mercredi 17 mars 2021

Une découverte loin d'être indigne



Dans ma jeunesse*, lorsque j'ai travaillé brièvement comme archiviste et bibliothécaire particulier pour une metteuse en scène de renom, j'ai inventorié des centaines d'exemplaires des pièces de Bertolt Brecht, dans toutes les éditions et traductions possibles et imaginables. Mais! J'en étais resté au théâtre et n'avais pas traité ses récits, romans et poèmes. J'ignorais donc jusqu'à aujourd'hui qu'on lui devait une nouvelle intitulée Die unwürdige Greisin, écrite en 1939 et publiée dix ans plus tard dans le recueil Kalendergeschichten. Dès lors, quelle ne fut pas ma surprise de faire le rapprochement avec le film français que je cherchais depuis des lustres, et qui valut à Sylvie, que nous venons d'entrevoir chez Thérèse Raquin, le tout premier prix de la meilleure actrice décerné par la National Society of Film Critics. Je parle bien sûr de La Vieille Dame indigne de René Allio, sorti au printemps 1965 et inclus parmi les cinq films étrangers favoris du National Board of Review. Ainsi, une petite vieille dame sortie tout droit d'une autre époque a côtoyé, le temps de quelques cérémonies, la séduction ultra glamour d'Elizabeth Taylor, la jeunesse incandescente de Vanessa Redgrave, et le charisme éclatant d'Anouk Aimée, visage emblématique d'un mouvement, la Nouvelle Vague, loin du cinéma classique où s'était illustrée Sylvie jusqu'à présent. On la vit même prendre la pose avec Peter O'Toole, à tel point qu'on pourrait parler d'un choc des générations! Toutefois la réalité s'inscrit si bien dans la continuité de la fiction qu'il reste difficile de s'étonner...

En effet, l'histoire de Madame Berthe est bien différente de ce que j'avais imaginé à la lecture du titre: loin d'être une Tatie Danielle en puissance, elle est une adorable grand-mère qui s'est sacrifiée toute sa vie pour sa famille, et qui profite de son veuvage pour découvrir le monde. Le titre, assez ironique, emprunte donc le point de vue de ses fils qui n'apprécient guère de voir leur mère dépenser ce qu'ils espéraient recevoir comme héritage dans quelques années, faisant alors basculer la notion d'indignité du personnage visé à l'émetteur d'une telle opinion. À l'inverse, les chansons du film, signées Jean Ferrat (pas franchement le monsieur le plus toxique qui fût!), adoptent le point de vue de l'héroïne: "On ne voit pas le temps passer" décrit parfaitement le quotidien d'une dame dont les plus belles années se sont écoulées en une ritournelle chronométrée, tandis que "Loin" illustre de manière plus poétique encore le désir de passer à autre chose, quand bien même on n'a pu le faire plus tôt.


Faut-il pleurer? Faut-il en rire? René Allio donne heureusement une légèreté de bon aloi aux dernières années de Madame Berthe, l'accompagnant dans son parcours par une utilisation inventive de l'espace. Il accentue par exemple le contraste entre l'allure antique de la vieille dame, frêle silhouette noire qui n'a jamais quitté son quartier, et le monde moderne qu'elle découvre par de véritables jeux de mouvements, mêlant l'héroïne à un groupe de jeunes qui avance au même rythme sur le trottoir, lui faisant monter et descendre les escaliers roulants d'un grand magasin avec un dynamisme amusant, ou s'ingéniant encore à découper son visage blanc sur la tête du garagiste dans la pénombre, soulignant avec humour que si la dame détonne dans de tels environnement, elle s'y intègre aussi à merveille par sa soif de découvertes et son ouverture d'esprit devant l'inconnu. Madame Berthe est ainsi à la fois l'âme de sa rue de Marseille, écoutant ses voisines se plaindre de leurs tracas lorsqu'elle va faire une course, mais également une étrangère totalement interloquée devant un mixeur de fruits, et pour qui tester un échantillon de parfum dans une boutique a autant de prix qu'un tour de France en deux chevaux!


Par moments, quelques longueurs ramènent Madame Berthe à son triste quotidien, à la voir laver sa vaisselle en un long plan-séquence qui n'est pas sans préfigurer les grandes heures de Jeanne Dielman, mais ça n'enlève rien au plaisir qu'éprouve la dame à avancer toujours plus avant dans la ville, se prenant au passage d'amitié pour une jeune femme à la mode, Malka Ribowska, qui lui rend finalement plus d'affection filiale que ses propres enfants. En revanche, les histoires de cœur de son petit-fils, Victor Lanoux, m'intéressent moins: j'aurais volontiers recentré le récit sur le seul personnage de la grand-mère, qui n'est parfois qu'une silhouette un peu perdue dans la vaste métropole et aurait mérité un temps d'écran plus conséquent encore.


Malgré ces quelques défauts, La Vieille Dame indigne se suit agréablement grâce à la présence de Sylvie, surprenante dans un rôle nettement plus attachant que la prieure austère des Anges du péché, ou que la matriarche funeste de Thérèse Raquin. Ici, il émane d'elle une lumière naturelle, et surtout une candeur qui sied à merveille au personnage: la comédienne ne surjoue rien et se contente de vivre l'instant présent, comme le ferait l'héroïne. En témoigne la glace qu'elle déguste le plus naturellement du monde, sans se croire obligée de faire passer sur sa bouche l'expression d'un plaisir inapproprié devant une chose aussi anodine. Au fond, Madame Berthe reste telle qu'elle a toujours été, une femme au foyer qui ne s'en laisse pas conter, et qui n'a jamais acheté un poisson (ou une voiture!) avant d'en avoir vu les entrailles! Assurément, la composition est réalisée avec finesse: la félicité gagne son visage de manière spontanée sans que l'actrice n'ait besoin d'appuyer dessus, ce qui rend l'héroïne d'autant plus charmante, car totalement convaincante. Mais tout en restant le premier rôle incontestable du film, je regrette vivement qu'on ne lui ait pas accordé plus d'espace: les nombreuses réunions familiales où la mère est en retrait servent fort bien le propos, puisque c'est uniquement dans la solitude que Madame Berthe parvient à s'accomplir, mais il est toujours dommage de la voir ne redevenir qu'une silhouette dans de trop longues séquences. Et comme son parcours marseillais l'isole quelque peu dans des plans d'ensemble ou moyens, elle n'a finalement pas autant à se mettre sous la dent qu'on l'eût souhaité, à l'exception d'un sorbet gigantesque!


Conclusion:  La Vieille Dame indigne est un joli film, pas forcément inoubliable, mais qui regorge de mille détails captivants. J'aurais peut-être aimé un rôle plus spectaculaire pour l'actrice principale, mais à vrai dire, la simplicité est le mot d'ordre de Madame Berthe, même lorsqu'elle s'adonne à d'audacieuses excentricités: la sobriété de l'interprétation sonne finalement très juste. Ma victoire du cinéma français revient tout de même à Annie Girardot pour Trois chambres à Manhattan cette année-là, mais Sylvie reste une candidate de choix, continuant de détonner aux côtés de la plus belle voix de la Nouvelle Vague, Emmanuelle Riva, pour Thomas l'imposteur, et d'une personne aux antipodes de Madame Berthe... une certaine Brigitte Bardot!

