur une falaise battue par les vents.


Comme on le voit, le film est non seulement sublime, mais il raconte surtout quelque chose par ses images. J'ai craint dans un premier temps que le traitement ne soit quelque peu austère, mais à l'instar du modèle qui s'épanouit, l'histoire devient absolument captivante à mesure que les héroïnes confrontent leurs sentiments sur un pied d'égalité. Tout sonne parfaitement juste, de la naissance du désir au temps des adieux, et cela résonne en moi d'autant plus que je viens de vivre une brève mais intense histoire d'amour ce mois-ci. Céline Sciamma souligne à la perfection tout ce qu'il y a de magnifique à donner et à recevoir même quand les jours sont comptés, et les deux actrices, Adèle Haenel et Noémie Merlant sont incroyablement excellentes, comme si c'était là une expérience qu'elles avaient déjà vécu. Il est d'ailleurs formidable d'observer qu'aucune ne vole la vedette à l'autre: elles se complètent toutes deux admirablement, notamment dans cette jolie scène où chacune décrit le comportement de l'autre quand intervient la gêne. Ceci dit, ce portrait est peut-être une déclaration d'amour ou d'adieu de la réalisatrice à son égérie, Adèle Haenel, qui a publiquement avoué qu'elles ont été ensemble dans le courant de la décennie. Ici, Céline Sciamma filme la comédienne de manière délicate, et lui offre un beau cadeau avec un magnifique gros plan sur l'été de Vivaldi, dans lequel l'actrice peut s'en donner à cœur joie en passant par toute une palette d'émotions, surpassant peut-être Nicole Kidman dans Birth. On suit en tout cas très agréablement cette ouverture à la vie chez le personnage d'Héloïse, qui d'abord uniquement renfrognée se met à exprimer de multiples sentiments. Heureusement, Céline Sciamma n'a pas oublié les autres actrices, bien que l'on sente vers qui la porte ce projet, puisque, comme je le disais, Noémie Merlant n'est pas éclipsée par Adèle Haenel. Elle ne fait pas couler de larmes, mais elle a une forte présence qui donne immédiatement envie de s'intéresser à la talentueuse Marianne. Luàna Bajrami, moins expressive que ses collègues du fait de son plus jeune âge, a elle aussi droit à un fort développement et n'est pas juste "la servante de service", tandis que l'admirable Valeria Golino est une matriarche parfaitement nuancée.


Portrait de la jeune fille en feu est donc un très beau film féminin. Certains évoquent déjà une comparaison avec La Leçon de piano, notamment avec son ouverture en barque, mais dieu merci, Céline Sciamma évite tous les pièges dans lesquels était sottement tombée Jane Campion jadis: ici, pas d'apologie du viol, pas de femmes aigries qui se tirent dans les pattes, ni même de racisme. Au contraire! Ce portrait est l'une des histoires féminines les plus positives qu'il nous soit donnée de voir au cinéma. Même si les femmes y ont des intérêts différents, elles font toutes preuve de complicité: la maîtresse de maison apprécie grandement la compagnie de la peintre bien qu'elle doive parfois revenir dans sa réserve compte tenu de leurs différences de rang, et quoiqu'elle marie sa fille sans lui demander son avis, elle n'est jamais présentée comme une mère négative. Surtout, toutes les jeunes femmes se soutiennent mutuellement lors d'un avortement, le tout dérivant sur une scène très forte où un bébé joue avec le visage de la servante. Ce bébé est d'ailleurs le seul personnage masculin vraiment marquant: les autres ne sont qu'un marin et un amateur de peinture qui ne doivent pas apparaître plus de vingt secondes chacun, mais ils ne sont pas négatifs pour autant, et tant mieux, preuve de l'intelligence de la metteuse en scène, qui se sert de l'image du marin pour montrer, qu'avec le retour du masculin dans le film, l'histoire touche tout de même à sa fin. Mais la complicité féminine restera bel et bien la plus belle chose du tableau, avec en point d'orgue la ronde des paysannes, soit le grand moment musical du film, soulignant à la fois la beauté de l'amour et celle de l'entraide.


A ce propos, la musique est fort rare en deux heures, de quoi renforcer l'impression d'austérité, surtout au début. Mais c'est évidemment un choix assumé: sur cette île bretonne, nous vivons dans l'univers d'Héloïse, qui tout juste sortie du couvent ne connaît rien à la musique, outre les cantiques. Marianne tente un premier rapprochement avec elle au clavecin, mais les deux vrais moments musicaux sont bel et bien le chant des paysannes pour accueillir l'amour, puis l'été de Vivaldi pour ouvrir le chapitre de la nostalgie. La nostalgie, justement, est le sentiment le plus difficile à vivre pour moi, et à ce titre, le dernier tableau au livre ouvert m'a ému. Mais la dernière réplique de Marianne à son élève, finalement lumineuse, m'a parlé de manière plus forte encore: quand les chemins se séparent, nous sommes tristes, mais il faut se souvenir de tout ce qui a été donné à cette occasion pour voir à quel point toute histoire d'amour est positive, quel qu'en soit son dénouement.


