dimanche 26 juin 2022

Eleanor par cœur


C'est aujourd'hui le centenaire de l'une de mes actrices favorites du cinéma américain, et possiblement mon étoile de prédilection des années 1950 : Eleanor Parker. Surnommée « l'actrice aux mille visages », celle dont la chevelure rougeoyante était un régal pour les caméras en Technicolor fut avant tout une comédienne très versatile, qui s'illustra dans à peu près tous les genres, se montrant aussi à l'aise dans les rôles d'ingénues que dans les portraits d'aventurières capables d'en remontrer aux acteurs les plus machos de ce temps-là.

Lauréate d'une coupe Volpi et forte de trois nominations aux Oscars, Eleanor Parker fut assurément reconnue par ses pairs, mais eut paradoxalement toutes les peines du monde à trouver sa place dans l'histoire du cinéma, d'où le sentiment qu'elle n'a pas eu la carrière qu'elle méritait. Elle tourna pourtant avec certains des plus grands réalisateurs de l'époque, William Wyler, Edmund Goulding, Raoul Walsh, Otto Preminger, Vincente Minnelli, Frank Capra, mais jamais dans leurs plus grands films. Résultat, peut-être, d'un premier contrat décevant à la Warner, qui la conduisit à négocier une carrière entre la MGM et la Paramount sans pour autant bénéficier des premiers choix des grandes créations de ces studios.

Très élégante et fort studieuse, elle ne s'imposa pas, malgré un physique à couper le souffle, comme une « déesse de l'amour » des temps de guerre, à la différence des autres très belles femmes de sa génération comme Ava Gardner ou Lana Turner, puisqu'elle chercha surtout à s'inscrire dans la continuité des grandes actrices « sérieuses » ayant le goût de la composition. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la Warner chercha à en faire une vedette avec le remake d'Of Human Bondage qui avait lancé la carrière de Bette Davis dix ans plus tôt. L'échec du film ne lui permit malheureusement pas de bénéficier de la même trajectoire : sa consécration fut repoussée aux années 1950, où la concurrence restait rude entre les actrices confirmées de sa génération, telle Deborah Kerr, et les toutes jeunes postulantes déjà sur les rangs, d'Elizabeth Taylor à Jean Simmons, en passant par Audrey Hepburn et Grace Kelly, qui n'attendaient que la première occasion pour triompher.

Compte tenu de la difficulté à se faire une place durable dans ce milieu, notamment à une époque où le cinéma était mis en difficulté par la télévision, d'où l'abondance de grands spectacles en Cinémascope, la carrière d'Eleanor Parker reste satisfaisante, d'autant que son talent supérieur rend la plupart de ses films au minimum intéressants, mais on regrette vivement qu'elle soit passée à côté des chefs-d'œuvre fondateurs de la décennie. J'aurais personnellement adoré la voir dans All About Eve ou Fenêtre sur cour, mais il me faudra me contenter de rêver. Eleanor aura malgré tout laissé son empreinte caméléonienne dans quelques pépites méconnues, et restera encore vue par un grand nombre grâce aux multiples rediffusions de La Mélodie du bonheur. Et afin de célébrer dignement son centenaire, voici un passage en revue de ses plus grands rôles, qui nous invitent au voyage du western au mélodrame, en passant par la comédie, l'aventure et même l'opéra !



Un départ difficile à la Warner

Ayant réussi un bout d'essai à 19 ans, Eleanor fut recrutée par la Warner qui lui proposa immédiatement un second rôle dans La Charge fantastique (They Died with Their Boots On), une biographie très controversée du général Custer signée Raoul Walsh, et dernière rencontre du couple légendaire formé à l'écran par Errol Flynn et Olivia de Havilland. Malheureusement, le métrage initial approchant des trois heures, il fut décidé que toutes les scènes de la jeune actrice seraient coupées au montage. Eleanor enchaîna alors avec des films à petits budgets, avant de commencer à rebondir dans des productions plus prestigieuses que je n'ai pas vues, comme Mission à Moscou (Mission to Moscow) de Michael Curtiz en 1943 ; Between Two Worlds, son premier rôle étoffé où son âme part apparemment en croisière avec Paul Henreid après un suicide collectif (!) ; ou encore The Very Thought of You de Delmer Daves, un autre film de 1944.

