mercredi 17 mars 2021
Une découverte loin d'être indigne
dimanche 14 mars 2021
Gang de Raquin
Ce qu'on ressentait dans la pièce, et qui est apparemment tout l'intérêt du roman, est la façon dont la culpabilité hante les personnages après un drame, jusqu'à la haine et au délire. Carné, voulant manifestement étoffer le rôle du beau Roland Lesaffre, qui ne le laissait pas indifférent (on le comprend...), a tenu à traiter ce thème avec son propre langage, inscrivant l'histoire dans la lignée du film noir en vogue à l'époque, maître-chanteur à l'appui; et modernisant le propos jusqu'à situer l'action dans la France contemporaine de l'après-guerre. Le film y perd de sa symbolique littéraire par des réflexions plus convenues, mais ça n'en reste pas moins passionnant à regarder: une mise en scène habile et des nuances présentes chez tous les personnages justifient amplement le succès de l'œuvre, malgré ses infidélités à la source originelle.
Assurément, la beauté des images donne une grande force à l'ensemble. Que l'on pense aux teintes sombres des draps, roulés avec délicatesse par une héroïne qui a appris à garder son calme en toutes circonstances; aux silhouettes isolées dans le couloir d'un train ou devant des grilles surplombant Lyon; mais encore aux baisers enflammés devant la façade éclatante de lumière d'un bal musette désert, donc inquiétant par nature malgré ses airs rassurants; voilà autant de peintures du quotidien teintées d'une touche d'obscurité toujours prête à briser l'optimisme d'une jeune femme rêvant à des jours meilleurs. Même le plateau de courses hippiques, sur lequel la coterie des Raquin n'hésite pas à tricher sans vergogne, a une manière d'occuper l'espace à lui seul telle une spirale annonciatrice du pire. Prise au piège même dans la foule en plein jour, entre un mari pleutre qui va jusqu'à lui imposer ce qu'il convient de regarder dans la rue, et une belle-mère étouffante, pas étonnant que Thérèse s'éprenne très vite du chauffeur viril qui croise sa route, et lui offre les trop brefs instants de liberté qu'il lui faut pour rester en vie, dans la chaleur laineuse de ses vêtements noirs où se détachent les mains soignées de la dame. Malgré tout, cette liaison fatale ne parvient jamais à se départir de l'épée de Damoclès que constitue la mise en scène fluide de Carné, qui traduit par ses mouvements de caméra l'allégorie de la culpabilité qui fait défaut au scénario. La scène de la chambre est certainement l'un des moments les plus forts du film, lorsque Thérèse, dans tout l'éclat d'une séduction qu'une fausse migraine ne peut dissimuler*, doit parler à sa marâtre remontée plus tôt que prévu alors que l'amant italien est caché derrière la porte: on pense immédiatement à Assurance sur la mort, et l'on reconnaîtra que cette séquence nerveuse soutient admirablement la comparaison.
Si cette réalisation élégante reste le point fort du film, l'histoire prend tout de même soin de compenser sa dérive policière inappropriée par une galerie de portraits complexes qui donne beaucoup de matière aux interprètes. Ce n'est pas vraiment le cas des Raquin mère et fils, dont la sécheresse et la veulerie ne sont pas d'une subtilité exemplaire, mais ça n'empêche heureusement pas les comédiens de donner le meilleur d'eux-mêmes, principalement la légendaire Sylvie, qui donne au second acte silencieux de son parcours une force exceptionnelle mâtinée de haine et de mépris. On aurait même voulu la voir davantage à l'écran, car tout ce qu'elle suggère derrière son visage fermé compte parmi les plus grandes richesses du film: elle se charge à elle seule de la partie allégorique et hallucinatoire du texte en proposant à sa bru une vision funeste qui l'empêchera de dormir pour le restant de ses jours. Dans la première partie, sa dureté envers ceux qui osent contredire son fils laisse entrevoir le manque d'affection vécu par cette dame, qui a dès lors compensé ce vide existentiel en reportant sur son rejeton malingre tout l'amour qu'elle aurait voulu recevoir elle-même dans sa jeunesse, preuve que la comédienne savait en dire plus que ce qu'on aurait pu croire à la lecture du scénario. Jacques Duby tente lui aussi de faire de son mieux dans la peau du personnage le plus insupportable qui soit, mais celui-ci est si exaspérant qu'il lui est difficile d'émouvoir de quelque manière, malgré un mélange intéressant de couardise et de volonté. En revanche, j'ai du mal à croire que les gens d'alors ait pu le prendre pour un homme de cinquante ans: sa jeunesse est trop perceptible derrière le maquillage.