Moralité: Portrait de la jeune fille en feu réussit là où de nombreuses autres œuvres homosexuelles ont échoué cette décennie. C'est franchement plus fort qu'une limonade éventée telle Call Me by Your Name, et nettement plus juste que Carol: j'ose écrire cela alors que je suis davantage porté sur le mélodrame et que je devrais théoriquement préférer la flamboyance de Todd Haynes à l'austérité de Céline Sciamma. Surtout, ce film fait un bien fou pour conclure cette décennie de cinéma sur une note positive, notamment après la dénaturation toute hétéro du Bleu est une couleur chaude il y a six ans. Le miracle, c'est qu'un tel portrait ne choisit pas la voie de la facilité: le rythme assez lent du départ et le ton austère que j'évoquais pourraient rebuter de prime abord, mais chaque minute qui s'écoule révèle de superbes choses, autant sur le fond que sur la forme, pour toucher à une vérité absolue: les répliques d'amour sont en tout cas les mêmes qu'il m'est arrivé d'utiliser par le passé. Finalement, le seul reproche qu'on pourrait faire à cette histoire, c'est que les dialogues sont trop contemporains pour nous faire croire qu'il s'agit du XVIIIe siècle, mais les innombrables références au mythe d'Orphée, et son interprétation toute particulière par la scénariste, donnent heureusement une touche historique et mythologique de bon aloi.

samedi 28 septembre 2019

To the happy few



Je ne fais rien comme tout le monde. Je vis mentalement dans un royaume de princesses régenté par Jeanette MacDonald, je trouve que Joan Fontaine méritait son Oscar pour Soupçons, j'éprouve une admiration sans bornes pour Marie de Médicis qui était pourtant la mère et la souveraine la plus incompétente du cosmos, et... je ne regarde jamais de séries télévisées, parce que je n'ai pas la patience d'attendre soixante épisodes pour connaître le dénouement d'une histoire.


C'est donc en toute logique que je suis allé voir Downton Abbey cette semaine, parce que, comme le dit si bien Bette Davis dans Mort sur le Nil, "les règles sont faites pour être violées, tout du moins les miennes le sont-elles, par moi." Ceci dit, savoir que je n'allais rester au cinéma qu'une centaine de minutes était plus attrayant que m'infliger des milliers d'heures d'une série, et puis, aimant Gosford Park de Julian Fellowes comme il se doit, et ayant entendu vanter les mérites de Downton de toutes parts, je me suis dit qu'il ne serait pas désagréable de découvrir cet univers... en commençant par la fin, parce que je n'allais quand même pas renier mon penchant pour le contre-courant en débutant avec le premier épisode de la première saison. Mal m'en a pris, car j'ai désormais envie de voir la série alors que j'en connais l'épilogue! En d'autres termes, ma vie est un labyrinthe insondable, priez pour moi!


Mais avant de commencer vos dévotions, que faut-il penser de Downton Abbey le film? Eh bien, c'est exactement ce à quoi je m'attendais: c'est parfaitement divertissant sur le moment sans être pour autant un vrai film. J'entends par-là que les aurores phosphorescentes sur le château de Highclere et la course-poursuite floue en plein défilé royal sont des choix de mise en scène fort maladroits pour une œuvre qui prétend relever du cinéma, mais à vrai dire, Downton Abbey n'a pas cette prétention. D'autre part, même si, à l'instar de Gosford Park, le scénario de Julian Fellowes s'amuse à jouer des différences de points de vue entre maîtres et valets, la fluidité dont savait faire preuve Robert Altman manque cruellement ici, puisqu'on a surtout l'impression de voir un film consacré aux domestiques, l'élimination progressive des membres du personnel royal par les serviteurs de l'abbaye étant le principal ressort narratif de l'histoire, avant que tout ce petit monde disparaisse et que le scénario se recentre in extremis sur les aristocrates pour conclure les petits conflits vaguement amorcés au départ. Dieu merci, les scènes mêlant à la fois les deux mondes ne manquent pas, avec entre autres la femme de chambre à forte personnalité qui est quasiment l'amie des filles de la maison, ou le valet fébrile qui se ridiculise devant la reine lors du souper, mais peut-être que par rapport à Gosford Park, les personnages sont moins croustillants.