Désormais suffisamment connue pour avoir son caméo attitré dans le méta Hollywood Canteen (1944), Eleanor était pressentie pour prendre la succession de Bette Davis comme reine du studio, à l'époque où Olivia de Havilland était suspendue suite à son célèbre procès contre la Warner, où Jane Wyman n'avait pas encore percé, où Ida Lupino ne se considérait toujours que comme « la Bette Davis du pauvre » et où Joan Crawford attendait, tapie dans l'ombre, le bon moment pour faire un comeback retentissant. Le projet choisi pour faire d'Eleanor la grande étoile qu'elle méritait d'être fut L'Emprise (Of Human Bondage), la nouvelle version du roman de Somerset Maugham qui avait catapulté Bette Davis vers des sommets stratosphériques, alors qu'elle-même avait eu beaucoup de mal à trouver sa place à la Warner à ses débuts. Dirigé par Edmund Goulding durant l'été 1944, le film était prévu pour sortir en fin d'année, mais les premiers retours furent catastrophiques : le produit fut alors massacré en salle de montage, au point que les meilleures scènes de l'actrice furent jetées aux orties, y compris son agonie finale où elle avait apparemment donné tout ce qu'elle avait, et où l'on se retrouve avec… un gros plan interminable sur son partenaire. L'Emprise ne sortit en catimini qu'à l'été 1946, sans aucun succès. Le résultat est malheureusement à la hauteur de sa réputation, mais Eleanor n'est pas en cause : son travail sur l'accent cockney est impressionnant, et sa rudesse surprenante est un contre-emploi total qui fait même froid dans le dos. Elle cherche surtout à ne pas jouer aussi excessivement que Bette Davis dix ans plus tôt, mais elle perd au passage le flamboiement qu'avait su déployer son aînée, d'où un résultat en demi-teinte que le massacre de la pellicule n'aide en rien, bien entendu.



Une lente ascension

Par bonheur, Eleanor sut rebondir entre temps grâce au très bon film de Delmer Daves, Pride of the Marines, traduit au choix par L'Orgueil des marines ou La Route des ténèbres. Sortie en 1945 et précédant d'un an le chef-d'œuvre de William Wyler, Les Plus Belles Années de notre vie, cette fiction inspirée de faits réels évoque la difficile réadaptation d'un soldat à la vie civile, après qu'une explosion l'a rendu aveugle pendant la guerre. C'est John Garfield qui prête ses traits au marin, tandis qu'Eleanor incarne sa fiancée qui tient absolument à l'assister dans son handicap, bien que lui-même veuille rompre de peur de lui inspirer de la pitié. Fragile et déterminée, et surtout incroyablement charmante et touchante, elle donne vie à l'archétype de la petite amie idéale qui n'oublie pas d'avoir sa personnalité propre, livrant par-là même sa première interprétation remarquée. J'adorerais revoir ce film pour en dire plus : je l'avais beaucoup aimé.

Malgré tout, le succès de L'Orgueil des marines et les excellentes critiques reçues par les interprètes ne suffirent pas à établir Eleanor comme une grande vedette maison, à qui la Warner aurait proposé ses meilleurs projets. L'actrice enchaîna alors avec une série de films très oubliables, que je n'ai d'ailleurs jamais eu envie de revoir. Dans Never Say Goodbye (1946), une comédie de remariage héritière des années 1930, elle donne avec beaucoup d'élégance et un certain piquant la réplique à Errol Flynn, sans que la médiocrité du scénario et de la mise en scène lui permette de faire montre de l'abattage comique typique des actrices d'antan, comme aurait pu le faire par exemple son idole Carole Lombard. Elle retrouva Flynn un an plus tard dans Escape Me Never, encore une histoire d'un autre temps qui avait déjà été adaptée par le cinéma britannique en 1935 avec Elisabeth Bergner. C'est ici Ida Lupino qui reprend le rôle qui avait valu à l'actrice autrichienne une nomination aux Oscars, mais le film est tellement insipide que je suis incapable de me rappeler quoi que ce soit, sinon qu'elle y porte une culotte tyrolienne. Eleanor est quant à elle très distinguée dans le rôle de la jeune fille de bonne famille, mais ce n'est clairement pas sa prestation la plus mémorable. Idem la même année pour L'Aventure à deux (The Voice of the Turtle), l'adaptation d'un grand succès de Broadway où Ronald Reagan tente de vaincre ses préjugés envers l'amour, et où on l'aurait souhaitée plus malicieuse.

Reste alors La Femme en blanc (The Woman in White), un film gothique de 1948 inspiré d'un roman policier victorien. On y suit les aventures de Gig Young qui croise, de nuit dans la forêt, une mystérieuse femme vêtue d'un capuchon blanc, et qui le lendemain fait la rencontre d'une autre femme qui ressemble fortement à la première, malgré un comportement plus racé. Eleanor joue les deux rôles avec un talent évident, d'une part la femme en blanc échappée de l'asile qui tente de mettre en garde la seconde, et d'autre part la riche héritière qui ne voit pas le piège prêt à se refermer sur elle. Mais elle va plus loin encore puisqu'elle doit aussi incarner l'évolution de l'héritière tombée sous l'emprise d'une personne néfaste, et qui se met de plus en plus à ressembler à la folle. Outre l'intensité qu'elle manifeste sur son visage, la manière dont elle utilise son corps afin de marquer cette transformation physique reste très forte, mais cela tourne malheureusement à vide car le film, que j'avais très envie d'aimer, n'est pas à la hauteur de son engagement. Le metteur en scène ne sait pas entretenir le mystère, et l'enquête menée conjointement par Gig Young et Alexis Smith manque de relief : Eleanor désavouera d'ailleurs ce projet malgré un scénario alléchant sur le papier.



