samedi 15 juin 2019

Pensées printanières

Quelques réflexions en vrac sur des films revus ou découverts cette saison:

Pola Negri parle!

J'ai enfin mis la main sur A Woman Commands (1932), un film de Paul Stein où ma star du muet préférée, Pola Negri, ne se tait que pour embrasser mon fantasme cinématographique favori, Basil Rathbone. Alors autant dire que j'étais tout excité en commençant le visionnage! Malheureusement, le résultat n'est pas très bon: l'histoire patine gravement passé un début prometteur, la mise en scène est plate au possible et la conclusion honteusement romanesque n'ajoute rien de positif. En outre, l'interprétation laisse à désirer, entre un Roland Young étonnamment mauvais dans le rôle du roi serbe, et un Basil lisse à mourir, aux antipodes de la suavité du prince Karénine. Mais, deux éléments très solides m'ont permis de passer un bon moment. D'abord, les décors de Carroll Clark, moins pour leur débauche d'effets aristocratiques traditionnels que pour leurs accents expressionnistes lors d'une scène de cabaret marlenisée qui forme un joli écrin pour la chanson Paradise. Mais surtout, Pola elle-même, qui se révèle être une excellente actrice de cinéma parlant. Bien sûr, quelques expressions de terreur exagérées auraient pu être corrigées, mais dans la grande majorité des séquences, son interprétation est d'une grande justesse, son charisme jamais altéré, et son accent se marie très bien à l'intrigue slave dont elle est la reine. On comprend que le public américain n'était pas prêt à écouter ce type de langage, mais Pola aurait clairement mérité une bien meilleure carrière parlante.

Le faux pas de Miriam Hopkins

Bien que mise en scène par son futur mari, Anatole Litvak, dans The Woman I Love (1937), Miriam Hopkins se trompe sur toute la ligne, à la fois comme actrice et comme héroïne. En effet, ayant du mal à trouver sa place dans une histoire masculine d'aviation, Miriam est incroyablement fade, un comble pour une actrice aussi énergique, qui savait être subtile sans rien perdre de sa superbe, ou cabotiner avec joie dans le drame comme dans la comédie. Mais ici, elle semble paralysée, ne se décide jamais à tendre ni vers un extrême ni vers l'autre, et reste finalement les pieds dans l'eau. Elle est ainsi dévorée en une scène par Elisabeth Risdon, et l'on n'arrive jamais à croire qu'elle puisse avoir des sentiments pour Louis Hayward, dont le jeu et le personnage sont si insupportables que n'importe quelle dame à peu près sensée fuirait lorsqu'il se met à lui faire la cour. A l'inverse, Paul Muni est pour une fois à peu près potable en lieutenant maudit, sans tomber dans l'excès de jeu ou de maquillage qu'on lui connaît, si bien que la liaison amoureuse, pivot de l'intrigue tout de même, n'a aucun effet puisque Madame Maury a l'air bien mieux assortie à son mari qu'à son amant. Autrement, le film reste visuellement correct, mais la triste vérité, c'est qu'on aurait totalement pu se passer du personnage féminin: on aurait alors abouti à une version parallèle de La Patrouille de l'aube (voir la brillante adaptation d'Edmund Goulding un an plus tard), et toutes les scènes militaires auraient fait mouche. Mais en l'état, je suis très déçu.

Bernadette soupire: "Ouh! C'est pas trop tôt!"

En revanche, après une énième revisite du Chant de Bernadette, que j'ai finalement appris à beaucoup aimer au fil des ans, je suis de plus en plus agréablement surpris par Jennifer Jones. J'ai toujours pensé que sa performance était adéquate, mais comparée aux acteurs à fort caractère qui l'entourent, Charles Bickford, Anne Revere, et surtout Vincent Price et Gladys Cooper dans des rôles nuancés, elle me donnait l'impression de faire pâle figure. Après rafraîchissement de mémoire, elle compose vraiment une excellente Bernadette: bien que malade, timide, voire timorée, et constamment humble, elle dégage un dynamisme et une vivacité qui ne m'avaient jamais marqué, et qui rendent le personnage éminemment vivant, sans jamais rien lui faire perdre de sa pureté ou de sa sincérité. Ça ne rend pas son interprétation follement complexe, mais c'est la première fois que j'ai vu le film en m'intéressant tout à fait à elle: lorsqu'elle est déçue mais accepte quand même les choses de bonne grâce, on ressent absolument sa peine contenue, et sa joie non feinte devant les apparitions est parfaitement dosée. Finalement, Jennifer Jones restera une actrice de tous les extrêmes pour moi, puisqu'elle fut capable d'aller de l'abîme (Duel au soleil) à la cime (Plus fort que le diable), mais c'est la première fois que, dans mon esprit, sa performance dans Bernadette passe du bien au vraiment bien.

