mercredi 13 février 2019

La Favorite


Un film royal, joliment costumé et photographié, où les femmes mènent la danse pour savoir qui d'Abigail Masham ou de Sarah Churchill parviendra à gouverner l'Angleterre à la place d'une reine Anne fantoche: j'avais très envie d'aimer. Et même si la bande-annonce m'avait déçu, j'attendais quand même La Favorite avec impatience. Le résultat me laisse perplexe: je n'ai ni aimé ni détesté, et je n'y pense déjà plus trois jours après. Ce qui n'est pas très bon signe.

Le principal problème, c'est que Yórgos Lánthimos ne s'assume pas. Il courtise l'audace (vocabulaire ultra vulgaire où l'avalanche de « fuck » le dispute à l'abondance de « cunt »; danse mollement rock 'n' roll sur la piste; nobles dames qui vomissent à n'en plus finir dans des vases), mais sans jamais oser l'embrasser car il tient dans le même temps à rester au plus près de la réalité historique. Résultat: son film est dominé par une teinte camp modérée, d'où ne ressortent que la lourdeur et le vulgaire, sans la drôlerie indispensable à ce genre d'exercices, et ce alors que La Favorite se présente précisément comme une comédie! Visuellement, Lánthimos ne s'assume pas non plus car son langage cinématographique a beau lorgner du côté de Barry Lyndon (éclairages nocturnes aux flambeaux, lueurs du jour éclatantes, le tout dans des intérieurs réalistes où se détachent d'élégants costumes d'époque), ses choix ne veulent pas toujours dire grand chose, à l'image de cette photographie parfois sphérique qui, après réflexion, peut éventuellement souligner la perte de repères des personnages dans des univers cruels qui les dépassent (la forêt pour Abigail avant qu'elle ne se décide à prendre le pouvoir, les couloirs du palais pour la reine). Néanmoins, la brièveté avec laquelle apparaît et disparaît cette photographie insolite m'a laissé penser sur le moment que ce n'était qu'un bricolage.

Visiblement gêné par la conscience de ses idées de mise en scène dont il n'a su que faire, Yórgos Lánthimos a alors entrepris de passer ses frustrations sur ses personnages, donnant par-là même au film un ton si abjectement cynique que l'ensemble finit par devenir hautement désagréable en cours de route. Je ne sais pas s'il faut parler de misogynie car les hommes ne sont guère plus flattés que les dames, notamment Samuel Masham qui bien que jeune est montré comme parfaitement incapable de courir après une femme à force de chuter dans les feuilles mortes, et devant se contenter par la suite d'une nuit de noces masturbatoire; mais tout de même, les ministres parviennent généralement à rester dignes même dans la disgrâce, alors que les trois héroïnes sont constamment traînées dans la boue. Ainsi, la reine vomit, s'égosille sur ses valets, se perd dans son propre palais, n'arrive pas à s'exprimer en public et reste constamment comparée à un blaireau. De son côté, Abigail est brûlée à la soude, éjectée d'un carrosse et poussée dans les fossés du château par un homme puissant qui savoure la situation. Quant à Lady Sarah, elle se prend pour Brunehilde, attachée à la sangle d'un cheval au galop qui la conduit tout droit dans un bordel... Et même lorsque ces dames retrouvent leur dignité ou reprennent le pouvoir, c'est toujours pour mieux chuter de plus haut. Bref, le réalisateur s'excite sur ses personnages, éjaculant probablement à chaque fois qu'un animal massacré verse son sang sur l'une des dames de la cour, et ce faisant, il discrédite complètement ses héroïnes. Les motivations politiques des femmes sont ramenées à leurs hormones sexuelles ou à leur soif de pouvoir, tandis que ce sont les ministres, masculins bien sûr, qui avancent de réels arguments politiques sur la guerre et le mécontentement social. Surtout, le lesbianisme vu par un homme est une fois de plus inepte: Abigail et Sarah sont des personnes froides dénuées de sentiments, qui ne couchent avec la reine que pour assurer leur pouvoir, ce qui ôte au film une bonne part de son émotion.