La consécration

Par bonheur, ce n'était plus qu'une question de temps avant qu'Eleanor hérite enfin d'un rôle complexe qui soit aussi porté par un bon film. Le début des années 1950 fut le moment de la consécration où elle put jouir de succès critiques et publics, avec en prime deux nominations consécutives aux Oscars et une coupe Volpi au festival de Venise pour couronner le tout ! Le premier des deux films qui assurèrent son triomphe est le tranchant Femmes en cage (Caged), sorti en 1950 et considéré comme un projet prestigieux qu'on avait proposé en priorité à Bette Davis et Joan Crawford, qui avaient toutes deux refusé d'y paraître. Cela permit à Eleanor de marcher sur les traces de ses aînées en n'ayant pas peur d'altérer son physique pour les besoins du rôle. En effet, elle y joue une voleuse naïve envoyée en prison, où elle est maltraitée par ses compagnes de cellule et surtout par ses geôlières qui finissent par lui raser la tête, ce qui fut réalisé sans trucage. Magnifiquement torturée tel un agneau égaré dans la première partie du film, Eleanor souligne avec brio l'endurcissement de la pauvre Marie, qui désormais dépendante de la cigarette finit par tenir tête à tout le monde. Ce film important, réalisé par John Cromwell et scénarisé par Virginia Kellogg, qui alla quant à elle jusqu'à se faire volontairement interner pour mieux comprendre l'environnement carcéral (!), s'inscrit dans la lignée de La Fosse aux serpents pour dénoncer la maltraitance des institutions envers leurs pensionnaires, et montrer en quoi ces méthodes ne conduisent fatalement qu'à la récidive.

Un an plus tard, Eleanor fut dirigée par William Wyler dans Histoire de détective (Detective Story), un film tristement d'actualité où Kirk Douglas tente de prouver la culpabilité d'un avorteur dans le décès de femmes enceintes, tout en devant mener d'autres enquêtes en cette journée chargée. Le héros a tellement à faire qu'Eleanor ne joue qu'un second rôle dans sa vie, celui de sa femme stérile qui s'avère avoir elle aussi été victime de l'homme qu'il recherche. Furieux d'apprendre qu'elle avait jadis avorté, le détective fait subir un interrogatoire corsé à son épouse, ce qui permet à l'actrice de passer par de multiples émotions en seulement une séquence, de la terreur au mépris, tout en gardant sa dignité et en suggérant l'amour, qui ne peut s'éteindre d'un coup malgré la violence de son partenaire, qu'elle conserve pour son mari même en le quittant. Son interprétation remarquable et nuancée lui valut sa seconde nomination pour l'Oscar de la meilleure actrice : malgré la brièveté de son temps d'écran, Eleanor était devenue un trop grand nom pour concourir dans la catégorie des seconds rôles.

Il est toutefois dommage que ces deux grandes performances n'aient pas donné à la comédienne l'occasion d'étoffer sa filmographie. Ses autres projets du début des années 1950 furent malheureusement atroces, notamment l'exécrable biographie de Rudolph Valentino qui ressemble à tout sauf à du cinéma, et le non moins abject Grand Secret (Above and Beyond), une justification répugnante du bien-fondé de la mission de l'Enola Gay sur Hiroshima. De leur côté, Chain Lightning et A Millionaire for Christy ont l'air tout à fait mineurs, mais je ne les ai pas vus pour en juger. Dans ce marasme, seul émerge Secrets de femmes (Three Secrets), un mélodrame plutôt pataud de Robert Wise à propos de trois femmes ayant jadis abandonné un enfant à l'orphelinat, et qui apprennent à tour de rôle qu'un garçon qui pourrait être le leur est le seul survivant d'un accident d'avion. Elles se précipitent alors sur les lieux du drame dans l'espoir de le récupérer, mais sans savoir laquelle est la vraie mère biologique. C'est hélas l'une des moins bonnes interprétations d'Eleanor, qui affecte un air désespéré tout du long et se laisse voler la vedette en deux secondes par l'excellente Patricia Neal.



Aventures en Technicolor

Pour se rattraper, une Eleanor désormais trentenaire et au pic de sa séduction fut distribuée dans de grands spectacles en couleurs, parfaitement dédiés à son exceptionnelle beauté, et dont certains sont même de très bons films, sans accéder cependant au statut de grands classiques. Le premier par ordre chronologique, et aussi le meilleur, est le délicieux Scaramouche de George Sidney, l'un des plus grands films de cape et d'épée produit par Hollywood. Sortie en 1952, cette fiction raconte le désir de vengeance de Stewart Granger envers un méchant aristocrate français dans les derniers feux de la monarchie. Eleanor, qui détesta son partenaire, y reprend un rôle originellement prévu pour Ava Gardner (cette dernière se rattrapera avec son personnage très similaire dans Mogambo), celui de la comédienne Lénore, une femme forte et indépendante qui n'aime rien tant que titiller son amant, tout en ayant au fond bon cœur. L'actrice y déploie un vrai talent pour la comédie, que ce soit sur scène en tant que saltimbanque, ou dans la salle des États généraux grâce aux sourires complices qu'elle adresse à Janet Leigh, avec qui elle travaille de concert pour sauver le héros malgré leur rivalité sentimentale. Cette contradiction permet à Eleanor de briller de mille feux dans le registre des sentiments déçus, avec un beau moment où elle tire sa révérence, des larmes coulant sur son maquillage d'artiste, qui n'est pas sans annoncer ses adieux similaires au capitaine dans La Mélodie du bonheur. Entre rire et peines de cœur, Eleanor resplendit de charisme et de vivacité dans ce qui reste assurément l'un de ses meilleurs films et l'un de ses plus grands rôles. Sa chevelure rousse qui se déploie avantageusement devant la caméra n'est pas non plus sans faire son petit effet.