Les autres comédiens bénéficient quant à eux des surprises de l'histoire, les amants maudits ayant l'heur de devenir magnanimes et de ne jamais préméditer la mort d'autrui, tandis que le personnage nouveau du maître-chanteur voit son avarice tempérée par un secret désir d'être aimé, et la naissance d'une miséricorde sincère. Concernant le couple principal, Raf Vallone apporte toute sa force brute à un personnage sanguin, qui cherche tout de même à faire au mieux avant d'en venir à la violence. Il forme avec Simone Signoret un duo finalement attachant, mais je lui préfère quand même la comédienne dans ce qui est désormais à mes yeux l'un de ses trois plus beaux rôles, avec Les Chemins de la haute ville et La Veuve Couderc. D'une manière très subtile, elle domine l'écran par son charisme renommé, aidée pour l'occasion par une caméra amoureuse d'elle, qui un an après Casque d'or capte sa jeunesse dans toute sa gloire, avec heureusement une coiffure plus attrayante! Avec tous ces atouts à son service, elle est en tous points magnifique: ses grands yeux tristes portent tout le poids de sa morne existence, son visage expressif souligne sa folle envie de s'évader derrière ses fenêtres à carreaux, et sa colère contenue dans les dialogues dévoile toute la complexité du personnage. Qu'on parle des fausses confidences à sa belle-mère après le drame, ou de son allure calme, qui ne se laisse pas impressionner par le marin qui la suit, elle n'en finit plus de captiver, avec en prime de merveilleux instants qui illuminent la noirceur ambiante, comme en témoigne cette jolie scène avec l'employée du magasin, devant qui une Thérèse amicale et professionnelle se révèle d'une âme bien supérieure à celle de la matriarche.
Habituellement, je ne suis pas le plus grand admirateur de Signoret, mais Thérèse Raquin fait partie des rôles devant lesquels il faut s'incliner. Malgré tout, et cela ajoute aux grandes qualités de l'œuvre, le film appartient à Roland Lesaffre, qui dans le second rôle du marin s'empare du deuxième acte avec brio. Il est lui aussi bien aidé par une caméra encore plus éprise que de l'actrice principale, Carné ne se privant pas de nous offrir une vision séduisante du comédien en débardeur, en train de se raser dans une chambre avec vue sur Montmartre! C'est néanmoins dans les rues lyonnaises que l'acteur brille de toute sa splendeur, composant un personnage ayant toujours un double-visage. Simple mais menaçant, peu distingué et cependant si charmant, populaire jusque dans son phrasé mais avec une prestance réelle, il fait bien sentir à quel point le marin a besoin d'attirer sur lui l'attention qu'il n'a pas reçue de sa famille, comme s'il avait finalement le désir de se faire aimer des gens qu'il vole. C'est un personnage passionnant, devant lequel ni la carrure virile de l'Italien, ni le désespoir touchant de l'héroïne n'arrivent à rester intacts, la rencontre de ces trois êtres nous offrant des moments forts en tension et en émotion, même si l'on est désormais loin de l'histoire originelle.
Finalement, tout le génie de Carné est de donner une grande puissance au propos en y apportant un regard différent. La haine prend d'autres chemins, se tempérant au passage de concorde et de compréhension, sans que le poids de la culpabilité n'en soit altéré. J'ai adoré ce film et lui aurais probablement donné trois Victoires du cinéma français cette année-là, pour Sylvie, Roland Lesaffre et la Signoret, laissant Le Salaire de la peur remporter les autres catégories prestigieuses des film, mise en scène et premier rôle masculin pour Charles Vanel, et laissant Madame de… triompher dans la partie technique.