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* J'ai environ l'âge qu'avait Bardot en 1965, n'allez pas croire que je me reconnaisse dans le personnage de Sylvie!


dimanche 14 mars 2021

Gang de Raquin




 Je voulais la voir depuis des années, et c'est désormais chose faite: l'adaptation du classique de Zola, Thérèse Raquin (1867), par Marcel Carné n'est plus une inconnue pour moi. Je regrette de n'avoir pas encore lu le roman, mais j'ai eu la chance d'en découvrir une version théâtrale voilà une douzaine d'années, avec un couple de comédiens tellement beaux et talentueux que j'en garde à ce jour un souvenir ému. Le film de Carné, sorti en 1953, fait honneur à cette agréable réminiscence, malgré un choix d'écriture qui me laisse perplexe, puisque toute la seconde partie prend d'énormes libertés avec le texte d'origine. Cela n'empêcha pas le metteur en scène de légende d'être primé à Venise, pour sa réalisation justement inspirée, mais avouons que cette inflexion inattendue ne laisse pas de me surprendre...

Ce qu'on ressentait dans la pièce, et qui est apparemment tout l'intérêt du roman, est la façon dont la culpabilité hante les personnages après un drame, jusqu'à la haine et au délire. Carné, voulant manifestement étoffer le rôle du beau Roland Lesaffre, qui ne le laissait pas indifférent (on le comprend...), a tenu à traiter ce thème avec son propre langage, inscrivant l'histoire dans la lignée du film noir en vogue à l'époque, maître-chanteur à l'appui; et modernisant le propos jusqu'à situer l'action dans la France contemporaine de l'après-guerre. Le film y perd de sa symbolique littéraire par des réflexions plus convenues, mais ça n'en reste pas moins passionnant à regarder: une mise en scène habile et des nuances présentes chez tous les personnages justifient amplement le succès de l'œuvre, malgré ses infidélités à la source originelle.

Assurément, la beauté des images donne une grande force à l'ensemble. Que l'on pense aux teintes sombres des draps, roulés avec délicatesse par une héroïne qui a appris à garder son calme en toutes circonstances; aux silhouettes isolées dans le couloir d'un train ou devant des grilles surplombant Lyon; mais encore aux baisers enflammés devant la façade éclatante de lumière d'un bal musette désert, donc inquiétant par nature malgré ses airs rassurants; voilà autant de peintures du quotidien teintées d'une touche d'obscurité toujours prête à briser l'optimisme d'une jeune femme rêvant à des jours meilleurs. Même le plateau de courses hippiques, sur lequel la coterie des Raquin n'hésite pas à tricher sans vergogne, a une manière d'occuper l'espace à lui seul telle une spirale annonciatrice du pire. Prise au piège même dans la foule en plein jour, entre un mari pleutre qui va jusqu'à lui imposer ce qu'il convient de regarder dans la rue, et une belle-mère étouffante, pas étonnant que Thérèse s'éprenne très vite du chauffeur viril qui croise sa route, et lui offre les trop brefs instants de liberté qu'il lui faut pour rester en vie, dans la chaleur laineuse de ses vêtements noirs où se détachent les mains soignées de la dame. Malgré tout, cette liaison fatale ne parvient jamais à se départir de l'épée de Damoclès que constitue la mise en scène fluide de Carné, qui traduit par ses mouvements de caméra l'allégorie de la culpabilité qui fait défaut au scénario. La scène de la chambre est certainement l'un des moments les plus forts du film, lorsque Thérèse, dans tout l'éclat d'une séduction qu'une fausse migraine ne peut dissimuler*, doit parler à sa marâtre remontée plus tôt que prévu alors que l'amant italien est caché derrière la porte: on pense immédiatement à Assurance sur la mort, et l'on reconnaîtra que cette séquence nerveuse soutient admirablement la comparaison.

Si cette réalisation élégante reste le point fort du film, l'histoire prend tout de même soin de compenser sa dérive policière inappropriée par une galerie de portraits complexes qui donne beaucoup de matière aux interprètes. Ce n'est pas vraiment le cas des Raquin mère et fils, dont la sécheresse et la veulerie ne sont pas d'une subtilité exemplaire, mais ça n'empêche heureusement pas les comédiens de donner le meilleur d'eux-mêmes, principalement la légendaire Sylvie, qui donne au second acte silencieux de son parcours une force exceptionnelle mâtinée de haine et de mépris. On aurait même voulu la voir davantage à l'écran, car tout ce qu'elle suggère derrière son visage fermé compte parmi les plus grandes richesses du film: elle se charge à elle seule de la partie allégorique et hallucinatoire du texte en proposant à sa bru une vision funeste qui l'empêchera de dormir pour le restant de ses jours. Dans la première partie, sa dureté envers ceux qui osent contredire son fils laisse entrevoir le manque d'affection vécu par cette dame, qui a dès lors compensé ce vide existentiel en reportant sur son rejeton malingre tout l'amour qu'elle aurait voulu recevoir elle-même dans sa jeunesse, preuve que la comédienne savait en dire plus que ce qu'on aurait pu croire à la lecture du scénario. Jacques Duby tente lui aussi de faire de son mieux dans la peau du personnage le plus insupportable qui soit, mais celui-ci est si exaspérant qu'il lui est difficile d'émouvoir de quelque manière, malgré un mélange intéressant de couardise et de volonté. En revanche, j'ai du mal à croire que les gens d'alors ait pu le prendre pour un homme de cinquante ans: sa jeunesse est trop perceptible derrière le maquillage.


Les autres comédiens bénéficient quant à eux des surprises de l'histoire, les amants maudits ayant l'heur de devenir magnanimes et de ne jamais préméditer la mort d'autrui, tandis que le personnage nouveau du maître-chanteur voit son avarice tempérée par un secret désir d'être aimé, et la naissance d'une miséricorde sincère. Concernant le couple principal, Raf Vallone apporte toute sa force brute à un personnage sanguin, qui cherche tout de même à faire au mieux avant d'en venir à la violence. Il forme avec Simone Signoret un duo finalement attachant, mais je lui préfère quand même la comédienne dans ce qui est désormais à mes yeux l'un de ses trois plus beaux rôles, avec Les Chemins de la haute ville et La Veuve Couderc. D'une manière très subtile, elle domine l'écran par son charisme renommé, aidée pour l'occasion par une caméra amoureuse d'elle, qui un an après Casque d'or capte sa jeunesse dans toute sa gloire, avec heureusement une coiffure plus attrayante! Avec tous ces atouts à son service, elle est en tous points magnifique: ses grands yeux tristes portent tout le poids de sa morne existence, son visage expressif souligne sa folle envie de s'évader derrière ses fenêtres à carreaux, et sa colère contenue dans les dialogues dévoile toute la complexité du personnage. Qu'on parle des fausses confidences à sa belle-mère après le drame, ou de son allure calme, qui ne se laisse pas impressionner par le marin qui la suit, elle n'en finit plus de captiver, avec en prime de merveilleux instants qui illuminent la noirceur ambiante, comme en témoigne cette jolie scène avec l'employée du magasin, devant qui une Thérèse amicale et professionnelle se révèle d'une âme bien supérieure à celle de la matriarche.


Habituellement, je ne suis pas le plus grand admirateur de Signoret, mais Thérèse Raquin fait partie des rôles devant lesquels il faut s'incliner. Malgré tout, et cela ajoute aux grandes qualités de l'œuvre, le film appartient à Roland Lesaffre, qui dans le second rôle du marin s'empare du deuxième acte avec brio. Il est lui aussi bien aidé par une caméra encore plus éprise que de l'actrice principale, Carné ne se privant pas de nous offrir une vision séduisante du comédien en débardeur, en train de se raser dans une chambre avec vue sur Montmartre! C'est néanmoins dans les rues lyonnaises que l'acteur brille de toute sa splendeur, composant un personnage ayant toujours un double-visage. Simple mais menaçant, peu distingué et cependant si charmant, populaire jusque dans son phrasé mais avec une prestance réelle, il fait bien sentir à quel point le marin a besoin d'attirer sur lui l'attention qu'il n'a pas reçue de sa famille, comme s'il avait finalement le désir de se faire aimer des gens qu'il vole. C'est un personnage passionnant, devant lequel ni la carrure virile de l'Italien, ni le désespoir touchant de l'héroïne n'arrivent à rester intacts, la rencontre de ces trois êtres nous offrant des moments forts en tension et en émotion, même si l'on est désormais loin de l'histoire originelle.

