samedi 18 mars 2017

Top 5 Glenda Jackson


Ayant enfin réussi à voir quelques raretés inédites avec la royale Glenda Jackson, me voilà d'humeur à établir un petit inventaire pour voir où j'en suis avec cette actrice singulière, une interprète talentueuse et d'un charisme tel qu'il lui suffit d'apparaître quelque part, d'un coin d'écran à un siège de parlement, pour capter tous les regards et donner envie de l'écouter monologuer de son accent britannique inimitable. Accessoirement, Glenda Jackson est aussi un visage fascinant, qui sans répondre aux canons de beauté habituels n'en reste pas moins intense et magnifique. Dans quels rôles ces atouts admirables ont-ils été le mieux utilisés?


5 ~ Gudrun Brangwen dans
Women in Love (1969)

Le premier mot qui vient à l'esprit devant cette interprétation, c'est incontestablement celui de révélation. En effet, l'actrice alors inconnue du grand public fit sensation lorsqu'elle débarqua sur les écrans américains en 1970, au point de rafler le précieux Oscar de la meilleure actrice et de s'établir immédiatement comme la comédienne la plus prestigieuse des cinq années à venir. Cette ascension ahurissante est d'ailleurs assez curieuse, car le rôle n'est pas follement exigeant: Gudrun est un esprit libre, pas foncièrement sympathique et observant toujours le monde avec un détachement insolent, de telle sorte que le personnage ressent finalement peu de choses. Dès lors, Glenda n'a jamais de grandes scènes démonstratives à explorer, et force est de reconnaître qu'elle ne va pas loin dans la nuance: sa palette va du sourire charismatique à des répliques souvent sèches, mais l'actrice ne sort jamais de ce cadre. Le rôle ne le demande probablement pas, mais le spectateur reste forcément un peu en marge face à une héroïne devant laquelle il reste difficile de s'émouvoir. Et malgré tout, l'actrice captive en permanence parce qu'elle réussit l'exploit d'être encore plus charismatique que l'essence même du charisme, au point qu'il est impossible de détourner le regard un instant. Ainsi, qu'elle danse en costume antique dans un château, qu'elle coure devant un troupeau de vaches pendant que ses compagnons s'ébattent dans les herbes folles, ou qu'elle éclipse le soleil sur des montagnes enneigées d'une blancheur éclatante, Glenda anéantit à peu près tout sur son passage. A peu près, cependant, car malgré son incroyable dynamisme, elle n'est jamais aussi fabuleuse que ses partenaires, la divine Jennie Linden bénéficiant d'un rôle plus riche et nettement plus humain, et plus encore un Alan Bates au meilleur de sa forme qui domine cette distribution de luxe. Le film, dirigé par le fol Ken Russell, permet en tout cas à ce beau monde d'ajouter un chef-d’œuvre à leur filmographie. Plus de détails sur Gudrun ici.


4 ~ Stevie Smith dans
Stevie (1978)

Comparé au précédent, un véritable bijou cinématographique excellemment photographié, Stevie illustre l'autre phase de la carrière de Glenda Jackson, celle des pièces de théâtre filmées mot pour mot, souvent dans un unique intérieur mal décoré qui vous prend en otage deux heures durant. Ceci dit, Stevie est de loin le meilleur de ces opus de second ordre, en particulier pour son découpage faisant intervenir un commentateur omniscient, Trevor Howard, afin de sortir momentanément de ce salon jaunâtre, et pour son texte faisant la part belle aux répliques recherchées, dignes de la poétesse Stevie Smith. Et puis, l'actrice réussit là un bel exploit, puisqu'elle tient en haleine jusqu'au bout dans ce qui reste quasiment un long monologue d'une heure quarante, quoique parsemé de faux dialogues avec Mona Washbourne dans le rôle de la tante. Vraiment, alors que rien dans la mise en scène ne suscite l'émotion, Glenda parvient à captiver à chaque seconde en racontant la vie de l'héroïne, et ce avec talent. Sa Stevie est ainsi touchante par ses excentricités (sa façon de lever les bras quand elle s'exalte), et les scènes finales la voient, tardivement mais de façon impressionnante, devenir réellement triste dans une tonalité de plus en plus douloureuse. L'occasion de rappeler que c'est souvent la marque de fabrique de l'actrice: se montrer charismatique en diable et délicieusement givrée, avant de toucher droit en cœur dans les dernières minutes quand tombent les masques. On regrettera peut-être que cette nuance n'intervienne toujours qu'à l'extrême fin des films, mais cette performance précise m'a profondément marqué dans son ensemble, parce que je ne peux m'empêcher d'avoir de la peine pour le personnage même quand celui-ci fait mine de ne pas se prendre au sérieux.