*Joan: "Il fallait me demander comment faire: je vous aurais montré comment rendre tout cela convaincant!"
samedi 13 mars 2021
Le paysage des choses aimées
Je sais que plusieurs d'entre vous sont fascinés par Michèle Morgan, aussi avais-je simplement envie de partager cette "contemplation" que l'actrice avait confiée au magazine La Femme et la vie (n°38, septembre 1950), et qui sauf erreur de ma part ne doit plus circuler de nos jours. J'espère que cela vous divertira!
mercredi 10 mars 2021
Édith Jéhanne, ou le fantasme slave
Un Merveilleux Dimanche (1947)
dimanche 7 mars 2021
Le Mariage de minuit (1941)
De manière moins politique, Le Mariage de minuit présente un autre intérêt, et pas des moindres: c'est par ce film qu'Alida Valli devint une grande vedette. Elle devait retrouver Mario Soldati cinq ans plus tard sur le tournage d'Eugénie Grandet, mais plus encore qu'à l'adaptation de Balzac, elle nous fait surtout penser à Senso, le chef-d'œuvre de Visconti adapté de Camillo Boito, avec pour même thème central l'opposition italienne face à la domination de l'Autriche dans le nord du pays. Sachant qu'Alida Valli avait elle-même des origines des deux États, quoique s'étant toujours revendiquée comme fermement italienne, qui mieux qu'elle pouvait prêter ses traits à ces conflits latents?
Ayant moi-même une connexion très forte avec l'Autriche, étant passionné par l'Italie du nord et adorant l'Istrie et le littoral slovène, région qui faisait également partie des origines multiples de la dame, j'avais très envie d'aimer Le Mariage de minuit. D'autant qu'aux tourments politiques se greffe un beau drame d'amour écrit sur mesure pour moi. Malheureusement, la découverte fut particulièrement pénible. Je blâme le metteur en scène, qui malgré de jolies images lacustres a toutes les peines du monde à insuffler un rythme à son histoire pourtant passionnante: il fait la part belle aux scènes éminemment statiques, où de beaux parleurs discourent avec emphase, mais tout cela irrite d'entrée de jeu. Je veux bien croire que les salons de la marquise, qui déteste sa bru issue d'un milieu modeste et déterminée à lui mener la vie dure, se devaient d'être étouffants afin d'illustrer le désarroi de l'héroïne, mais le réalisateur a la main bien trop lourde et confère à son film une pesanteur morose qui manque cruellement de vie. Eh! On parle d'un aristocrate fougueux prêt à faire fi des conventions et à se révolter contre l'oppresseur, alors autant dire qu'on est fortement déçu du manque de dynamisme d'un film déjà statufié dès le départ, loin des grandeurs épique et mélodramatique attendues.
Pour comble de malheur, les seconds rôles sont à l'unisson de la torpeur générale, les adjuvants étant bien gentils mais ne servant pas à grand chose, tandis qu'Ada Dondini, d'une présence écrasante qu'il conviendra tout de même de saluer, se contente de tout jouer sur une même note de sécheresse désincarnée, ce qui ennuie vite. À l'époque, c'était considéré comme une bonne interprétation, et l'on reconnaîtra que ce personnage aristocratique et calculateur ne s'autoriserait sûrement pas à montrer une once d'émotion en public, mais force est de reconnaître que sa marquise manque de vie, comme si déjà éteinte dès son entrée en scène.
Massimo Serato est quant à lui correct dans le rôle du fringant héros, mais la lumière du film est bel et bien Alida Valli, qui à seulement dix-neuf ans montre les signes d'un grand talent à venir. Pourtant, elle n'est pas en mesure de captiver dans la morosité ambiante, mais elle joue avec une retenue de bon aloi, donnant corps aux interrogations d'un couple que tout s'ingénie à séparer, et pleurant avec une jolie discrétion quand il le faut. Hormis un cri surjoué, la scène la plus difficile lui permet d'explorer un certain degré de folie, sans aucune exagération, ce qui lui permet de marquer les esprits quand bien même le film vous laisse de marbre.
Dès lors, je suis déçu d'être déçu! J'adore l'histoire et les contrées évoquées, j'aime les costumes et les vues sur les lacs; la relation de couple, traitée avec finesse, me plaît également beaucoup, et le tout est porté par une actrice pas encore au pic de son génie, mais dans un quasi début très solide au cinéma; et pourtant, je n'ai pris aucun plaisir devant tout ça. Pour les spectateurs d'alors, Le Mariage de minuit fut un succès critique et public retentissant, l'équivalent, en quelque sorte, d'un Autant en emporte le vent lombard, certains spécialistes du septième art allant même jusqu'à le comparer aux grands films en costumes de George Cukor et Clarence Brown. À titre personnel, je me permettrai de préférer le vernis américain des grandes œuvres de la Divine, portées par un souffle, une sagacité et des visions inspirées, où les mouvements de caméra, les cadrages sublimes et la vitalité des acteurs sont autant d'atouts au service des grands drames romantiques qu'ils cherchent à explorer. Le Mariage de minuit ne saurait soutenir la comparaison, bien qu'un visionnage s'impose pour découvrir le premier grand rôle d'Alida Valli.