Finalement, tout le génie de Carné est de donner une grande puissance au propos en y apportant un regard différent. La haine prend d'autres chemins, se tempérant au passage de concorde et de compréhension, sans que le poids de la culpabilité n'en soit altéré. J'ai adoré ce film et lui aurais probablement donné trois Victoires du cinéma français cette année-là, pour Sylvie, Roland Lesaffre et la Signoret, laissant Le Salaire de la peur remporter les autres catégories prestigieuses des film, mise en scène et premier rôle masculin pour Charles Vanel, et laissant Madame de… triompher dans la partie technique.

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*Joan: "Il fallait me demander comment faire: je vous aurais montré comment rendre tout cela convaincant!"

samedi 13 mars 2021

Le paysage des choses aimées

 Je sais que plusieurs d'entre vous sont fascinés par Michèle Morgan, aussi avais-je simplement envie de partager cette "contemplation" que l'actrice avait confiée au magazine La Femme et la vie (n°38, septembre 1950), et qui sauf erreur de ma part ne doit plus circuler de nos jours. J'espère que cela vous divertira!





En attendant de retrouver Michèle très vite, demain ou en tout début de semaine!


mercredi 10 mars 2021

Édith Jéhanne, ou le fantasme slave



Article commencé il y a trois ans... Je disais:


"Ces derniers temps, j'ai commencé à explorer la filmographie de Raymond Bernard, que je ne connaissais que de nom, et dont j'avais une brûlante envie de découvrir la Tarakanova, après avoir retrouvé dans les archives de famille un magazine de 1930 spécialement consacré à cette fantaisie russe. C'est désormais chose faite, ce qui m'a poussé à compléter cette rétrospective par d'autres œuvres du metteur en scène, dont le médiéval Miracle des Loups (1924), culminant par la prise de Carcassonne (Beauvais dans l'histoire); les contemporaines Croix de bois (1932), un excellent film de guerre aux qualités visuelles indéniables, qui m'a cependant peu surpris après les versions de Lewis Milestone et Georg Wilhelm Pabst de 1930; et les mythiques Misérables (1934) de Victor Hugo, rien de moins. Je parlerai de ces films en temps voulu, mais ce billet sera exclusivement consacré aux symphonies slaves orchestrées par Raymond Bernard, toutes deux portées par le visage radieux d'Édith Jéhanne: Le Joueur d'échecs (1927) et Tarakanova (1930)."


Voilà deux films qui ont pour point commun la Russie, et à travers elle, la présence implacable de l'impératrice Catherine II. Dans Le Joueur d'échecs, adapté d'un roman d'Henry Dupuy-Mazuel, elle tente de venir à bout de la résistance lituanienne, qui n'a jamais accepté le premier partage de la République des Deux Nations, avec en filigrane une tension latente avec le créateur d'un automate capable de remporter toutes les parties d'échecs au monde. Et dans Tarakanova, il lui faut contrecarrer les plans d'une gitane, qu'un opposant politique a convaincue qu'elle était l'héritière légitime du trône par sa ressemblance frappante avec la bâtarde d'Élisabeth Petrovna, Dosithée, elle-même recluse dans un couvent. Ces deux intrigues complexes, jouant sur la dissimulation, la double identité, et l'espionnage international au XVIIIe siècle, donnent ainsi beaucoup de grain à moudre à Édith Jéhanne, qui incarne des héroïnes à la fois en pleine crise d'identité et en pleine confusion des sentiments, tout en se payant le luxe de jouer au sein du même film le double-rôle de la religieuse et de l'usurpatrice.




Visage expressif sur lequel s'impriment aussi bien les troubles politiques que ses tourments propres, l'actrice est au cœur d'un jeu sur l'image accentuant le tumulte. En témoignent d'abord les portraits, qui donnent corps à tous les fantasmes. Par exemple, comme toutes les jeunes filles bien nées à l'époque des Lumières, Sophie Novinska, pupille du baron inventeur du Joueur d'échecs, est d'abord représentée en belle Européenne chaste, recouverte d'une robe blanche qui dissimule soigneusement son caractère, de telle sorte que le tableau ne dit pas tout à fait la vérité. C'est là l'image officielle qu'il faut donner de la jeune femme, qui en grand secret n'est autre que l'âme de la rébellion balte face au dépeçage de son pays, et qui organise des réunions dans l'ombre du couvre-feu où toute la noblesse de Pologne-Lituanie se regroupe afin de chanter l'hymne national. Les cheveux nattés, une couronne de fleurs trônant au sommet d'un costume traditionnel, Sophie est en réalité une icône, qui prête son visage à la propagande anti-russe. Et justement, alors que le portrait en robe blanche vole en éclat sous le feu des canons moscovites, c'est désormais sous son véritable aspect qu'on la retrouve sur un placard, tombé entre les mains de l'impératrice, qui semble en retour s'amuser de la situation puisqu'elle détient une information dont Sophie n'a jamais eu vent. Mais au même moment, Sophie parade en robe de cour au Palais d'Hiver, puisqu'il lui faut à nouveau jouer à l'ingénue afin de sauver le soldat le plus hardi de l'armée lituanienne, lui même dissimulé dans l'automate du Joueur d'échecs arrivé à Saint-Pétersbourg contre son gré. Aidés par l'ingéniosité du baron Kempelen, ou épiés par la saltimbanque de Catherine à qui rien n'échappe, le couple se trouve pris dans les filets d'un jeu de dupes que renforce d'autant plus la frontière mythique entre automates et êtres vivants, qui s'affrontent dans l'atelier du créateur de génie.


Dans Tarakanova, la duperie se joue également dans l'art du portrait, puisque la princesse tzigane et la sœur voilée sont tour à tour comparées au médaillon de l'impératrice Élisabeth, alors que Raymond Bernard s'amuse à entrecroiser ces images-là avec la vision d'une médaille représentant une Vierge à l'enfant, opposant de la sorte la pureté de la sagesse à la tentation néfaste de la splendeur impériale. Mais les miniatures ne sont qu'une infime partie du chaos général, qui prend d'autant plus d'ampleur dans les appartements d'apparat de Catherine, où la réplique d'Élisabeth brille de mille feux dans la galerie des portraits, dominant les mortels encore de ce monde de son auguste présence. Coincée entre ces deux dignités impériales, une Tarakanova sublime, aux cheveux défaits, se laisse gagner par le doute et l'incompréhension, tâchant de conserver un certain sens de l'honneur alors que le sol se dérobe sous ses pieds. De quoi préparer le terrain à un long glissement vers la folie...