D'ailleurs, qui sont-ils? La tête d'affiche est bien sûr Maggie Smith, qui joue exactement le même rôle qu'en 2001, sans oublier d'assurer la drôlerie de l'ensemble avec un lot de répliques assassines et de grimaces réchauffées quoique hilarantes, et qui se paye même le luxe d'avoir un petit monologue émouvant à la fin: les Baftas prennent note pour l'hiver prochain. Autrement, la fille aînée a une forte présence physique avec sa coupe à la garçonne, et c'est toujours un plaisir de croiser Imelda Staunton, mais il y a tant et tant de personnages esquissés en deux heures qu'en dehors de Maggie Smith, aucun aristocrate n'arrive vraiment à retenir l'attention. Les domestiques ont quant à eux plus de personnalité, à la fois parce que le scénario s'attarde davantage sur eux, et parce que leur statut social leur autorise davantage de franc-parler. Outre le valet haletant, on retiendra notamment une cuisinière toute sympathique, une fille de cuisine volontaire, une femme de chambre élégante et ferme, un majordome à la retraite forcé de reprendre du service, et le nouveau majordome homosexuel. En fait, Downton Abbey comme film n'a qu'une unique fonction: s'adresser aux admirateurs de la série, qui connaissent les personnages sur le bout des doigts et ont eu le temps de les voir évoluer. Bien sûr, Elizabeth McGovern doit avoir, je l'espère, nettement plus à faire en six saisons que n'être qu'une présence positive à peine développée, mais pour un néophyte comme moi, le film passe en revue trop de personnages pour qu'aucun d'entre eux ait le temps de marquer les esprits. Je n'ai d'ailleurs toujours pas compris qui est Penelope Wilton par rapport à Maggie Smith, et Matthew Goode qui débarque en courant dans la dernière scène alors que nul n'en a parlé avant m'a laissé pantois. Il me faudra donc bel et bien voir la série pour comprendre davantage la personnalité de chacun, mais très sincèrement, Gosford Park faisait bien mieux il y a bientôt vingt ans: tout le monde découvrait les personnages en direct au moment du visionnage, et l'histoire parvenait quand même à rendre la plupart d'entre eux émouvants et mémorables. En outre, l'admiration béate pour la noblesse et la monarchie y était nettement moins angoissante qu'ici.


Autrement, je pense que Downton Abbey en dit long sur la perception de l'homosexualité dans les années 2010, à la fois à la lecture du scénario et au regard des réactions des spectateurs. Dans le film, chaque individu a droit à son dénouement positif, et quasiment tout le monde finit en couple, même la fille du roi qui décide de prendre sur elle pour se réconcilier avec son horrible époux moustachu. Tout le monde sauf le majordome homosexuel qui devra se contenter d'un baiser d'adieu. Et même si l'amant en question lui laisse entendre qu'ils se reverront, quelle est la probabilité pour que le maître d'une maison de campagne et le valet personnel du roi se retrouvent avant longtemps? Il est tout de même attristant que l'unique personnage gay du château soit finalement le seul à rester en rade. En outre, après enquête de ma part, il s'avère que dans la série, ce même personnage est en quelque sorte le mouton noir de la distribution, car prêt à tout pour parvenir à ses fins et se servant de son homosexualité "pour approcher des membres de la haute société anglaise". J'espère qu'en une cinquantaine d'épisodes les choses sont plus nuancées que cela, car ce serait un cliché navrant. Quant à Julian Fellowes, on voit qu'il ne connaît pas grand chose à l'homosexualité en général, car dans son scénario, le lieu de rencontres clandestin d'un petit village du Yorkshire est peuplé d'une multitude d'hommes jeunes et beaux, vision idyllique mais hélas très éloignée de la réalité des choses en province. Mais le plus triste, ce sont, encore et toujours, les réactions des spectateurs dans une salle de cinéma dès que deux hommes s'embrassent: il y eut lors de ma séance deux sortes de manifestations fort bruyantes, soit des gloussements d'adolescentes, pouffant devant ce baiser comme si c'était la chose la plus incongrue qu'elles pouvaient imaginer, soit des cris de surprise étouffés de leurs parents, qui ne s'offusquaient pas tant lorsque tous les couples hétéros du film s'étreignaient à leur tour. Pourtant, la décennie touche à sa fin, mais la vision de l'homosexualité dans un film grand public semble encore ne récolter que stupeur et ricanements.


Moralité: il est difficile de ne pas passer un bon moment devant Downton Abbey, et ce furent là deux heures tout à fait plaisantes, mais il s'agit tout de même moins d'un film que de l'ultime épisode d'une série s'adressant en premier lieu à son public le plus fidèle. La démarche est sympathique, mais si vous étiez trop occupé.es à autre chose au début de la décennie, vous aurez parfois la désagréable impression de ne pas faire partie du club.