I Don't Care a Lot
Ainsi, Mademoiselle Rosemonde entend bien user du cynisme des Valmont et Merteuil de l'ère capitaliste afin de jouer à la lionne, et s'accaparer le patrimoine des retraités qu'elle parvient à mettre sous tutelle avec la complicité d'un juge incompétent. Mais hélas, croyant avoir trouvé la perle rare en la personne de Dianne Wiest, elle réalise très vite que cette liaison dangereuse risque de démolir tout l'édifice soigneusement bâti. Parviendra-t-elle à retourner la situation en sa faveur, au gré de confrontations plus que volages avec le mystérieux Peter Dinklage?
Malheureusement, l'histoire se présente comme une comédie, alors que le propos est tellement odieux que je suis consterné. L'humour noir n'est pas ma tasse de thé, bien qu'il y ait toujours des exceptions comme Jessica Walter dans Un Frisson dans la nuit, ou Isabelle Huppert dans Merci pour le chocolat, qui me font rire malgré leur comportement répugnant. Mais ce n'est pas le cas de Rosamund Pike qui, malgré une allure extraordinaire, compose un personnage tellement glaçant qu'il m'est impossible de me prêter au jeu. Son mépris des personnes âgées, ou sa façon d'embarquer une vieille dame pour la mettre en prison dans une maison de retraite sécurisée, sont d'un tragique tel que je n'arrive pas à concevoir qu'on puisse en rire, tandis que voir des gens être assassinés ou torturés dans la seconde partie est beaucoup trop navrant pour ne pas condamner la vision du metteur en scène, également scénariste. On peut se régaler du parcours de personnages perturbés aux répliques cinglantes, et aux expressions assez ambiguës pour prêter à confusion sur le style du film, comme les dames citées précédemment, notamment la première chez Clint Eastwood, un réalisateur qui s'amusait à mettre en danger son image ultra virile malgré une fin au premier degré que je ne cautionne pas. Mais je ne vois pas bien ce qu'on peut trouver d'attachant à l'univers qui nous occupe où tout le monde est pourri jusqu'à la moelle, hormis peut-être Peter Dinklage qui pique toujours l'intérêt dans le rôle d'un mafieux monomaniaque, qui tente de garder son calme en toutes circonstances.
À mon sens, c'est lui qui donne la meilleure performance du film, alors que Dianne Wiest est lamentablement sous-exploitée, puisqu'après une première scène très convaincante en adorable retraitée dépassée par les événements, elle se contente d'aligner des sourires menaçants devant sa nouvelle tutrice, avant d'être mise de côté par le scénario quand l'histoire prend une tout autre direction. Eiza González est quant à elle aussi méchante que sa complice, mais sans le charisme de celle-ci malgré un caractère qu'elle prétend affirmé, de telle sorte qu'elle me laisse de marbre, ce qui nous laisse avec Rosamund Pike, dont l'énergie est à saluer, et qui a le bon goût de nuancer son personnage épouvantable par de vrais moments de doute. Elle devient de plus en plus intéressante à mesure que le film devient rocambolesque, puisqu'on apprécie de la voir chercher à remonter la pente, hurlant dans la nature pour oublier les humiliation subies, avant de revenir déguisée en cadre intello à lunettes à la manière de Jamie Lee Curtis dans Un Poisson nommé Wanda! Mais il n'empêche: l'héroïne est si odieuse d'entrée de jeu qu'aucun des efforts du film ou de l'actrice pour la rendre sympathique ne fait mouche.