L'émotion est heureusement présente dès que La Favorite s'assume pleinement comme une tragédie: Lánthimos fait mouche à plus d'une reprise dans l'expression de la solitude aux plus hautes marches du pouvoir, à l'aide d'images nettement plus expressives que dans le registre comique (la milice venant chercher la favorite déchue contrastant avec son sourire en coin, le dernier plan croisé sur la routine épouvantable dont seront victimes les deux autres), et dieu merci, les scénaristes n'ont pas oublié de rendre les héroïnes humaines et complexes. Le trio d'actrices non plus et tant mieux, car ce sont elles qui sauvent le film de son cynisme malsain. Rendons alors grâce à Olivia Colman, qui donne la meilleure performance des trois, et qui sans avoir peur du ridicule souligne toute la souffrance d'une reine qui a bien conscience de sa médiocrité, même si, à titre personnel, la voir crier sur ses valets ne m'a pas fait rire du tout. De son côté, Emma Stone donne chair à une jeune femme apparemment simple qui découvre à quel point sa nouvelle place peut l'aider à reconquérir son rang, donnant le meilleur d'elle-même dans les scènes où la reine montre à nouveau de l'affection pour sa rivale (la scène du bain est d'ailleurs très réussie). Nous dirons simplement que son portrait de la futilité princière, lorsqu'elle se goinfre en état d'ivresse, n'est pas son meilleur moment, mais les dernières séquences, dévoilant tout ce qu'Abigail devra subir à l'avenir, sont jouées avec excellence. Quant à Rachel Weisz, elle est fascinante, mais comme elle hérite du personnage le plus glacial, elle joue peut-être un peu trop la même note de sa partition trop longtemps, au point de n'être jamais loin d'agacer à force d'avoir toujours l'air satisfait même dans la débâcle, bien qu'elle ait heureusement plusieurs moments où perce un embryon de sincérité (le dialogue derrière la porte) qui émeut dans une certaine mesure. Quoi qu'il en soit, elle s'en sort généralement bien considérant qu'elle souffre des plus grandes incohérences du scénario: alors que tout dans ses regards suggère qu'elle se méfie d'Abigail comme de la peste, on ne comprend pas vraiment pourquoi elle ne la congédie pas plus tôt dès qu'elle sent le danger, ou pourquoi elle boit une tasse de thé dont elle sait manifestement qu'elle est empoisonnée. Façon de défier l'adversité et de se prouver à elle-même qu'elle est toujours la plus forte? Pour leur part, les acteurs incarnent des personnages si désagréables qu'on a du mal à s'enthousiasmer pour leurs portraits assez peu nuancés, bien que Nicholas Hoult fasse bien l'aristocrate teigneux.

Moralité: La Favorite reste dans un entre-deux décevant. Ses audaces ne sont jamais aussi drôles que celle d'une Marie-Antoinette, et son souci de réalisme n'est jamais aussi aiguisé que celui d'un Barry Lyndon. En outre, un cynisme sans bornes et le mépris absolu d'un réalisateur envers ses personnages dessert totalement ce qui se présentait de prime abord comme une comédie, car il y a une vaste différence entre un peu d'humour noir et une galerie de femmes constamment traînées dans la boue. Heureusement, une bonne dose d'émotions et une interprétation de qualité, bien que seule Olivia Colman soit vraiment remarquable, rendent également le film intéressant et divertissant, à défaut d'en faire une œuvre mémorable. En définitive, ce qui trahit plus que tout le manque de maîtrise de Yórgos Lánthimos, c'est qu'après avoir tout fait pour rester visuellement fidèle à l'époque représentée, il a choisi de massacrer le tout en nous infligeant une chanson de l'épouvantable Elton John sur le générique de fin. Alors qu'il aurait pu choisir Händel et son Ode pour l'anniversaire de la reine Anne, ironiquement jamais écoutée par sa destinataire. Je ne lui pardonnerai jamais.