Un fantasme balte: la bataille de Vilnius

Si les Baltes ne sont pas des peuples slaves, l'alliance séculaire entre Lituaniens et Polonais permet, dans Le Joueur d'échecs, de mettre en exergue le conflit entre Slaves orientaux (les Russes), et Slaves occidentaux (les Polonais), le long des grands fleuves qui mènent à la Baltique, bien que la menace prussienne à l'ouest ne soit pas évoquée dans le film. De manière plus personnelle, la guerre est surtout l'occasion pour Sophie d'avoir des visions à la fois exaltées et cauchemardesques de l'escarmouche qui se joue alentour. Elle est pourtant au cœur du conflit puisque son château est lui-même visé par les tirs de canons, mais elle est trop loin pour voir ce qu'il advient de l'être aimé, Boleslas Vorowski, sur le front. Révoltée dans l'âme, elle tente alors d'imaginer le meilleur pour lui et ses partisans, reprenant avec courage en pleine ligne de mire l'hymne patriotique de leurs réunions secrètes, et pianotant frénétiquement sur son clavier qui se superpose au galop incessant des chevaux. Pour nous, spectateurs contemporains, la magie du spectacle est d'autant plus vive que la sublime partition d'Henri Rabaud est jouée par un orchestre symphonique dans la version commercialisée, ce qui nous vaut un moment des plus grisants, comme si Sophie parvenait à nous galvaniser au même titre que l'armée lituanienne! Mais après la griserie, la réalité nous rattrape souvent, laissant le fantasme s'évaporer malgré une volonté certaine de croire encore en ses rêves. L'image biblique qui entrecoupe le premier rassemblement chanté avant la guerre, montrant l'héroïne-prophétesse baignée de rais solaires au sommet d'une montagne devant la foule des fidèles, joue certainement en faveur de l'espoir, celui des personnages ne souhaitant clairement pas s'éteindre.




Un rêve dalmate: la conquête du trône

Si la bataille de Vilnius restait fermement ancrée dans la réalité politique du Joueur d'échecs, les désirs de Tarakanova sont nettement plus chimériques, et pour tout dire aussi insaisissables que les nuages qui nimbent les rivages éclatants où la princesse a élu domicile pour préparer sa conquête du pouvoir. L'opposition nord-sud est en effet plus délicate à prendre au sérieux, car tout un empire sépare le refuge adriatique du trône convoité. En attendant, la cour qu'elle tient parmi les Slaves du sud, sous l'influence culturelle de la Sérénissime, prend des airs de carnaval où les costumes ne peuvent masquer les faux-semblants effrontés qui se jouent céans, malgré leurs reflets aveuglants. Craignant d'ôter son loup devant l'impétueux comte Orloff, qui pourrait bien reconnaître la gitane dont il cherchait à conquérir le cœur jadis, Tarakanova cherche à garder son identité secrète le plus longtemps possible, tout en prenant plaisir à se laisser conter fleurette par son séduisant invité. Mais les élans du cœur sont de peu de poids face aux ordres de l'impératrice, qui n'a bien sûr pas missionné son amant en Dalmatie pour rien. La confusion est néanmoins palpable chez tout le monde, puisque les ennemis politiques ne peuvent s'empêcher d'être irrésistiblement attirés l'un par l'autre, au grand dam de la souveraine qui ne compte cependant pas laisser son lit se refroidir dans les frimas de la taïga. Invitée à voguer sur un grand navire au pavillon russe, Tarakanova pense sincèrement que l'heure de conquérir ses droits a sonné: au son des cloches orthodoxes, les mats des bateaux deviennent des clochers à bulbes, tandis que le reflet du soleil dans la mer trouble les sens de l'héroïne. La messe du couronnement fait alors place aux clameurs populaires dans un enchaînement entre visions d'une Russie fantasmée et de gros plans sur un visage exalté, pendant que les barques voguent irrésistiblement vers le navire dont les voiles se gonflent, et dont l'ancre remonte furieusement... Pour quel voyage?




Un délire russe: le couronnement impérial

Faut-il continuer de croire en ses rêves ou renier ses chimères, si tout ne s'est pas passé comme prévu? Tarakanova a un tel désir d'être aimée que, plus que d'hypothétiques droits à la succession d'Élisabeth, il lui importe surtout de retrouver une image maternelle, ou à défaut de jouer cette image-là auprès de son peuple. C'est à l'aune de son manque d'affection que s'inscrit la suite de l'utopie vénitienne, refroidie par l'hiver russe que l'on aperçoit à travers la toile trouée d'une roulotte. Délirant de fièvre, la princesse refuse de se voir ramenée à ses origines tziganes et préfère se voiler la face, les yeux grands ouverts, se voyant monter les marches de la cathédrale, parée d'une traîne aux trois aigles bicéphales, et s'imaginant encore acclamée par la foule avant d'être sacrée par les popes sous les ors de la gloire, tout en revivant dans le même temps les séductions italiennes au son des violons. Les moments dont on profite au mieux sont le bonheur véritable: croire qu'ils ne sont qu'un tremplin vers l'accomplissement de désirs plus brillants encore n'est qu'un leurre. Dans sa chair, Tarakanova était la reine, éphémère, d'Illyrie: il lui était par nature impossible de retrouver autant d'éclat dans les vastes étendues de toutes les Russies. La rencontre entre les deux sosies lui permettra au moins de vivre la relation familiale fusionnelle à laquelle elle aspirait depuis toujours, la sage Dosithée, qui avait renoncé à tout complot qu'elle savait irréalisable, ayant bon cœur.


À la fois bonne actrice et très beau visage de cinéma, Édith Jéhanne est absolument idéale pour incarner la détermination colorée de naïveté de ces héroïnes. Il lui manque peut-être le charisme des grandes divas du cinéma muet, mais ça joue d'autant plus en sa faveur pour ces rôles de femmes à la recherche de leurs racines, et qui auraient aimé avoir davantage confiance en elles. Dosithée est sûrement son rôle le plus fort, car elle domine entièrement l'écran et réussit d'ailleurs l'exploit de se voler la vedette à elle-même dans une belle séquence. Mais Tarakanova n'est pas en reste, avec ces nuances bienvenues dans ses regards, puisqu'elle est encore capable de défier ceux qui l'humilient du regard, telle la gitane qu'elle était. Peut-être lui reprochera-t-on d'être une tzigane trop aristocratique d'entrée de jeu, alors qu'elle n'est supposée se douter de rien dans un premier temps, mais ça n'enlève rien au bon goût de sa performance. De son côté, Sophie Novinska est également très juste et fort attachante, bien que Tarakanova reste son chef-d'œuvre d'interprétation.




Malgré son jeu toujours bon qui évite les grimaces propres aux limites sonores de l'époque, elle se laisse tout de même un peu éclipser par la présence impérieuse de Catherine II, jouée par deux tragédiennes d'exception: Marcelle Dullin dans Le Joueur d'échecs, et Paule Andral dans Tarakanova. Les deux sont magnifiques, mais la première est peut-être l'une des meilleures Catherine de cinéma: jouant toutes les émotions requises avec une grande subtilité, elle domine chaque scène du haut de son dépit et de son amusement, rendant le personnage finalement humain derrière la cuirasse politique, avec en prime une possible porte ouverte sur la question du saphisme, à travers sa complice sautillante au costume chinois. Surtout, elle montre à merveille, par son jeu, à quel point la tsarine est passée maîtresse dans l'art de la manipulation, à l'aide de quelques sourires que seule une personne entièrement maîtresse de toutes les situations saurait esquisser. À l'inverse, Paule Andral est beaucoup plus guerrière dans ses expressions, bien qu'elle combatte sur un plan plus personnel que sa collègue, qui devait lutter vaillamment contre les Lituaniens et contre un automate ottoman! Andral n'en reste pas moins impressionnante mais avec moins de nuances: elle accentue la perversité de la souveraine, qui ne perd certes pas son humanité en privé, mais qui en public se compose une attitude monstrueuse, déterminée à faire peur à toute forme d'opposition. Son rire terrifiant, qu'elle manie surtout comme sa lame la plus aiguisée, à défaut d'être la plus fine, dévore l'espace à lui seul dans des gros plans savamment mis en scène par Raymond Bernard.