1954 fut également une grande année aventurière pour la dame, qui se paya le luxe d'embarquer pour les deux plus grands fleuves du monde, le Nil et l'Amazone, dans de ravissants costumes du début du XXe siècle. À l'image de sa Lénore révolutionnaire, sa Joanna rougeoyante de Quand la marabunta gronde (The Naked Jungle) est une femme volontaire, qui part au fin fond de la forêt équatoriale pour épouser un homme qu'elle n'a jamais vu, et qui ne se laisse pas démonter par les manières rudes de Charlton Heston qui voulait une épouse vierge qu'il pensait dominer, et qui se retrouve avec une dame ayant déjà vécu et bien plus à l'aise que lui avec sa sexualité. D'une élégance incomparable, elle soutient avec énergie cette histoire chargée en tension sexuelle et en périls inquiétants, alors que des hordes de fourmis rouges ravagent les alentours en dévorant tout sur leur passage… On est évidemment loin du grand film, mais le développement des personnages dans un film-catastrophe de cet acabit mérite d'être salué. Par comparaison, les aventures égyptiennes de La Vallée des rois (Valley of the Kings) sont moins inspirées : s'il est rafraîchissant de la voir jouer une égyptologue érudite prête à braver mille dangers afin de soutenir la thèse historique de son père, la savoir coincée entre deux hommes dans une histoire d'amour cousue de fil blanc n'aide pas à faire émerger ce film de l'ennui. À moins d'apporter quelques retouches au scénario comme je l'avais fait il y a quelques années !



Quoi qu'il en soit, bien qu'Eleanor entretînt une liaison avec Robert Taylor à la ville, ses collaborations cinématographiques avec lui ne furent jamais très heureuses. En effet, après Le Grand Secret et La Vallée des rois, L'Aventure fantastique (Many Rivers to Cross) de 1955 est un autre navet franchement pénible et raciste, qui pour nous autres Français n'est mémorable que grâce à son doublage… marseillais (!!!) qu'il faut avoir écouté au moins une fois dans sa vie ! Mais vraiment, entendre des trappeurs du Kentucky parler comme s'ils commentaient une partie de pétanque autour d'un pastis est d'un ridicule insondable ! Qui a eu une telle idée ? Dans mon enfance, j'avais un jour demandé à mon père ce que voulait dire « VM » à côté d'un titre de film sur le programme, et il m'avait répondu en plaisantant que cela signifiait « version marseillaise ». J'étais loin de m'imaginer que cette prophétie devait se réaliser un jour avec un western américain ! Toujours est-il que malgré la nullité du projet, Eleanor Parker n'est pas en cause, puisqu'elle incarne à nouveau une jeune femme dynamique et très drôle, prête à mille stratagèmes pour mettre l'homme qu'elle aime dans son lit. Dommage que tout le reste autour d'elle soit si mauvais.

Dieu merci, l'actrice put tout de même se targuer d'avoir un excellent western à son actif grâce à Fort Bravo (Escape from Fort Bravo) de John Sturges. Critiqué par les cinéphiles pour la place trop grande accordée à la romance au détriment de l'action, Fort Bravo (1953) m'a quant à moi beaucoup plu : il me semble même que ces deux parties se conjuguent à merveille dans les magnifiques décors rocheux qui servent de toile de fond à la guerre de Sécession. Eleanor y est resplendissante dès son entrée en scène, alors qu'elle descend de la diligence pour porter secours à un soldat : elle joue en réalité double-jeu dans la mesure où Carla est une espionne sudiste ayant pour mission d'infiltrer le fort afin de libérer des prisonniers. Mais ses projets sont évidemment contrariés par l'intérêt qu'elle se met à porter au capitaine nordiste, William Holden, qui ne la laisse pas indifférente… Ce n'est pas son interprétation la plus complète, mais comme je le disais, son charisme et son allure sont magnétiques, même lorsqu'elle n'est qu'appuyée à un pilier en regardant l'horizon d'un air triste, tandis qu'elle reste joliment expressive dans le second acte, bien qu'elle ne soit plus qu'une demoiselle en détresse perdue entre différentes factions dans le désert.