3 ~ Elizabeth Tudor dans
Mary, Queen of Scots (1971)

Toutefois, si la simplicité du quotidien de Stevie Smith me touche probablement le plus parmi les cinq rôles retenus dans cette liste, on ne saurait nier que le rôle définitif de Glenda Jackson restera l'impérieuse Elizabeth Ière d'Angleterre, la souveraine la plus célèbre et talentueuse de l'histoire de son pays (Victoria Who?). Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'actrice l'a incarnée à deux occasions la même année, d'abord dans une série télévisée que je projette de découvrir sous peu, puis dans le film qui nous occupe, tant elle a le physique et le charisme de l'emploi. N'oublions pas trop vite, cependant, que Bette Davis et Flora Robson ont apporté leur pierre à l'édifice, mais Glenda Jackson mérite vraiment de monter sur le podium en leur compagnie, et ce même si elle est dans le moins bon film élisabéthain qu'on puisse imaginer. En effet, malgré la séduction des images et la présence de mon actrice contemporaine préférée face à Glenda, Mary, Queen of Scots souffre d'une énorme partie centrale laborieuse au possible dans tout ce qui touche l'interminable affaire Darnley, mais aussi d'un scénario peu brillant faisant de Marie Stuart un être bipolaire passant d'une grande détermination à des accès de puérilité mal amenés, personnage dans lequel la divine et indépassable Vanessa Redgrave peine à trouver ses marques. On jubile pourtant de voir les reines rivales se rencontrer à deux reprises, et d'observer ainsi Vanessa reprendre du poil de la bête pour dominer ces deux échanges, alors que Glenda Jackson est incontestablement meilleure qu'elle dans toutes les autres scènes. L'occasion pour nous d'admirer son port de tête imposant, ses accès de colère souverains, son mélange de sagesse et de jubilation de se savoir meilleur monarque que son ennemie, et bien entendu, ses larmes tardives alors qu'elle doit se résoudre à ce qu'elle abomine le plus: le meurtre d'une tête couronnée. A la fin, Glenda laisse une empreinte indélébile dont Elizabeth peut être fière.


2 ~ Antonina Milioukova dans
The Music Lovers (1970)

J'en ai parlé de long en large ici même, et comme je ne vois rien à ajouter depuis l'année dernière, je me recopierai moi-même honteusement pour ce soir: "Cependant, personne ne bat Glenda Jackson dans le rôle de l'épouse nymphomane. Impossible de feindre la surprise ici: son charisme est tel qu'elle réussit constamment à voler la vedette même à ses partenaires les plus vivaces, notamment sa mère à l'écran qu'elle peut éclipser d'un simple geste d'éventail. En fait, le miracle avec Glenda Jackson, c'est que cet assemblage de traits particuliers, d'audace et de maintien en font certainement l'un des visages les plus cinématographiques qui soient, d'où sa présence décuplée sur grand écran. Malgré tout, je ne suis pas aussi facilement ébloui par la dame que la majorité des cinéphiles, à cause d'un jeu à mon avis trop redondant d'un film à l'autre, Jackson ayant généralement tendance à trop se reposer sur son charisme et à n'attendre que l'extrême fin d'un film pour révéler quelques fêlures. Mais ici, c'est autre chose. L'actrice nous fait bien comprendre le cheminement vers la folie de son personnage, et lorsqu'elle apparaît courant dans la neige lors de la fête, rien ne nous pousse à croire de prime abord qu'elle puisse avoir des problèmes. Dans tout les cas, elle est exaltée et dynamique, quitte à exacerber son jeu afin de fusionner en parfaite harmonie avec le style outré de Ken Russell, son grand exploit étant qu'elle ne donne jamais la sensation d'en faire trop dans ses excès, précisément parce qu'il y a toujours beaucoup d'humanité chez cette femme en chute libre. La démesure est alors toujours tempérée par la maîtrise au point qu'on ressent vraiment quelque chose pour le personnage, malgré une ou deux grimaces terrifiantes qui sont de toute façon voulues par le réalisateur. Bref, je suis à présent très enthousiaste pour sa pathétique Antonina Milioukova de la symphonie en question. Je me demande simplement si je ne préfère pas, tout de même, Vanessa Redgrave dans Les Diables, parmi les hystériques chères à Ken Russell. Mais peu importe, la réussite interprétative est bel et bien au rendez-vous."