Que cela ne fasse pas oublier les excellents seconds rôles qui peuplent ces films, dont la sympathique danseuse amie des Lituaniens et la troublante saltimbanque de l'impératrice, mais encore Rudolf Klein-Rogge, superbe dans le rôle de l'instigateur du complot de Tarakanova, et entraîné dans la spirale infernale qu'il a créée de toutes pièces. Parmi les premiers rôles masculins, citons encore Charles Dullin, s'opposant à sa femme à l'écran dans le rôle du baron dissident, dont la créature mécanique doit disputer une partie d'échecs avec la tsarine. Dans le même film, Pierre Blanchar aurait pu être meilleur si le metteur en scène avait pensé à lui offrir un gros plan sur son désarroi, puisqu'il souffre le martyre en passant la nuit dehors en plein hiver, dissimulé dans l'automate, bien que ses réactions ne soient jamais montrées. En revanche, on sera moins enthousiaste envers un Olaf Fjord épris de Tarakanova, à cause d'un jeu plus théâtral que celui de ses partenaires: il en est encore à se frapper les cuisses de rire quand tout le monde joue avec plus de retenue.




Des deux films, Tarakanova est à mon goût le meilleur. C'est même mon film préféré du réalisateur, mais aussi de l'année 1930 tout court. Avouons que je partais conquis d'avance: une histoire rocambolesque sur la quête de soi-même, dans un contexte de lutte pour un pouvoir au féminin, illuminée par les joyaux scintillants de la couronne russe et rafraîchie par des airs de carnaval sur les eaux bleues de l'Adriatique, c'était forcément ma tasse de thé. La mise en scène inspirée de Raymond Bernard, avec ce rêve délirant de sceptre et sa reprise fébrile, n'y est évidemment pas pour rien. D'ailleurs, rien que l'introduction est saisissante: l'enterrement d'Ivan VI est plus russe que nature, évoquant rien moins qu'Eisenstein, tandis que le travelling en plongée sur la table du banquet met en appétit. Les costumes éclatants et les lieux Art déco contrastent peut-être avec la réalité historique, mais ils contribuent justement à la confusion des sens de l'héroïne, d'autant que le metteur en scène les utilise avec brio, comme en témoigne ce fondu enchaîné sur les portes triangulaires de la forteresse vers les portes d'un palais non moins imposant. Finalement, seule la chanson sonorisée n'est pas des plus heureuses, surtout comparée à la symphonie d'Henri Rabaud (!), mais Tarakanova n'en reste pas moins un chef-d'œuvre.


Le Joueur d'échecs est lui aussi irrésistible, malgré des incohérences plus flagrantes que dans l'autre fantaisie slave. Il me semble que le montage suggérait qu'un personnage avait le temps de parcourir en deux heures un trajet qui avait pris plus d'une semaine aux héros dans l'autre sens, mais ce sera à revoir pour vérifier, en compagnie d'une poignée d'ellipses qui m'avaient dérangé dans la conclusion. L'abandon d'une piste sensationnelle, également, était regrettable, sans nuire pour autant au plaisir infini ressenti en phase de découverte. Il faut dire que les images sont tellement belles qu'on est forcément sous le charme: l'anniversaire dans les jardins, illuminé de lampions et de fusées d'artifice, est en quelque sorte la version nocturne du bal masqué dalmate chez Tarakanova, alors que les sentiments se retrouvent exacerbés par la Lune, comme souvent vectrice de conflits. Quant au bal travesti à la cour de Russie, l'humour généré par le renversement des genres accompagne les illusions des protagonistes, qui cherchent à profiter de l'occasion pour se tirer d'un très mauvais pas. Néanmoins, le clou du spectacle, après la bataille de Vilnius, reste la partie d'échecs sous haute tension, portée par le visage nerveux de Marcelle Dullin qui, fidèle à l'air du temps, cherche à tromper l'automate en sacrifiant son honneur, l'impératrice en eût-elle jamais.


À la fin, ces jeux de masques nous emportent dans un tourbillon de rêves et d'ardents désirs, au gré d'images magnifiques montées avec une mécanique aussi ingénieuse que celle des automates vivants, qui n'ont pas peur de vouloir trouver, eux aussi, leur place dans le monde. De l'impératrice aux pantins, en passant par les rivaux politiques, toutes les factions se dupent l'une l'autre, intriguant de la sorte d'autant plus à chaque séquence. C'est à la fois rythmé et surprenant, n'altérant en rien le plaisir qu'il y a à les revoir.

Un Merveilleux Dimanche (1947)

 




J'ai l'impression qu'on ne parle jamais des films sociaux d'Akira Kurosawa. C'est un nom qu'on voit toujours associé aux samouraïs ou, dans une moindre mesure, à quelques enquêtes criminelles contemporaines, soit deux registres qui ont, à n'en point douter, leur content de chefs-d'œuvre (Rashōmon, Le Château de l'araignée, Chien enragé, Entre le ciel et l'enfer...), mais qui ne doivent pas faire oublier qu'à l'instar de John Ford de l'autre côté du Pacifique, le metteur en scène de légende avait d'autres cordes à son arc. Après une découverte intéressante, mais légèrement difficile d'accès pour moi, de son film précédent, Je ne regrette rien de ma jeunesse (1946), j'ai vu cette semaine Un Merveilleux Dimanche (素晴らしき日曜日),  une jolie romance sociale sortie pendant l'été 1947, dont tout l'intérêt est de se dérouler sur une unique journée, lors de laquelle les héros fauchés pourront s'adonner à leurs rêves les plus fous.


Bien des gens parleront de Kurosawa en mieux que moi, aussi ne sais-je pas trop quoi dire, sinon que j'ai beaucoup aimé. Tout d'abord pour la beauté visuelle de l'ensemble: le réalisateur sait vraiment mettre l'image au service de son récit pour en traduire toute la poésie. Bien sûr, les hasards heureux de l'escarpolette au clair de Lune sont d'un lyrisme renversant, parce qu'ils illustrent une forme d'ascension vers l'espoir de jours meilleurs, alors qu'au sol, la ville est en ruines. C'est d'ailleurs la grande force du film: jouant avec les espaces, Kurosawa sublime le drame par une touche d'onirisme. Les dialogues dans les pièces cloisonnées d'une maquette de maison permettent ainsi de s'évader du quotidien misérable de la rue; la pantomime du café dans un champ de murs croulants donne une coloration lumineuse aux chimères; le petit-déjeuner dans un cylindre en ciment annonce le retour à l'enfance, et donc au passé heureux et confortable, rappelé par une partie de base-ball avec les enfants du quartier; tandis que la symphonie de Brahms, au son d'un orchestre fantôme, mélange les doutes, les peines et les fantasmes du jour en une élégie des plus vibrantes.


