vendredi 3 janvier 2020

Les Quatre Filles du Docteur March



A force d'en entendre parler en bien, j'avais peur d'être déçu, à la manière de Lady Bird qui m'avait paru quelconque sur le moment et qui est déjà oublié deux ans plus tard, mais par bonheur, j'ai beaucoup aimé Les Quatre Filles du Docteur March de Greta Gerwig. C'est même possiblement ma version préférée de l’œuvre de Louisa May Alcott. Ce qui n'est pas très difficile, car aussi honteux que cela paraisse, j'ai grandi avec... hum... la version télévisée de 1978, toute de brushings et de carton-pâte, la seule qui passait régulièrement à la télévision dans mon enfance. De telle sorte que Greer Garson était la première actrice de l'âge d'or du cinéma américain que j'avais découverte, bien qu'il me fallût un long moment avant de faire le rapprochement avec Mrs. Miniver. Dieu merci, une fois à l'âge adulte, j'ai mis la main sur les adaptations cinématographiques de prestige, dont celle de 1933 avec l'énergique Katharine Hepburn, celle de 1949 aux jolies couleurs surannées, et celle de 1994 avec Winona Ryder, version assez fade qui n'a jamais suscité en moi d'enthousiasme. Donc, bien qu'ayant réellement aimé le film de George Cukor en noir et blanc, c'est bien cette nouvelle version de Greta Gerwig qui l'emporte dans mon esprit, preuve qu'il n'y a pas toujours lieu de se lamenter lorsqu'un livre est adapté pour la centième fois au cinéma. J'ai même une folle envie de retourner le voir avant la fin du mois!


La surprise est d'autant plus agréable que la réalisatrice a quelque chose de nouveau à raconter. Pour ce faire, elle bouscule la structure originelle et fait démarrer son histoire lorsque Jo tente de devenir romancière à New York alors qu'Amy visite les capitales d'Europe avec sa tante. A partir de là, l'intrigue alterne entre retours en arrière et présent, et ce basculement est fait avec tant de méticulosité que tout fonctionne, si bien que les changements de temps nourrissent d'autant mieux l'évolution psychologique des personnages. Comme si les difficultés du temps présent donnaient davantage de densité à la chaleur de l'enfance, tandis que le passé éclaire l'actualité d'une touche lumineuse, ce que retranscrit fort bien la caméra de Yorick Le Saux qui alterne entre l'or de jadis et l'ombre d'aujourd'hui. La maladie de Beth, aux deux issues différentes, est à ce titre particulièrement poignante, mais le meilleur de ce bouleversement narratif, c'est l'exploration inédite de la psyché de Jo. Son refus du mariage, son rejet de Laurie, son regret de l'avoir fait ensuite, ses questionnements, ses doutes quant à son avenir littéraire: tout ce qui se construit délicatement pendant une heure trente aboutit à une dernière demi-heure fabuleuse, toute de contradictions, de déceptions et d'espoir, avec en filigrane un discours féministe qui fait mouche au miroir de notre époque.


En effet, le mariage n'y est plus vu comme le point final de la vie d'une femme, aussi est-il fort agréable de voir Amy et Jo y résister autant que faire se peut, quand même la tante March apparaît plus compréhensive qu'à l'accoutumée. Greta Gerwig pousse même le génie de justifier l'inévitable happy end en faisant de Jo sa propre biographie dans la dernière séquence, alors que l'autrice tente de ne pas imposer une bague au doigt à son héroïne malgré les réticences de son éditeur. Seul bémol dans tout cela, le professeur Bhaer n'est plus qu'un pantin: trois petits tours au début et puis s'en va, avant de reparaître miraculeusement à la fin mais en ayant perdu toute sa personnalité au passage, puisqu'il doit servir l'ambiguïté du point de vue de la scénariste sur le mariage. Jo l'épouse-t-elle parce que l'écrivaine doit satisfaire son public, ou est-elle réellement amoureuse? Et est-ce le personnage de Jo qui se marie alors que la romancière Jo reste célibataire et indépendante, ou est-ce cette même romancière de chair qui met enfin un terme au tourment de la solitude qui l'étreint? Greta Gerwig nous laisse l'opportunité de former notre propre opinion à ce sujet.


Outre la réussite narrative, la réalisatrice s'est également entourée d'une équipe technique talentueuse au service d'une superbe esthétique qui reste un plaisir de tous les instants. Les costumes de Jacqueline Durran, à qui l'on doit la robe verte de Keira Knightley dans Atonement, avec déjà la toute jeune Saoirse Ronan, sont notamment exquis, avec des choix de couleurs aussi parlants que la photographie déjà évoquée, puisque le bleu sombre des robes du bal parisien contraste admirablement avec les pastels très colorés des mousselines de Meg lors de ses débuts dans le monde à New York. De leur côté, les décors ont également été réalisés avec le plus grand soin: les demeures richissimes des Laurence ou de la tante sont autrement somptueuses que le grenier des filles March, qui en revanche sent le vécu et la camaraderie. Et musicalement, le film est un festin: la danse cocasse sous le porche au son du Quatuor "américain" de Dvořák, quoique anachronique, n'en reste pas moins un grand moment de cinéma, tandis que les Scènes d'enfants de Schumann, jouées par Beth au piano, donnent un fond de mélancolie bienvenu malgré une apparence de légèreté.