1 ~ Alex Greville dans
Sunday Bloody Sunday (1971)

C'est donc, comme déjà précisé à divers endroit du blog, dans ce film de John Schlesinger, qui vaut principalement pour le scénario original de Penelope Gilliatt à propos d'un jeune homme bisexuel se partageant entre un médecin (Peter Finch) et une artiste dans l'âme (Glenda), que la dame donne sa meilleure performance, principalement parce qu'elle s'autorise plus de vulnérabilité dès le départ. Et comme je n'ai rien à ajouter depuis mon dernier article sur la question, je poursuivrai dans l'absence de scrupules en me recopiant une deuxième fois! "J'ai toujours eu beaucoup de mal à aimer Glenda Jackson autant que ses collègues des années 1970 parce qu'elle s'est souvent présentée d'un film à l'autre sous le même profil, celui d'une femme charismatique jusqu'à l’écœurement à qui la nuance semble systématiquement inconnue avant les cinq dernières minutes, où les personnages se mettent enfin à être tristes ou à douter d'eux-mêmes. Or, c'est tout l'inverse ici, non qu'elle ne soit pas charismatique (elle l'est absolument!), mais parce qu'elle apporte une bonne dose de doute et de tristesse contenue d'entrée de jeu, compte tenu de la situation atypique captivante qui la voit partager son amant avec un médecin de ses connaissances. Elle ajoute notamment beaucoup d'inquiétude et de nervosité dès les premières minutes lorsqu'elle appelle la famille de son amant, elle se montre heureuse en toute simplicité une fois qu'elle se retrouve avec lui, et ses regards sont encore très beaux alors qu'elle se contente de lui prendre la main sur un air d'opéra. A son actif encore, Jackson ajoute une bonne dose d'ironie afin d'enrichir cette situation compliquée, comme lorsqu'elle avoue à son partenaire qu'elle sait où il va ("Have fun with"... mais il est déjà parti), ou à travers l'humour dont elle fait preuve avec le chien ou les enfants. A la fin, cette performance sensible est à saluer mille fois et son inquiétude, sa déception et sa colère sont si bien jouées qu'un prix d'interprétation aurait été tout à fait envisageable. Sans compter que sa rencontre avec son rival a lieu de façon si adulte qu'on ne pourra que féliciter l'actrice d'apporter de la nuance et de la complexité jusqu'à la dernière seconde."


Egalement vue dans:

Marat/Sade (1967): J'adore ce projet, dans lequel les fous de l'hospice de Charenton rejouent les grandes heures de la Révolution française au prix d'outrances exquises et clairement excitantes. Glenda y joue rien moins qu'une Charlotte Corday folle furieuse, donnant lieu à une performance assez technique qui ne me séduit pas autant que mon intérêt pour le film pourrait le laisser croire, mais qui n'en reste pas moins une honorable révélation deux ans avant la sortie de Women in Love. A noter que l'actrice fut d'ailleurs nommée pour un Tony pour ce même rôle, un an avant le transfert de l’œuvre sur grand écran.