On appréciera tout de même la grande force de caractère projetée par la comédienne, qui parvient à garder sa dignité et son mordant même attachée à une chaise de torture, ce qui n'est pas sans rappeler l'ingéniosité d'Amazing Amy de Gone Girl. Il est finalement rassurant de savoir Rosamund Pike aussi à l'aise dans la peau de personnages macabres que dans des rôles d'épouses dévouées, signe d'un talent manifeste, bien que l'on aimerait la voir dans des rôles mieux écrits. Ici, le scénario échappe complètement au metteur en scène, ce qui ne joue pas en faveur de ses comédiens qui font pourtant de leur mieux pour tirer leur épingle du jeu. Comme je le disais, le ton est tellement sinistre dès le départ que l'histoire débute avec du plomb dans l'aile, avant de sombrer dans des abysses de ridicule qui nous donnent à voir un personnage drogué, installé au volant d'une voiture lancée à toute allure façon La Mort aux trousses, qui réussit à se réveiller comme par magie et à remonter des profondeurs d'un lac en parvenant à rester en apnée pendant de trop longues minutes. Cela montre surtout que Monsieur Blakeson n'est clairement pas Hitchcock: incapable de maîtriser son récit, préférant changer d'histoire en cours de route pour se vautrer dans du spectaculaire de bas étage, sacrifiant au passage tous les rôles secondaires et noyant le suspense dans une violence inouïe, il compose un film glacial tout en échouant à rendre quiconque sympathique. Pike et Dinklage tentent d'apporter les nuances qui font défaut au scénario, mais celui-ci leur met tant de bâtons dans les roues qu'on sera bien en peine d'avoir la moindre empathie pour tout ce que l'on nous raconte.
La scène finale montre d'ailleurs que le metteur en scène n'est pas aussi à l'aise avec l'humour noir qu'il l'aurait voulu, puisque sa tentative de se donner bonne conscience après les horreurs montrées convainc encore moins que la baignade lacustre. La seule chose qu'on pourra lui reconnaître, c'est que son film se regarde d'une traite, et que j'ai réussi à aller jusqu'au bout sans m'ennuyer, bien que haïssant chaque réplique et chaque rebondissement. Disons que c'est au moins rythmé, bien que le chef d'orchestre ne soit guère brillant. On appréciera également de voir la question lesbienne traitée le plus naturellement du monde: les deux amantes s'assument parfaitement et vivent leur histoire au grand jour, point de vue rafraîchissant qui prend soin de ne pas montrer que leurs penchants invertis sont le moteur de leurs méchantes actions. Ça ne suffit malheureusement pas à sauver le film à mon goût: la seule fois où j'ai souri, c'est lorsque Rosamund Pike se prend pour un dragon, crachant sa fumée car peu impressionnée par les simagrées d'un avocat miteux. Rien que pour cette allure irrésistible, et pour l'infime nuance qu'elle place dans ses regards, révélant un manque d'assurance véritable derrière son vocabulaire agressif, je suis content que la comédienne ait été récompensée. Mais j'aurais cent fois préféré que ce fût pour un bien meilleur film, et surtout pour une histoire bien plus appréciable.
samedi 6 mars 2021
Immortelle des neiges (1946)
Et ce n'est pas là le seul mystère entourant Immortelle des neiges, dans la mesure où, si tout le monde s'accorde à dire que Paul Călinescu est bien l'auteur du scénario, personne ne précise la source d'origine lui ayant inspiré l'histoire. Le site roumain Cinemagia, qui identifie l'ensemble comme un court-métrage, est le seul à mentionner cette précision royale, affirmant que le film serait en réalité une adaptation d'un conte de fées de l'écrivaine Carmen Sylva, qui ne fut autre que la reine de Roumanie, Élisabeth de Wied, à la jonction des XIXe et XXe siècles! Toutefois, le site ne dit pas si l'œuvre qui nous intéresse est une création originale de la souveraine-artiste, ou s'il s'agit, plus probablement, de l'une des nombreuses légendes populaires de son pays, à laquelle elle donna sa forme littéraire. Si des spécialistes de la littérature roumaine lisent cet article un jour, je veux bien en savoir plus!
Quoi qu'il en soit, le résultat m'a assez captivé pour en parler aujourd'hui, en particulier grâce aux jolies images rurales d'Ovidiu Gologan et Wilfried Ott: les formes granitiques qui se découpent sur des forêts de sapins, mais encore les préparatifs du mariage champêtre, conduits par des bœufs devant des toits de chaume, invitent assurément au voyage. Dommage, mais le film regorge décidément de mystères (!), que je n'arrive pas à situer les lieux de l'action sur une carte. L'introduction, montrant des ouvriers en escapade à la montagne un dimanche, précise que l'une des roches est surnommée "Camila", et fait partie de l'ensemble des monts "Cincas", mais bienheureux qui saura me dire dans quel județ on peut admirer ces merveilles, car j'adorerais y aller en pèlerinage!