L'apogée

Tous ces films chamarrés furent de belles étapes jusqu'au pic absolu de sa carrière, en l'an de grâce 1955. Elle décrocha en effet le rôle convoité de la cantatrice australienne Marjorie Lawrence, reconnue pour avoir été la première interprète du Crépuscule des dieux à avoir réellement traversé les flammes sur scène, et qui fut plus tard paralysée par la polio en pleine gloire. Autant dire que Mélodie interrompue (Interrupted Melody) était un rôle juteux, auquel Eleanor fit plus qu'honneur. Elle-même grande amatrice d'opéra, elle apprit par cœur tous les grands rôles prévus par le scénario et les chanta à la perfection pendant le tournage, au point que les scènes musicales ne nécessitèrent qu'une unique prise. Ayant toutefois chanté un octave plus bas que Marjorie Lawrence, elle fut doublée par Eileen Farrell, mais l'illusion est parfaite. C'est surtout par son jeu d'actrice qu'Eleanor Parker domine cette biographie, d'ailleurs très réussie et follement divertissante, en particulier dans les nombreuses scènes d'opéra où sa versatilité fait des ravages : après avoir été une Musetta espiègle dans La Bohème, une Madame Butterfly délicate et tragique, ou une Carmen incendiaire n'ayant pas froid au yeux, elle atteint des sommets avec la Dalila de Saint-Saëns, qui chante Mon cœur s'ouvre à ta voix d'une manière merveilleusement troublante et enjôleuse, avec la technique respiratoire d'une véritable cantatrice et l'expressivité sentimentale d'une grande comédienne. Sa Brünnhilde wagnérienne est sans surprise volontaire en son sacrifice pyrique, mais la grande force d'Eleanor est qu'elle ne se contente pas de donner le meilleur d'elle-même dans les scènes chantées, puisqu'elle est aussi exceptionnelle dans le quotidien de la cantatrice, allant du charme fou alors qu'elle embrasse, amusée, son mari qui tente d'avoir une conversation au téléphone, au drame le plus atroce alors qu'elle se traîne par terre avec une douleur très réaliste pour débrancher le tourne-disque qui lui rappelle son glorieux passé et qu'elle ne supporte plus d'entendre. Sa résurrection pleine d'enthousiasme lorsqu'elle participe à l'effort de guerre, puis ses doutes émouvants lors de son grand retour sur scène malgré le handicap, permettent de clore le film en apothéose.

Après un tel sommet, son second rôle en femme castratrice dans L'Homme au bras d'or (The Man with the Golden Arm) d'Otto Preminger paraît nettement moins nuancé, bien qu'il soit intéressant de voir la comédienne dans la peau d'une garce pathétique qui mène la vie dure à Frank Sinatra. Elle y est pour le coup trop expressive : trop hargneuse, ou les yeux trop écarquillés dès qu'elle se retrouve en difficulté, elle dévore l'ensemble de ses scènes à la manière d'une Bette Davis vingt ans plus tôt, mais cela se marie mal au ton plus mesuré du reste du film. Cela ne l'empêche pas d'être remarquable, voire touchante, à sa manière, avec le sifflet qui reste finalement son seul recours.



Personnalités multiples

Elle retrouva Frank Sinatra quatre ans plus tard dans un rôle très différent, Un Trou dans la tête (A Hole in the Head) de Frank Capra, où elle joue cette fois-ci une charmante veuve qui se rapproche du héros, lui-même veuf, et surtout du jeune fils de celui-ci, avec qui elle noue d'entrée de jeu une complicité de bon aloi, clin d'œil à l'appui. Ce n'est vraiment qu'un second rôle, et elle y arbore une coupe de cheveux qui ne lui sied guère, mais son interprétation est comme souvent irrésistible.

En 1956, elle fut à nouveau l'héroïne d'un western en couleurs avec Le Roi et quatre reines (The King and Four Queens), une comédie signée Raoul Walsh avec Clark Gable dans le rôle principal. L'histoire est celle d'une matriarche (Jo Van Fleet) et de ses quatre brus, qui apprennent que trois des fils sont morts, sans qu'on sache lequel a survécu. Sur ces entrefaites arrive un chasseur solitaire, qui tente de séduire les dames afin de récupérer un magot caché dans la propriété : si toutes sont prêtes à succomber, Eleanor se distingue en revanche par sa résistance aux avances du séducteur. Le sourire aux lèvres, elle lui tient tête sans jamais défaillir et se révèle comme la plus rusée du lot. On aurait aimé que le film fût meilleur, pour admirer le charisme d'Eleanor à sa juste valeur.

Son plus grand rôle après Mélodie interrompue est en fait à chercher dans un film obscur, Lizzie, qui eut le malheur de sortir en 1957, la même année que Les Trois Visages d'Ève, un projet auréolé de prestige où Joanne Woodward jouait elle aussi une femme aux multiples personnalités. Je préfère toutefois l'interprétation d'Eleanor, qui n'a pas besoin de cacher son visage dans ses mains pour passer de la femme coincée pas du tout à l'aise avec son corps à la mégère survoltée prête à sauter sur tout ce qui bouge, pour finir par trouver un caractère enfin équilibré après un lourd suivi psychologique. Lizzie n'est pas un grand film, mais le ton y est tout de même plus réaliste et plus osé que dans son projet rival, à en juger notamment par cette scène saisissante où l'héroïne se tourne vers sa tante (magnifique Joan Blondell) pour lui confirmer qu'elle est bien une pute. L'intensité avec laquelle elle passe d'un extrême à l'autre reste impressionnante, de même que sa maîtrise technique. Si Eleanor Parker ne fut pas toujours une actrice subtile, ces rôles demandant beaucoup de jeu lui convenaient à merveille, ce que Lizzie ne fait que confirmer.