Mais si les clairs-obscurs reflètent l'énergie de Masako, la jeune femme énergique qui voudrait sortir l'être aimé du marasme, ils ne font pas oublier les parts d'ombres de cette promenade. En effet, malgré les sourires, le drame n'est que trop présent à l'arrière-plan. Ainsi, pour un locataire misérable, qui tente gentiment de faire fuir le couple du réduit insalubre qu'on le force à sous-louer pour payer son propre loyer, un propriétaire avide est toujours sur ses gardes derrière la porte, présence menaçante qui ne compte pas laisser un centime lui échapper. Pour deux honnêtes gens essayant de faire de leur mieux avec un salaire de petits fonctionnaires, les malfrats enrichis au marché noir ne sont jamais en reste pour les toiser de leur mépris, alors qu'ils s'en vont danser dans leurs costumes élégants dans les clubs de la ville. Et pour un pâtissier aimable qui pardonne un dégât et offre même un gâteau supplémentaire, dix personnes agressives sont prêtes à en venir aux poings dans l'espoir de s'arracher les dernières places disponibles au concert à bas coût du seul lieu culturel encore ouvert.


Au gré de ces événements contrastés, pas étonnant que Yuzo et Masako doutent de leur avenir ensemble. Leurs disputes et réconciliations sont traitées avec finesse et intelligence, et sont fort bien soutenues par l'interprétation d'Isao Numasaki et Chieko Nakakita. Le premier est peut-être un peu trop lisse à mon goût, mais son sourire niais porte à merveille le poids du regret et de l'abattement, dès qu'il s'éteint devant la honte de sa condition par rapport à l'aisance passée. La seconde est quant à elle rayonnante, avec son visage lumineux où se mêlent joie de vivre et tragédie, interrogations et détermination. Son seul défaut est de théâtraliser un peu trop une trop longue scène de pleurs, mais ça ne nuit en rien à la haute qualité de son travail: on croit totalement à son personnage honnête et simple. Je l'aurais nommée pour un prix d'interprétation japonais cette année-là, en compagnie de Setusko Hara pour Le Bal de la famille Anjō, Chōko Iida pour Récit d'un propriétaire, et Kinuyo Tanaka pour L'Amour de l'actrice Sumako. À la lueur de l'espoir entrevu lors de ce Merveilleux Dimanche, il est rassurant de savoir que les grandes actrices de cinéma avaient retrouvé leurs grands rôles même au milieu des ruines.


Conclusion: si le portrait des opportunistes, secs et impitoyables, les yeux toujours plissé en un rictus peu avenant, n'est pas le condiment le plus subtil de la recette, Un Merveilleux Dimanche n'en reste pas moins un film magnifique, pendant asiatique des grandes œuvres de Frank Capra lors de la Dépression, quinze ans plus tôt. Le travail sur l'image est si remarquable que l'évidence tombe sous le sens: ce n'était plus qu'une question d'heures avant qu'Akira Kurosawa n'entre dans la légende.

dimanche 7 mars 2021

Le Mariage de minuit (1941)

 



Réalisé par Mario Soldati, Le Mariage de minuit est une adaptation d'un grand classique de la littérature italienne d'Antonio Fogazzaro, Petit Monde d'autrefois (Piccolo mondo antico), publié en 1895. L'histoire nous plonge au cœur des lacs de Lombardie au milieu du XIXe siècle, à l'heure où le sentiment anti-autrichien était exacerbé. C'était apparemment toujours le cas près d'un siècle plus tard: Alberto Lattuada, l'un des scénaristes du film, a confié trente ans après avoir souhaité faire passer un message anti-germanique, à l'heure où l'Italie fasciste faisait front commun avec l'Allemagne nazie. La mise en veilleuse de l'Autriche depuis l'Anschluss aurait aidé le régime à fermer les yeux sur la critique de son allié, puisque seul l'ancien empire alpin est cité par les révolutionnaires lombards. Assurément, Lattuada s'est déclaré très fier que le scénario ait réussi à passer la censure, estimant même que ces ferments patriotiques furent la principale raison du succès de cette œuvre, sortie au printemps 1941.

De manière moins politique, Le Mariage de minuit présente un autre intérêt, et pas des moindres: c'est par ce film qu'Alida Valli devint une grande vedette. Elle devait retrouver Mario Soldati cinq ans plus tard sur le tournage d'Eugénie Grandet, mais plus encore qu'à l'adaptation de Balzac, elle nous fait surtout penser à Senso, le chef-d'œuvre de Visconti adapté de Camillo Boito, avec pour même thème central l'opposition italienne face à la domination de l'Autriche dans le nord du pays. Sachant qu'Alida Valli avait elle-même des origines des deux États, quoique s'étant toujours revendiquée comme fermement italienne, qui mieux qu'elle pouvait prêter ses traits à ces conflits latents?

Ayant moi-même une connexion très forte avec l'Autriche, étant passionné par l'Italie du nord et adorant l'Istrie et le littoral slovène, région qui faisait également partie des origines multiples de la dame, j'avais très envie d'aimer Le Mariage de minuit. D'autant qu'aux tourments politiques se greffe un beau drame d'amour écrit sur mesure pour moi. Malheureusement, la découverte fut particulièrement pénible. Je blâme le metteur en scène, qui malgré de jolies images lacustres a toutes les peines du monde à insuffler un rythme à son histoire pourtant passionnante: il fait la part belle aux scènes éminemment statiques, où de beaux parleurs discourent avec emphase, mais tout cela irrite d'entrée de jeu. Je veux bien croire que les salons de la marquise, qui déteste sa bru issue d'un milieu modeste et déterminée à lui mener la vie dure, se devaient d'être étouffants afin d'illustrer le désarroi de l'héroïne, mais le réalisateur a la main bien trop lourde et confère à son film une pesanteur morose qui manque cruellement de vie. Eh! On parle d'un aristocrate fougueux prêt à faire fi des conventions et à se révolter contre l'oppresseur, alors autant dire qu'on est fortement déçu du manque de dynamisme d'un film déjà statufié dès le départ, loin des grandeurs épique et mélodramatique attendues.

Pour comble de malheur, les seconds rôles sont à l'unisson de la torpeur générale, les adjuvants étant bien gentils mais ne servant pas à grand chose, tandis qu'Ada Dondini, d'une présence écrasante qu'il conviendra tout de même de saluer, se contente de tout jouer sur une même note de sécheresse désincarnée, ce qui ennuie vite. À l'époque, c'était considéré comme une bonne interprétation, et l'on reconnaîtra que ce personnage aristocratique et calculateur ne s'autoriserait sûrement pas à montrer une once d'émotion en public, mais force est de reconnaître que sa marquise manque de vie, comme si déjà éteinte dès son entrée en scène.

Massimo Serato est quant à lui correct dans le rôle du fringant héros, mais la lumière du film est bel et bien Alida Valli, qui à seulement dix-neuf ans montre les signes d'un grand talent à venir. Pourtant, elle n'est pas en mesure de captiver dans la morosité ambiante, mais elle joue avec une retenue de bon aloi, donnant corps aux interrogations d'un couple que tout s'ingénie à séparer, et pleurant avec une jolie discrétion quand il le faut. Hormis un cri surjoué, la scène la plus difficile lui permet d'explorer un certain degré de folie, sans aucune exagération, ce qui lui permet de marquer les esprits quand bien même le film vous laisse de marbre.

Dès lors, je suis déçu d'être déçu! J'adore l'histoire et les contrées évoquées, j'aime les costumes et les vues sur les lacs; la relation de couple, traitée avec finesse, me plaît également beaucoup, et le tout est porté par une actrice pas encore au pic de son génie, mais dans un quasi début très solide au cinéma; et pourtant, je n'ai pris aucun plaisir devant tout ça. Pour les spectateurs d'alors, Le Mariage de minuit fut un succès critique et public retentissant, l'équivalent, en quelque sorte, d'un Autant en emporte le vent lombard, certains spécialistes du septième art allant même jusqu'à le comparer aux grands films en costumes de George Cukor et Clarence Brown. À titre personnel, je me permettrai de préférer le vernis américain des grandes œuvres de la Divine, portées par un souffle, une sagacité et des visions inspirées, où les mouvements de caméra, les cadrages sublimes et la vitalité des acteurs sont autant d'atouts au service des grands drames romantiques qu'ils cherchent à explorer. Le Mariage de minuit ne saurait soutenir la comparaison, bien qu'un visionnage s'impose pour découvrir le premier grand rôle d'Alida Valli.