Dans tous les cas, cette photographie bien contrastée sert parfaitement le récit fantastique qui se déroule telle la pièce tissée par la sorcière, bien que les décors naturels, quoique ravissants, impressionnent moins que La Fleur de pierre ou La Belle et la Bête, et que les effets spéciaux se contentent d'un peu de brume sur des branchages. L'histoire en question mobilise tous les caractères biens connus des contes de fées, dont une jeune fille retenue prisonnière par sa mère, un prince charmant sur son cheval blanc, une magicienne aux doigts crochus, à laquelle Ioana Călinescu prend bien soin de donner une voix éraillée; des nains barbus tombés en esclavage de ces rides, de ce visage; ou encore un peigne transformé en forêt dense et ensorcelée, prête à ralentir le héros dans sa quête. Tout cela s'intègre dans une narration contemporaine, la fable étant relatée par un berger des environs aux ouvriers en vacances. Le conteur entend leur révéler l'origine des edelweiss, fleur de la reine et reine des fleurs par excellence, tandis que ses compagnons de route se félicitent de prendre l'air après une vie passée dans l'enfer métallique d'une usine.
L'ennui, c'est que si le film est bien un court-métrage, le berger semble plus pressé qu'autre chose parce que le rythme de son récit s'emballe au détriment de toute cohérence psychologique. Certes, un conte fantastique obéit à ses propres règles, mais mon goût irrésistible pour l'ordre et la logique se heurte aux invraisemblances racontées. Ainsi, lorsque le prince rencontre la captive pour la première fois, il lui tient à peu près ce langage: "Qu'importe les dangers, je n'ai jamais vu une femme aussi belle que vous. Je vous aime éperdument..." depuis quinze secondes! Deux minutes plus tard, voilà les amoureux transis mariés à l'église, alors que les villageois sont déjà en route pour le festin, où le prince ne manquera pas d'affirmer son amour immuable pour la femme dont il n'avait jamais entendu parler une heure plus tôt! Alors, vive le coup de foudre, mais à ce rythme, je dis stop! In the name of love! À croire que l'héroïne va se retrouver enceinte de son quatorzième enfant avant la fin! Heureusement que de nouveaux rebondissements sont à venir, mais on aurait aimé que le métrage dure davantage afin de développer un peu mieux sa première partie. Pourtant, tout fait sens, et l'on n'a jamais l'impression qu'il manque des scènes qui auraient été celles d'un film plus long. Je penche donc pour l'idée qu'il s'agit bien d'un court-métrage, et qu'il me faut surtout apprendre à accepter les langages qui ne sont pas forcément les miens, et mettre de côté le réalisme lorsque l'on se plonge dans le surnaturel. De toute manière, le cinéma a toujours fait la part belle au coup de foudre, et avant lui les contes de fées.
À la réflexion, la beauté toute roumaine des comédiens, qui ne cherche pas à se calquer sur les canons occidentaux en vogue depuis toujours, justifie que les personnages tombent en amour au premier regard. Mention spéciale au prince coiffé comme Vlad Țepeș, mais la jeune femme au visage rond est elle aussi séduisante avec ses longs cheveux qui mettent en valeur son costume traditionnel. Leur jeu est en revanche très théâtral, à la manière d'une pantomime où l'on s'écrie en levant les bras au ciel. Le charme de l'ensemble est à chercher ailleurs, dans ses images sylvestres, mais l'héroïne qui cherche toujours à agir par elle-même, quoique cela se résume à courir après son mari, pique assez l'intérêt pour nous intéresser à ces personnages un peu lisses. Même la sorcière n'est pas spécialement charismatique, bien qu'elle parvienne à marquer les esprits par ses expressions hargneuses.
En définitive, le grand film fantastique de la première sélection cannoise, et le chef-d'œuvre féérique de l'année tout court, n'est autre que La Belle et la Bête de Cocteau, curieusement oublié dans le palmarès. La Fleur de pierre de Ptouchko décevait quelque peu malgré ses décors spectaculaires, tandis qu'Immortelle des neiges n'est pas vraiment l'émerveillement espéré. Malgré tout j'ai aimé, mais peut-être moins pour cette chevauchée fantastique au rythme trépidant que pour cette promenade dans les Carpates, où se détachent ces rocs solides d'aspect intensément photogénique. Le tout vous divertira joliment et vous permettra d'ajouter un film exotique à votre collection.