Dans la foulée, elle renoua avec les aventures exotiques, mais cette fois-ci en noir et blanc avec le remake du Voile des Illusions, titré pour l'occasion La Passe dangereuse (The Seventh Sin). C'est la moins bonne des trois versions existantes, la faute à une histoire qui commence en cours de route et laisse l'introduction captivante sur le carreau, mais le portrait sans concessions qu'Eleanor brosse de cette femme futile qui apprend à s'ouvrir au monde en plein drame est nettement plus vigoureux que celui esquissé par Naomi Watts ces dernières années. Elle n'est cependant pas en mesure de faire oublier Greta Garbo, indépassable de magnétisme et de nuances dans la version très réussie de 1934. Pour plus de comparaisons entre ces trois films, n'hésitez pas à consulter le lien en bleu.



Déclin en pente douce

Comme on l'a vu, c'est dans les années 1950 qu'Eleanor Parker connut son heure de gloire. La décennie suivante fut nettement moins prestigieuse, comme pour à peu près toutes les actrices ayant dépassé la quarantaine, à qui cette industrie misogyne ne daigne jamais proposer de grands rôles. On put tout de même la voir aux côtés de Robert Mitchum chez Vincente Minnelli, dans Celui par qui le scandale arrive (Home from the Hill), où elle joue une femme aigrie apprenant à se réconcilier avec son mari et le fils que celui-ci a eu d'une autre femme. Elle en fait toutefois trop, fidèle à son désir de « jouer », ce qui n'est pas l'idéal face à un partenaire aussi minimaliste que Mitchum et la tonalité générale du film. J'aimerais tout de même le revoir pour m'en refaire une idée, car j'avais assez aimé l'ensemble lors de la découverte. Pour le reste des années 1960, Eleanor se dirigea de plus en plus vers la télévision, seul média qui acceptait de faire travailler les femmes mûres, si bien que son travail est plus difficilement accessible de nos jours. Parmi ses quelques projets cinématographiques, je n'ai vu que l'exécrable Statue en or massif (The Oscar), un film sinistre sur l'envers du décor d'Hollywood, où elle joue une actrice ratée reconvertie en découvreuse de talents. Manquent à l'appel Les Lauriers sont coupés (Return to Peyton Place), où elle reprend le rôle tenu par Lana Turner dans le premier opus ; Madison Avenue avec Dana Andrews ; L'Homme à la Ferrari (Il tigre) tourné en Italie avec Vittorio Gassman ; et les horrifiantes Griffes de la peur (Eye of the Cat), un film a priori peu appétissant où les Aristochats ont l'air de vouloir tuer leur maîtresse en lui faisant dévaler une rue en pente dans un fauteuil roulant. Autant dire que rien de tout cela ne fait vraiment envie.

La dernier rôle important d'Eleanor Parker restera donc celui de la baronne Schræder dans La Mélodie du bonheur (The Sound of Music), où elle tente de renvoyer Julie Andrews dans son couvent (et les enfants du capitaine dans une pension éloignée), afin de vivre son amour pour Christopher Plummer en toute sérénité ! Le film est mortellement divertissant, mais je suis conquis d'avance puisque ça se passe à Salzbourg, même si ça reste affligeant de niaiserie ! Heureusement que les trois adultes sont très charismatiques pour faire passer la pilule, notamment Eleanor qui, même en l'absence de numéros musicaux, donne la performance la plus nuancée du film. Ainsi dotée de beaucoup d'humour, elle affecte un air supérieur devant les enfantillages de la maisonnée, avec toujours cette élégance folle qui la caractérise si bien, et qui la conduit à s'effacer avec une dignité teintée de larmes qui reste sincèrement émouvante.



Conclusion

Comme Miriam Hopkins avant elle, Eleanor Parker fut une actrice versatile qui se sortit avec brio de genres très variés, parfois au sein du même film, en n'ayant jamais peur d'être très, voire trop expressive, tout en sachant par ailleurs faire montre de retenue. Ses très riches heures sonnèrent cependant à une époque qui ne lui permit pas de compter dans sa filmographie le chef-d'œuvre intemporel qu'elle méritait, mais L'Orgueil des marines, Femmes en cage, Scaramouche, Fort Bravo, Mélodie interrompue et Lizzie méritent tous le détour, et illustrent la palette étendue de son talent, auquel son surnom « d'actrice aux mille visages » rend parfaitement justice.