I Don't Care a Lot

 



On m'a tout juste mis au courant: la cérémonie des Golden Globes a eu lieu la semaine dernière. Qui l'eût cru? Certainement pas moi, car je croyais que toutes les remises de prix étaient décalées au printemps à cause de l'épidémie. Autre surprise: la lauréate de la catégorie comédie fut Rosamund Pike pour un film dont je n'avais pas entendu parler, I Care a Lot de Jonathan Blakeson, l'un de ces ouvrages exaspérants sortis en festival une année x, mais réellement exploités "en salles" une année y, ce qui perturbe ma logique quand à leur datation réelle. Cela dit, la question ne se pose pas puisque les Oscars ont allongé la période d'éligibilité de deux mois, permettant à des films réellement vus en 2021 d'être considérés. Pour moi, la question se pose d'autant moins que je n'aurais nommé Icare dans aucune catégorie, malgré ma fascination évidente pour son actrice principale.

Ainsi, Mademoiselle Rosemonde entend bien user du cynisme des Valmont et Merteuil de l'ère capitaliste afin de jouer à la lionne, et s'accaparer le patrimoine des retraités qu'elle parvient à mettre sous tutelle avec la complicité d'un juge incompétent. Mais hélas, croyant avoir trouvé la perle rare en la personne de Dianne Wiest, elle réalise très vite que cette liaison dangereuse risque de démolir tout l'édifice soigneusement bâti. Parviendra-t-elle à retourner la situation en sa faveur, au gré de confrontations plus que volages avec le mystérieux Peter Dinklage?

Malheureusement, l'histoire se présente comme une comédie, alors que le propos est tellement odieux que je suis consterné. L'humour noir n'est pas ma tasse de thé, bien qu'il y ait toujours des exceptions comme Jessica Walter dans Un Frisson dans la nuit, ou Isabelle Huppert dans Merci pour le chocolat, qui me font rire malgré leur comportement répugnant. Mais ce n'est pas le cas de Rosamund Pike qui, malgré une allure extraordinaire, compose un personnage tellement glaçant qu'il m'est impossible de me prêter au jeu. Son mépris des personnes âgées, ou sa façon d'embarquer une vieille dame pour la mettre en prison dans une maison de retraite sécurisée, sont d'un tragique tel que je n'arrive pas à concevoir qu'on puisse en rire, tandis que voir des gens être assassinés ou torturés dans la seconde partie est beaucoup trop navrant pour ne pas condamner la vision du metteur en scène, également scénariste. On peut se régaler du parcours de personnages perturbés aux répliques cinglantes, et aux expressions assez ambiguës pour prêter à confusion sur le style du film, comme les dames citées précédemment, notamment la première chez Clint Eastwood, un réalisateur qui s'amusait à mettre en danger son image ultra virile malgré une fin au premier degré que je ne cautionne pas. Mais je ne vois pas bien ce qu'on peut trouver d'attachant à l'univers qui nous occupe où tout le monde est pourri jusqu'à la moelle, hormis peut-être Peter Dinklage qui pique toujours l'intérêt dans le rôle d'un mafieux monomaniaque, qui tente de garder son calme en toutes circonstances.

À mon sens, c'est lui qui donne la meilleure performance du film, alors que Dianne Wiest est lamentablement sous-exploitée, puisqu'après une première scène très convaincante en adorable retraitée dépassée par les événements, elle se contente d'aligner des sourires menaçants devant sa nouvelle tutrice, avant d'être mise de côté par le scénario quand l'histoire prend une tout autre direction. Eiza González est quant à elle aussi méchante que sa complice, mais sans le charisme de celle-ci malgré un caractère qu'elle prétend affirmé, de telle sorte qu'elle me laisse de marbre, ce qui nous laisse avec Rosamund Pike, dont l'énergie est à saluer, et qui a le bon goût de nuancer son personnage épouvantable par de vrais moments de doute. Elle devient de plus en plus intéressante à mesure que le film devient rocambolesque, puisqu'on apprécie de la voir chercher à remonter la pente, hurlant dans la nature pour oublier les humiliation subies, avant de revenir déguisée en cadre intello à lunettes à la manière de Jamie Lee Curtis dans Un Poisson nommé Wanda! Mais il n'empêche: l'héroïne est si odieuse d'entrée de jeu qu'aucun des efforts du film ou de l'actrice pour la rendre sympathique ne fait mouche.

On appréciera tout de même la grande force de caractère projetée par la comédienne, qui parvient à garder sa dignité et son mordant même attachée à une chaise de torture, ce qui n'est pas sans rappeler l'ingéniosité d'Amazing Amy de Gone Girl. Il est finalement rassurant de savoir Rosamund Pike aussi à l'aise dans la peau de personnages macabres que dans des rôles d'épouses dévouées, signe d'un talent manifeste, bien que l'on aimerait la voir dans des rôles mieux écrits. Ici, le scénario échappe complètement au metteur en scène, ce qui ne joue pas en faveur de ses comédiens qui font pourtant de leur mieux pour tirer leur épingle du jeu. Comme je le disais, le ton est tellement sinistre dès le départ que l'histoire débute avec du plomb dans l'aile, avant de sombrer dans des abysses de ridicule qui nous donnent à voir un personnage drogué, installé au volant d'une voiture lancée à toute allure façon La Mort aux trousses, qui réussit à se réveiller comme par magie et à remonter des profondeurs d'un lac en parvenant à rester en apnée pendant de trop longues minutes. Cela montre surtout que Monsieur Blakeson n'est clairement pas Hitchcock: incapable de maîtriser son récit, préférant changer d'histoire en cours de route pour se vautrer dans du spectaculaire de bas étage, sacrifiant au passage tous les rôles secondaires et noyant le suspense dans une violence inouïe, il compose un film glacial tout en échouant à rendre quiconque sympathique. Pike et Dinklage tentent d'apporter les nuances qui font défaut au scénario, mais celui-ci leur met tant de bâtons dans les roues qu'on sera bien en peine d'avoir la moindre empathie pour tout ce que l'on nous raconte.