A Touch of Class (1973): Un second Oscar controversé pour la dame. Pour être honnête, ce n'est pas un prix indigne, et la compétition n'était pas brillante cette année là, mais effectivement, quelque chose ne fonctionne pas. Le film voulait ressusciter la screwball comedy mais y échoue sur tous les plans, ce qui plombe la performance de Glenda, charismatique à l'accoutumée, et cependant jamais drôle. Qu'elle paraisse derrière une lunette de toilettes ou crie sur la terrasse qu'elle souhaite se faire violer, toutes ses répliques tombent à plat sans faire ressentir la dose d'humour noir nécessaire, si bien que le seul moment qui vous arrachera un sourire est son arrivée à l'agence de voyage, ce qui tient d'ailleurs davantage du comique de situation que de la composition à proprement parler. La fin, relativement touchante, lui permet néanmoins de nuancer son jeu, mais ça arrive hélas trop tard dans un film franchement pénible.

The Maids (1975): Dans cette adaptation des Bonnes de Genet, Glenda surprend de temps à autres en se révélant crédible dans la soumission, bien que tout cela ne soit finalement qu'un jeu, puisque sa soubrette ne fait que semblant d'obéir pour mieux reprendre le dessus à chaque fois. Sa complicité avec Susannah York, qui joue momentanément le rôle de la maîtresse de maison quand la patronne est de sortie, fait mouche à plus d'une reprise, tant les joutes entre les deux complices tournent rapidement à un duel sadomasochiste sincèrement excitant. Dommage que le film ressemble plus à une pièce de théâtre qu'à un réel objet de cinéma, entre la décoration faussement parisienne d'un appartement place Vendôme, et le jeu par trop maniéré de Vivien Merchant.

Hedda (1975): Un grand rôle littéraire est toujours alléchant à la base, mais hélas, filmé sans génie par un réalisateur incapable de donner un aspect un tant soit peu cinématographique à son adaptation, le résultat ennuie rapidement. A la décharge de l'équipe, il faut dire que l'absence de restauration du film rend l'image d'autant plus vieillotte, et tout ça est finalement bien dommage, tant on peine à voir un embryon de dynamisme dans ce salon angoissant. Glenda y est heureusement excellente, comme d'habitude, bien qu'elle surprenne peu en composant une fois de plus un personnage antipathique dissimulant trop aisément ses faiblesses.

The Incredible Sarah (1976): Encore un rôle cousu sur mesure pour l'actrice, qui ne surprendra à aucun moment en laissant son charisme dominer chaque situation, avec toutefois quelques moments plaisants, comme lorsque l'héroïne, ne pouvant contenir son excitation d'entrer à la Comédie Française, rejoue son entrée en scène deux fois lorsqu'elle revient annoncer la bonne nouvelle à sa mère. Autrement, un film à l'image des deux précédents: trop théâtral pour faire mouche, et qui a franchement mal vieilli quarante ans plus tard.

Salome's Last Dance (1988): J'avais hâte de découvrir la dernière collaboration de Glenda avec Ken Russell, mais hélas, autant Women in Love et Tchaïkovski revêtaient un aspect intensément cinématographique et novateur, autant ce projet à la base captivant de théâtre dans le théâtre (Oscar Wilde est invité dans une maison close pour voir une représentation de Salomé par les résidents des lieux) lorgne davantage vers le théâtre filmé d'Hedda ou des Bonnes, malgré une débauche de costumes baroques à souhait. Maquillée en souveraine antique, Glenda livre sans surprise une performance très théâtrale, franchissant allègrement la ligne de la caricature dans l'expression de sentiments exacerbés, si bien qu'il est difficile de se prendre au jeu de son Hérodias, encore que son interprétation fonctionne puisque avant d'être une reine aigrie et cruelle, le personnage est surtout une grande dame délurée qui vient brûler les planches le temps d'une visite au bordel. On comprend bien la démesure calculée, mais il n'empêche que c'est Imogen Millais-Scott dans le rôle-titre qui marque le plus les esprits.


A découvrir: Elizabeth R (1971) en priorité!