Outre sa coupe Volpi bien méritée pour Femmes en cage, je lui aurais attribué l'oscar pour Mélodie interrompue (et pourtant, dieu sait si l'année était chargée en grandes performances !), en compagnie de plusieurs nominations pour ses grands rôles listés plus haut. Décidément, j'adore cette comédienne ! Pour finir, je vous invite à lire l'article que le général Yen lui a consacré, afin d'avoir plus de détails sur son jeu, sa personnalité et son charme fou.

Joyeux anniversaire, Eleanor !

lundi 6 juin 2022

Saintes, sans Eva Marie

Après deux évocations du Quercy, et après un grand tour d'Europe musical, retour en pays natal avec la capitale de l'ancienne province de Saintonge, la bien nommée Saintes. Brièvement préfecture de la Charente-Maritime avant le transfert à La Rochelle en 1810, l'antique Mediolanum Santonum, du nom du peuple celte des Santons, eut surtout l'insigne honneur d'être capitale de la Gaule aquitaine du règne d'Auguste à la fin du Ier siècle. Témoins de ces passés prestigieux, les monuments antiques, médiévaux et modernes soulignent la richesse d'une ville paisible mais vivante, dans laquelle il fait bon se promener par un bel après-midi ensoleillé.

Le quartier Saint-Pallais


Construit au débouché de la via Agrippa qui reliait la ville à Lyon, ce quartier de la rive droite de la Charente est déjà un véritable spectacle en soi, grâce à la panoplie de bâtiments qui le composent. Le plus ancien et renommé d'entre eux est l'arc de Germanicus, point d'arrivée de la célèbre voie romaine qui traversait la Gaule d'est en ouest. Édifié vers l'an 18, il fut dédié au brillant général qui intimida les Germains et engendra le terrible empereur Caligula, ainsi que la très ambitieuse Agrippine la Jeune. Considéré comme l'héritier présomptif de Tibère, il fut cependant fauché à la fleur de l'âge par une maladie inconnue qui pourrait bien avoir été un empoisonnement. C'était une chose courante dans cette famille-là... C'est un dénommé Caius Julius Rufus qui se chargea de financer les travaux d'édification, d'après les dédicaces que les archéologues ont pu déchiffrer.


À proximité se situe le musée archéologique de la ville, qui fut aménagé en 1931 dans les anciens abattoirs, auxquels on ajouta des claustras pour leur donner un aspect antique. Agrémenté d'une colonnade et cerné de vestiges trouvés au cours des fouilles et des travaux urbains du XIXe siècle, ce musée contient une importante collection de sculptures et de statuettes qui reflètent l'importance de la cité sous l'ère gallo-romaine.


Outre l'arc antique, le plus illustre monument du quartier est bien entendu l'abbaye aux Dames, chef-d'œuvre de l'art roman fondé au XIe siècle pour accueillir une communauté bénédictine. L'église Sainte-Marie est reconnaissable de loin grâce à son clocher écaillé « en pomme de pin », et à son portail occidental à voussures où sont sculptées des figures bibliques et des images d'animaux. C'est aujourd'hui un centre musical important, accueillant des concerts et récitals, et où des disques sont régulièrement enregistrés.


Comme son nom l'indique, l'abbaye aux Dames est surtout célèbre pour les femmes illustres qui marquèrent son histoire. Aliénor d'Aquitaine finança par exemple la reconstruction et l'embellissement de l'église, sous l'abbatiat de sa cousine Agnès de Barbezieux. Deux siècles plus tard, une autre Agnès, issue de la maison de Rochechouart, contourna audacieusement la coutume féodale en décidant de rendre hommage directement au roi de France, au lieu du roi d'Angleterre suzerain d'Aquitaine, peu de temps avant le déclenchement de la guerre de Cent Ans. Pendant les guerres de Religion, l'abbesse Françoise de la Rochefoucauld usa de son influence pour tâcher de sauver une partie des bâtiments de la destruction souhaitée par les chefs huguenots, tandis que les deux Françoise de Foix qui se succédèrent au XVIIe siècle entamèrent les travaux de réfection des bâtiments conventuels. La pensionnaire la plus connue de l'abbaye est évidemment Madame de Montespan, elle aussi issue de la maison de Rochechouart.

Le quartier Saint-Pierre


S'étendant sur la rive gauche autour de la cathédrale Saint-Pierre, le cœur économique de la ville regorge de petites rues ayant conservé leur tracé médiéval, qui connectent aujourd'hui les édifices religieux d'antan aux hôtels particuliers de l'époque moderne. On distingue ici les pierres blanches de l'hôtel de Brémond d'Ars, vues depuis le porche de la maison de Maurice Martineau implantée dans l'enceinte du couvent des Jacobins.


Reconstruit au XVe siècle dans le style gothique flamboyant, ce monastère fut vendu comme bien national à la Révolution, avant d'être racheté par le négociant en cognac susnommé qui fit cependant détruire une partie de l'église pour son installation personnelle. Il légua l'ensemble des bâtiments et sa collection de livres à la municipalité, qui y implanta la bibliothèque, et désormais la médiathèque.