La scène finale montre d'ailleurs que le metteur en scène n'est pas aussi à l'aise avec l'humour noir qu'il l'aurait voulu, puisque sa tentative de se donner bonne conscience après les horreurs montrées convainc encore moins que la baignade lacustre. La seule chose qu'on pourra lui reconnaître, c'est que son film se regarde d'une traite, et que j'ai réussi à aller jusqu'au bout sans m'ennuyer, bien que haïssant chaque réplique et chaque rebondissement. Disons que c'est au moins rythmé, bien que le chef d'orchestre ne soit guère brillant. On appréciera également de voir la question lesbienne traitée le plus naturellement du monde: les deux amantes s'assument parfaitement et vivent leur histoire au grand jour, point de vue rafraîchissant qui prend soin de ne pas montrer que leurs penchants invertis sont le moteur de leurs méchantes actions. Ça ne suffit malheureusement pas à sauver le film à mon goût: la seule fois où j'ai souri, c'est lorsque Rosamund Pike se prend pour un dragon, crachant sa fumée car peu impressionnée par les simagrées d'un avocat miteux. Rien que pour cette allure irrésistible, et pour l'infime nuance qu'elle place dans ses regards, révélant un manque d'assurance véritable derrière son vocabulaire agressif, je suis content que la comédienne ait été récompensée. Mais j'aurais cent fois préféré que ce fût pour un bien meilleur film, et surtout pour une histoire bien plus appréciable.

samedi 6 mars 2021

Immortelle des neiges (1946)

 



Aujourd'hui, voyage en Roumanie avec Immortelle des neiges. Je cherchais ce court-métrage fantastique de Paul Călinescu, intitulé Floarea reginei et que l'on pourrait traduire littéralement par Edelweiss, depuis que je l'avais vu figurer dans la sélection officielle du premier Festival de Cannes, à l'automne 1946. Aucun prix ne lui fut décerné, le jury lui préférant la légende russe de La Fleur de pierre d'Alexandre Ptouchko pour ses couleurs, mais ça ne l'empêche pas de valoir le coup d'œil. D'ailleurs, il en existe depuis peu une version sous-titrée en français sur Youtube: c'est l'occasion d'en profiter, et de se demander si nous avons affaire à une œuvre intégrale, ou à une version abrégée. En effet, le site officiel du festival l'intègre à la sélection des longs-métrages, sachant que la page Wikipédia russe du metteur en scène la qualifie également comme tel. Mais la page roumaine et Imdb en parlent bel et bien comme d'un court-métrage, ce que semble confirmer le visionnage après lequel on a le sentiment que tout se tient, dans la vingtaine de minutes impartie.

Et ce n'est pas là le seul mystère entourant Immortelle des neiges, dans la mesure où, si tout le monde s'accorde à dire que Paul Călinescu est bien l'auteur du scénario, personne ne précise la source d'origine lui ayant inspiré l'histoire. Le site roumain Cinemagia, qui identifie l'ensemble comme un court-métrage, est le seul à mentionner cette précision royale, affirmant que le film serait en réalité une adaptation d'un conte de fées de l'écrivaine Carmen Sylva, qui ne fut autre que la reine de Roumanie, Élisabeth de Wied, à la jonction des XIXe et XXe siècles! Toutefois, le site ne dit pas si l'œuvre qui nous intéresse est une création originale de la souveraine-artiste, ou s'il s'agit, plus probablement, de l'une des nombreuses légendes populaires de son pays, à laquelle elle donna sa forme littéraire. Si des spécialistes de la littérature roumaine lisent cet article un jour, je veux bien en savoir plus!

Quoi qu'il en soit, le résultat m'a assez captivé pour en parler aujourd'hui, en particulier grâce aux jolies images rurales d'Ovidiu Gologan et Wilfried Ott: les formes granitiques qui se découpent sur des forêts de sapins, mais encore les préparatifs du mariage champêtre, conduits par des bœufs devant des toits de chaume, invitent assurément au voyage. Dommage, mais le film regorge décidément de mystères (!), que je n'arrive pas à situer les lieux de l'action sur une carte. L'introduction, montrant des ouvriers en escapade à la montagne un dimanche, précise que l'une des roches est surnommée "Camila", et fait partie de l'ensemble des monts "Cincas", mais bienheureux qui saura me dire dans quel județ on peut admirer ces merveilles, car j'adorerais y aller en pèlerinage!

Dans tous les cas, cette photographie bien contrastée sert parfaitement le récit fantastique qui se déroule telle la pièce tissée par la sorcière, bien que les décors naturels, quoique ravissants, impressionnent moins que La Fleur de pierre ou La Belle et la Bête, et que les effets spéciaux se contentent d'un peu de brume sur des branchages. L'histoire en question mobilise tous les caractères biens connus des contes de fées, dont une jeune fille retenue prisonnière par sa mère, un prince charmant sur son cheval blanc, une magicienne aux doigts crochus, à laquelle Ioana Călinescu prend bien soin de donner une voix éraillée; des nains barbus tombés en esclavage de ces rides, de ce visage; ou encore un peigne transformé en forêt dense et ensorcelée, prête à ralentir le héros dans sa quête. Tout cela s'intègre dans une narration contemporaine, la fable étant relatée par un berger des environs aux ouvriers en vacances. Le conteur entend leur révéler l'origine des edelweiss, fleur de la reine et reine des fleurs par excellence, tandis que ses compagnons de route se félicitent de prendre l'air après une vie passée dans l'enfer métallique d'une usine.

L'ennui, c'est que si le film est bien un court-métrage, le berger semble plus pressé qu'autre chose parce que le rythme de son récit s'emballe au détriment de toute cohérence psychologique. Certes, un conte fantastique obéit à ses propres règles, mais mon goût irrésistible pour l'ordre et la logique se heurte aux invraisemblances racontées. Ainsi, lorsque le prince rencontre la captive pour la première fois, il lui tient à peu près ce langage: "Qu'importe les dangers, je n'ai jamais vu une femme aussi belle que vous. Je vous aime éperdument..." depuis quinze secondes! Deux minutes plus tard, voilà les amoureux transis mariés à l'église, alors que les villageois sont déjà en route pour le festin, où le prince ne manquera pas d'affirmer son amour immuable pour la femme dont il n'avait jamais entendu parler une heure plus tôt! Alors, vive le coup de foudre, mais à ce rythme, je dis stop! In the name of love! À croire que l'héroïne va se retrouver enceinte de son quatorzième enfant avant la fin! Heureusement que de nouveaux rebondissements sont à venir, mais on aurait aimé que le métrage dure davantage afin de développer un peu mieux sa première partie. Pourtant, tout fait sens, et l'on n'a jamais l'impression qu'il manque des scènes qui auraient été celles d'un film plus long. Je penche donc pour l'idée qu'il s'agit bien d'un court-métrage, et qu'il me faut surtout apprendre à accepter les langages qui ne sont pas forcément les miens, et mettre de côté le réalisme lorsque l'on se plonge dans le surnaturel. De toute manière, le cinéma a toujours fait la part belle au coup de foudre, et avant lui les contes de fées.

À la réflexion, la beauté toute roumaine des comédiens, qui ne cherche pas à se calquer sur les canons occidentaux en vogue depuis toujours, justifie que les personnages tombent en amour au premier regard. Mention spéciale au prince coiffé comme Vlad Țepeș, mais la jeune femme au visage rond est elle aussi séduisante avec ses longs cheveux qui mettent en valeur son costume traditionnel. Leur jeu est en revanche très théâtral, à la manière d'une pantomime où l'on s'écrie en levant les bras au ciel. Le charme de l'ensemble est à chercher ailleurs, dans ses images sylvestres, mais l'héroïne qui cherche toujours à agir par elle-même, quoique cela se résume à courir après son mari, pique assez l'intérêt pour nous intéresser à ces personnages un peu lisses. Même la sorcière n'est pas spécialement charismatique, bien qu'elle parvienne à marquer les esprits par ses expressions hargneuses.

En définitive, le grand film fantastique de la première sélection cannoise, et le chef-d'œuvre féérique de l'année tout court, n'est autre que La Belle et la Bête de Cocteau, curieusement oublié dans le palmarès. La Fleur de pierre de Ptouchko décevait quelque peu malgré ses décors spectaculaires, tandis qu'Immortelle des neiges n'est pas vraiment l'émerveillement espéré. Malgré tout j'ai aimé, mais peut-être moins pour cette chevauchée fantastique au rythme trépidant que pour cette promenade dans les Carpates, où se détachent ces rocs solides d'aspect intensément photogénique. Le tout vous divertira joliment et vous permettra d'ajouter un film exotique à votre collection.