Conclusion: Glenda Jackson a souvent tendance à proposer la même recette d'un film à l'autre, à savoir se montrer forte et charismatique dans les trois quarts d'une intrigue, avant de mettre en lumière les véritables faiblesses des héroïnes dans les dernières minutes. Mais la nuance a beau n'intervenir que tardivement, difficile de n'être pas impressionné par les portraits esquissés jusque là. Quant à sa filmographie, elle reste plus qu'honorable avec au moins deux chefs-d’œuvre, Women in Love et The Music Lovers (merci Ken Russell!), et un très bon film armé d'un excellent scénario, Sunday Bloody Sunday. Le reste a moins bien vieilli, ce qui explique sans doute pourquoi l'on se souvient mal de l'actrice de nos jours, mais chaque performance a quelque chose de positif pour mériter que ces films soient vus au moins une fois.

vendredi 3 mars 2017

Moonlight (2016)


Cette fin de semaine, je tenterai de rattraper mon retard oscarien avec si possible Lion, Jackie, Fences et 20th Century Women. En attendant, je suis allé voir Moonlight hier soir, et contre toute attente, j'ai été comblé. En effet, n'ayant lu jusqu'alors qu'un embryon de synopsis, je croyais qu'il s'agissait d'un film sur la drogue dans une banlieue de Floride, ce qui ne m'attirait pas. Et puis, grâce au retournement de situation mythique de la cérémonie de dimanche dernier, j'ai découvert que l'histoire dépasse largement ces questions pour évoquer la construction de son identité pour un jeune homme maltraité, avec en point d'orgue une dimension homosexuelle qui m'a vraiment ému. J'ai donc couru voir ce film de Barry Jenkins, et ce pour mon plus grand plaisir.

Le point fort du film? Son scénario: le découpage en trois partie entre enfance, adolescence et vie adulte fonctionne à merveille, d'autant que chacune des séquences en question se concentre sur un moment très bref, jamais plus d'une semaine, de la vie du héros. Or, la brièveté du temps permet tout de même de tout développer à la perfection, preuve de l'ingéniosité de l'histoire de Tarell Alvin McCraney. On passe ainsi quelques jours en compagnie d'un petit garçon (Chiron, dit Little) livré à lui-même et chahuté par ses voisins plus virils, puis on passe au lycéen (Chiron) régulièrement battu et spolié de son argent mais qui saura quand même conclure la séquence par un acte fort, avant d'aboutir à l'adulte (Black) sensible sous une carapace de fer. En filigrane apparaissent également les clichés attendus (la figure du mentor dans le premier acte, ou la mère pauvre et droguée incapable de s'occuper de son fils), mais ce sont aussi des réalités indéniables de cette banlieue défavorisée de Miami, voire le point de départ de l'intrigue tout court, puisque les scénaristes ont eux-mêmes vécu ces choses difficiles. Quant à l'image du modèle viril secrètement admiré par Chiron alors qu'il n'est encore que Little, elle est largement nuancée par les questions de sexualité qui permettent dieu merci de donner beaucoup de sensibilité à ce milieu très masculin. On pourra éventuellement regretter que les deux seules femmes marquantes soient donc une mauvaise mère et à l'inverse, une figure maternelle de substitution toujours un peu dans l'ombre malgré son charisme, mais l'histoire reste heureusement très riche malgré ces portraits. 

L'autre force de Moonlight, c'est également la mise en scène de Barry Jenkins, en particulier pour son maniement de l'ellipse et la discrétion de ses images. J'entends par-là que tout est dit à chaque plan, mais sans que rien ne soit jamais martelé avec lourdeur. Les menaces pesant sur Juan sont par exemple très compréhensibles, bien qu'on ne les soupçonne que furtivement lors de coups à la porte, ou lors d'un geste très simple comme s'asseoir à table. De même, la prostitution de la mère n'est que brièvement devinée lors d'un dialogue, mais personne n'est évidemment dupe. A vrai dire, même la mort elliptique d'un personnage sert parfaitement le propos en révélant quels sont alors les acquis et les pertes pour le héros. Du point de vue de l'image, Barry Jenkins joue également très bien avec la couleur bleue, couleur dominante par rapport à un beau dialogue sur la plage, et l'on notera encore que les scènes de sexe sont elles aussi d'autant plus marquante par leur retenue, entre une main sur le sable et un lendemain de rêve dans des draps rejetés. Quant aux cercles concentriques parfois formés par la caméra, ils suggèrent tout autant la difficulté de se trouver soi-même dans un environnement difficile que le sentiment d'être seul au milieu d'un groupe qui vous cherche noise. Ceci dit, les quelques zooms rectilignes n'en sont pas moins révélateurs, entre la violence des cris d'une mère dans un couloir, et la marche décidée d'une dernière visite.