Mais ce qui contribue également à faire de cette adaptation une belle réussite, c'est bien entendu l'interprétation. Physiquement, quelques choix de distribution laissent pourtant perplexes. Par exemple, à 23 ans, Florence Pugh est beaucoup trop âgée pour être une Amy réellement crédible dans les scènes de jeunesse, et lorsque Jo lui interdit d'aller au théâtre parce qu'elle n'est pas assez grande, on n'y croit pas vraiment, d'autant que la forte présence de l'actrice à l'écran la vieillit à son insu. A l'inverse, Timothée Chalamet a toujours l'air d'avoir 17 ans, ce qui nuit aux scènes du temps présent: son entrée libertine au bal, ou sa dernière apparition en père de famille, sont pour le moins incongrues. Louis Garrel, que je trouvais fort laid chez Christophe Honoré jadis, est à la surprise générale bien trop séduisant ici pour incarner un professeur à peu près fidèle à l'esprit du livre, alors que Laura Dern est pour sa part adorable et charitable, mais c'est un joli visage que j'ai du mal à imaginer dans une fresque du XIXe siècle. Enfin, était-il vital de donner le rôle de la tante à l'inévitable Meryl Streep, tout ça pour la dissimuler sous des couches de maquillage pour la vieillir de dix ans, alors que ses tics d'actrices et ses mimiques n'ont précisément pas évolué depuis Mathusalem?


Ceci dit, même s'il est permis de questionner certains choix "physiques", ça ne nuit nullement à la qualité de l'interprétation. Pas chez tout le monde, car je ne comprends toujours pas l'engouement universel que suscite Timothée Chalamet, qui en dehors d'une jolie scène de rupture est au mieux quelconque, au pire insupportable, alors qu'Emma Watson, à l'exception d'une confrontation avec son époux indigent, campe une Meg trop lisse pour qu'on puisse s'y intéresser. A sa décharge, elle est celle des sœurs la plus sacrifiée par le scénario, puisqu'on ne saisit nullement à quel moment elle a réussi à s'enticher du précepteur de Laurie. Heureusement, les autres seconds rôles sont bien plus consistants: Chris Cooper est un Mr. Laurence charmant et tragique dès lors qu'il est en proie au souvenir, Tracy Letts est un éditeur retors qui savoure ses confrontations avec une Jo intrépide, Jayne Houdyshell est parfaitement distribuée en gouvernante, et nous donnerons une mention spéciale à Eliza Scanlen qui incarne une Beth héroïque et jamais mièvre, à laquelle il est difficile de ne pas s'attacher. Néanmoins, les deux stars du films sont incontestablement Florence Pugh et Saoirse Ronan. La première dégage, comme je le disais, une maturité qui pourrait nuire à Amy, mais c'est un défaut qu'elle compense par des enfantillages fort drôles, dont sa manière de se mettre en valeur tout en pleurnichant pour courtiser Laurie, ou encore sa réplique "Ta seule beauté!" ("Your one beauty!") en découvrant que Jo a vendu sa chevelure, sont autant d'exemples piquants. Surtout, Amy devient une adulte responsable qui ne perd rien de sa personnalité parfois mesquine: la scène où elle reproche à Laurie de lui faire des avances dans le seul but qu'elle lui serve de lot de compensation après Jo est particulièrement touchante, et son inquiétude lorsqu'elle retrouve sa sœur, dont elle redoute la réaction à l'annonce du mariage, donne encore beaucoup de densité au personnage.


Aux Amériques, on lit un peu partout que Florence Pugh vole la vedette à Saoirse Ronan, mais n'exagérons rien. Amy surprend très agréablement parce qu'elle est plus développée, et nuancée, qu'à l'ordinaire, mais jamais Florence Pugh, toute excellente soit-elle, n'arrive à éclipser Saoirse Ronan, qui passe par à peu près toutes les émotions possibles et imaginables avec un brio non pas déconcertant, car on sait de quoi l'actrice est capable, mais admirable: humour, légèreté, tristesse, emportement, espièglerie, hardiesse, tentatives très expressives de dominer sa colère et dompter son impatience pour donner son pardon, tentatives non moins réussies de masquer son désarroi; chaque émotion est un festival de nuances et de multiples dimensions. C'est à mon goût le plus grand rôle de la comédienne à ce jour: ses dernières interprétations en date, Brooklyn et Lady Bird, étaient délectables mais ne poussaient pas jusqu'au génie. Ici, avec un très bon scénario à incarner, elle donne le meilleur d'elle-même pour émouvoir comme elle ne l'avait jamais fait auparavant. La dernière demi-heure de Jo, quant à ses doutes par rapport à Laurie et à son talent, est sublime et m'a beaucoup parlé. Décidément, je suis très enthousiaste, et je suis d'autant plus convaincu que l'actrice dégage quelque chose de très sain comme star de cinéma! J'attends la suite!


Conclusion: je n'arrive pas à savoir dans quelle émotion je suis à ce moment de ma vie. J'ai l'impression d'être très malheureux, que mes rêves ne se réalisent pas comme je l'aurais voulu, et je crains d'avoir mis mes aspirations réelles en sourdine pour complaire à une famille qui aime l'idée qu'elle a de moi mais pas qui je suis réellement, et malgré tout, j'ai le sentiment d'avoir l'avenir devant moi, ce qui est sûrement ridicule puisque j'ai 31 ans et que je suis sans doute trop vieux pour accomplir quoi que ce soit. Dans tous les cas, suivre les aventures et les contradictions de Jo March dans cette jolie adaptation hier soir m'a fait le plus grand bien. J'ai vraiment envie d'aller revoir ce film au plus vite!