L'Héritière cruelle

Je suis également plus beaucoup plus serein envers l'héritière d'Olivia de Havilland, interprétation polarisante s'il en est. Je l'ai d'abord haïe avec passion, puis je lui ai trouvé des qualités avant de la haïr à nouveau, tout ça pour enterrer la hache de guerre et fumer le calumet de la paix... jusqu'à la prochaine visite. Quoi qu'il en soit, pour ses 70 ans, j'offre une entente cordiale à Catherine Sloper. Pour commencer, les premières scènes, que j'ai toujours trouvées atrocement surjouées au point de faire passer l'héroïne pour sotte, m'ont finalement mieux convaincu la semaine dernière: Olivia fait vraiment sentir que Catherine a une vraie personnalité derrière sa façade, mais c'est évidemment très contenu et difficilement décelable, car l'héritière a, à ce moment là de l'histoire, une admiration sans bornes pour son père. Elle croit qu'il l'aime et elle a intégré toutes les horreurs qu'il lui a dites, d'où son comportement gauche et maladroit dès qu'il est en sa présence, ou qu'elle se retrouve seule avec un inconnu au bal, quoique déjà beaucoup plus libre et spontanée en compagnie de sa tante, qui a réellement de l'affection pour elle. Je ne fais qu'enfoncer des portes ouvertes, mais j'ai besoin de réécrire le cheminement de l'héroïne car mon ressenti sur cette situation de départ est assez neuf: ce qui me paraissait odieusement crispant et grimaçant est bien plus nuancé que dans mon souvenir, et l'essentiel est de voir qu'Olivia de Havilland donne bien des indices sur la personnalité de Catherine dans cette première partie, ce qui ne m'avait jamais sauté aux yeux jusqu'alors. Toutes les scènes où Montgomery Clift flirte avec elle la montrent effectivement spontanée malgré son exaspérante gaucherie, et la sensation d'écrasement qu'elle ressent devant son père, sans qu'elle l'ose encore se l'avouer, est parfaitement détaillée. C'est même très intéressant: elle n'a jamais peur de parler à son père, et le fait même avec une certaine liberté, mais comme elle a intégré l'idée épouvantable qu'elle était minable, elle se place volontairement dans une situation de soumission. On peut même penser qu'elle exagère sa maladresse parce qu'elle croit qu'elle doit se comporter comme ça, puisque son père lui a fait sentir sans cesse qu'elle était ainsi.

Par la suite, la scène de transition lors du retour d'Europe, celle qui m'avait fait changer d'avis jadis quant à mon dédain pour cette interprétation, m'a semblé... tout simplement brillante. Jusqu'à présent, son père s'était contenté de lui faire sentir qu'elle était médiocre, mais il ne l'avait jamais insultée de front. Une fois la chose faite, Catherine tombe des nues: l'actrice esquisse le mouvement en tombant sur un fauteuil et s'exclamant, avec une grande justesse, que ce sont là des mots terribles. Et comme l'héroïne sait qu'au même moment Morris l'attend dehors, on comprend absolument le changement qui s'opère dans son état d'esprit. Elle réalise la cruauté du seul référent masculin qu'elle a côtoyé jusqu'alors, et croit que l'ersatz qui l'attend la consolera. D'où l'exaltation encore pleine de candeur sous la pluie. Mais l'amant, entendant qu'elle renonce à une bonne part de sa fortune, ne vient pas la libérer comme prévu: s'ensuit alors le dialogue-clef avec la tante qui, malgré son affection pour Catherine, ne peut s'empêcher de lui reprocher sa naïveté à demi-mots. C'est là que l'héritière s'emporte pour la première fois, car elle réalise que les deux personnes les plus dignes de confiance pour elle, sa tante et son amant, ont de graves défauts: l'un s'est joué de ses sentiments, et l'autre emploie par mégarde un vocabulaire trop similaire à celui de son père. D'où son exaltation cette fois-ci mâtinée de colère et de désespoir: "Il doit venir! Il doit m'aimer, pour tous ceux qui ne l'ont pas fait!" La remontée des escaliers, entre plongées et contre-plongées plus angoissantes qu'un film d'horreur car totalement claustrophobiques, est jouée avec l'abattement (et le poids des livres) requis. Mais vraiment, cette grande scène du retour d'Europe où tout se joue est brillamment interprétée, et notamment par Olivia de Havilland.

Quant à la troisième partie, où elle forçait beaucoup trop la dureté du personnage, c'est nettement plus crédible que dans mon souvenir. Quant Morris revient, elle veut certes se venger mais lui trouve encore assez de séductions pour prendre plaisir à le voir, à son corps défendant, et sa cruauté, apprise à l'école des plus grands maîtres, porte assez la marque du dépit pour que l'on ne doute jamais que Catherine fût bel et bien le même personnage de bout en bout. Elle évolue certes grandement, mais la composition me paraît plus crédible que jadis: l'exaltation naïve du début porte les traces d'une forte personnalité (in)consciemment refoulée sans des napperons de gaucherie, et l'exaltation dépitée de la fin ne se départ pas d'un regret certain. Quoi qu'il en soit, cette fois, j'y crois! Et le retour d'Europe m'a totalement emporté. Est-ce parce que j'ai plus d'expérience ou de maturité que lors de ma découverte du film aux alentours de 20 ans? Peut-être. Dans tous les cas, je suis de plus en plus sensible aux héroïnes jouées par Olivia de Havilland: Scarlett capte tous les regards parce que plus flamboyante, mais ça n'empêche en rien Mélanie de comprendre bien des choses bien qu'elle se garde de tout reproche. Rita, la blonde-framboise, a beau être la coqueluche de la ville, la sage Olivia a nettement plus d'espièglerie et de fantaisie, sans pourtant rien perdre de son "bon fond", pour prendre une longueur d'avance sur le long terme. Enfin, Catherine a peut-être tendance à trop grimacer par moments, les passages virtuoses sont décidément trop nombreux pour les nier. J'avais publié il y a trois ans un top 5 des performances havillandiennes, dont Autant en emporte le vent, L'Aventure de minuit, La Fosse aux serpents, La Charge fantastique et Par la porte d'or: j'aimerais inclure désormais La Blonde-framboise et L'Héritière qui, ajoutées à La Double Énigme, A Chacun son destin, L'Amour n'est pas en jeu ou encore Anthony Adverse, dont Olivia est la seule lumière, et Le Songe d'une nuit d'été, constituent en effet une excellente carrière. En attendant de revoir Ma cousine Rachel, qui m'avait laissé de marbre, mais dans l'immédiat, sa performance dans L'Héritière me donne envie de pleurer de gratitude. Jusqu'à la prochaine fois.