Enfin, l'interprétation est généralement de haut niveau. J'aborderai tout de même ce point en vous avouant n'être pas très friand de la performance de Naomie Harris dans le rôle de la mère, la seule actrice à apparaître dans toutes les séquences. La dame livre en effet une interprétation technique formatée pour les Oscars, mais elle m'y impressionne peu: les affres de l'addiction sont souvent trop appuyés (alors que la tonalité du film est justement à la modération, voir notamment son premier geste de recul envers Juan, qui trouvera son explication quelques scènes plus loin), et le repentir tardif n'offre rien de bien novateur par rapport à d'autres rôles de la sorte. Et peu importe que l'actrice ait dû tourner ses scènes en trois jours seulement, et passer également outre son choix de n'incarner que des personnages positifs dans sa carrière, car le résultat reste le même: elle en fait trop. Son meilleur moment est en fait celui où, calme et pas encore totalement perdue, elle demande à son fils d'aller lire au lieu de regarder la télévision: elle acquiert ici une crédibilité qui lui fera souvent défaut par la suite. En réalité, je préfère ce que fait Janelle Monáe, une personne dont je n'avais jamais entendu parler mais qui est apparemment la révélation de l'année pour sa participation à deux des meilleurs films en compétition, et qui bien que ne faisant quasiment rien s'avère d'une présence captivante qui m'émeut davantage que les effets de sa collègue. Quant aux hommes, je trouve les deux jeunes acteurs tout à fait crédible et probablement bien dirigés, quoiqu'ils aient surtout à se montrer soumis. Ce sont donc essentiellement les acteurs masculins qui mènent la danse, dont un Mahershala Ali incroyablement charismatique et séduisant dans le rôle du mentor, et trouvant le ton juste entre force de caractère d'un homme s'étant construit par-lui même après un passé qu'on devine douloureux, et vestige d'une réelle sensibilité que traduit son subtil sentiment de honte face aux questions de Little. Sans compter que le personnage reste ouvert d'esprit malgré sa virilité triomphante, ce qui fait un bien fou! André Holland n'est cependant pas en reste dans un rôle de meilleur ami adulte qui n'a pas oublié son ancien compagnon de route bien qu'il ne soit que très partiellement bisexuel, et ce au prix de sourires franchement émouvants. Ceci dit, c'est vraisemblablement Trevante Rhodes qui donne la meilleure performance du film, car il doit nous faire croire que le mastodonte aux dents d'or, dealant de la drogue dans sa grosse voiture, est bel et bien la même personne que le frêle garçon des deux premiers actes. Sur le plan visuel, le décalage est très perturbant, mais l'acteur réussit l'exploit de dépasser ce problème en soulignant son extrême sensibilité par quelques regards, avec quelques larmes parfaitement discrètes qui se marient fort bien à l'élégance de l'ensemble.

Avec tous ces ingrédients, Moonlight conduit à une fin déchirante qui m'a rappelé mon propre mal-être après avoir eu le cœur brisé à dix-neuf ans. Dans tous les cas, la dimension sentimentale est extrêmement touchante, et le parcours pour se trouver sa réelle personnalité à différents âges d'une vie reste excellemment mis en scène. C'est tellement bien fait que j'aurais probablement tout autant aimé le film avec un personnage hétéro, sachant que le plaisir de découvrir une œuvre sur un milieu qui ne m'est absolument pas consubstantiel, et dans lequel je me retrouve grâce à des questions universelles d'amour et d'émotions, rend cette découverte particulièrement savoureuse. Je suis donc très content de l'Oscar attribué à Moonlight, un trophée qui dépasse très clairement l'agréable message politique souhaité par les votants, pour reconnaître un véritable triomphe artistique où se mêlent réussite scénaristique, beauté du geste et interprétation de qualité. En l'absence de recul, j'en resterai actuellement à un très bon 8+, mais rien ne dit que je n'irai pas à 9 dans quelques temps.