Un autre monument remarquable dans ce quartier est l'hôtel dit « du Présidial », construit dans les années 1610 pour servir de résidence aux présidents du présidial de Saintes, mais qui ne fut jamais le siège du tribunal à proprement parler. Les lieux accueillirent par la suite le musée des beaux arts, et ne servent aujourd'hui que de réserve depuis le regroupement des collections au musée de l'Échevinage.


Se distinguant par un beffroi commencé au XVe siècle et achevé un siècle plus tard, la maison de l'Échevinage fut entièrement remaniée au XVIIIe siècle, d'où son plan typique des hôtels particuliers de l'époque.


Les rues du quartier Saint-Pierre convergent toutes vers la cathédrale, qui se distingue par son clocher inachevé recouvert d'un dôme de cuivre qui aurait dû laisser la place à une flèche gigantesque, si les aléas de l'histoire l'avaient permis.


Moins chaleureuse que l'abbaye aux Dames, la cathédrale n'en demeure pas moins un édifice remarquable, à commencer par son portail en arc brisé dont les voussures fourmillent de personnages mythiques dont voici quelques représentants. N'étant pas porté sur la religion et les figures d'évêques, je rêve de faire bâtir un portail similaire devant ma maison, mais où les sculptures représenteraient toutes mes actrices gretalluliennes préférées !


La colline du Capitole



La cathédrale Saint-Pierre montre son plus beau visage à la ruelle de l'hospice, dominée par l'esplanade du Capitole où se situait peut-être l'ancien forum romain. Seul vestige d'une citadelle plus vaste, reste aujourd'hui le sinistre logis du gouverneur, dont le jardin offre un beau panorama sur l'ensemble de la ville.


Le quartier Saint-Eutrope



Ce quartier doit son nom à la basilique Saint-Eutrope, fondée à la fin du XIe siècle en hommage au premier évangélisateur de la région. Elle fut une étape importante sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, et reçut le secours financier de personnes illustres, notamment Louis XI qui subventionna l'élévation de cette flèche à crochets typique de l'art gothique, de quoi trancher avec le style roman d'origine. L'église souffrit beaucoup à la Révolution et menaça de s'effondrer en partie, à tel point que le préfet dut ordonner la destruction de la nef haute à l'aube du XIXe siècle.


Mais le clou du spectacle, c'est bien entendu l'église basse, la partie la plus ancienne de l'édifice, qui contient le cénotaphe rappelant que s'y trouvaient jadis les reliques de l'évêque martyr. C'est l'une des plus belles cryptes de France, et l'une des plus vastes de l'architecture romane.


Outre les fantômes des premiers chrétiens, on y croise également des créatures de toutes sortes, parfois amusantes et bienveillantes


 parfois machiavéliques, ornées d'un rictus sordide.


L'autre monument emblématique du quartier, c'est l'amphithéâtre romain, dont la construction aurait été entreprise dès le règne d'Auguste, bien que les travaux ne fussent achevés que sous celui de Claude. La fin de l'Antiquité lui fut sans surprise fatale, puisqu'il finit par servir de carrière : nombre de pierres furent ainsi utilisées pour la construction de l'enceinte de la ville au Moyen Âge. Heureusement, il en resta assez pour permettre aux vestiges d'être classés aux Monuments historiques dès 1840, la même année que la basilique Saint-Eutrope.

Conclusion


La dernière fois que j'y suis passé, je n'ai pas eu le temps d'aller jusque dans le quartier Saint-Vivien, mais celui-ci n'est pas en reste concernant les ruines antiques puisque s'y dressent les thermes de Saint-Saloine, édifiés à la fin du Ier siècle de notre ère. Il y aurait de toute façon beaucoup plus à dire sur Saintes, chaque quartier méritant dans l'absolu son propre article étant donné la richesse d'un patrimoine bimillénaire. Sans bénéficier du dynamisme maritime des autres villes du département, Saintes n'en reste pas moins une jolie ville qui mérite le détour. Cette porte du paradis m'en est témoin !

samedi 4 juin 2022

Eurovision


Je viens de faire une chose parfaitement inutile, mais j'ai fait quelques découvertes fort curieuses ces derniers jours. J'ai ainsi appris que Françoise Hardy, au son de qui j'ai grandi, a participé au concours de l'Eurovision en 1963, qu'Isabelle Aubret, dont tous mes grands-parents ont des 33 tours, avait elle-même gagné l'année précédente, et que mon idole Marie Laforêt, qui a également bercé toute ma jeunesse, a été recalée par le jury français au profit d'une chanson ridicule en 1965. Tout ce que je savais alors de l'Eurovision, c'est que ça commençait par le plus célèbre des Te Deum de Charpentier, que la note la plus recherchée par les pays est de 12 points, que tous les journalistes français se plaignent d'année en année que notre contrée ne gagnera plus jamais, et que France Gall était une traîtresse qui a représenté le Luxembourg au lieu de son pays natal.

Dans ma folle adolescence, j'avais regardé l'édition 2003 parce que j'étais méga fan de t.A.T.u. (sans commentaires…), et je garde le souvenir de m'être royalement ennuyé. Comme le dit un membre de ma famille, l'Eurovision "est quand même le plus mauvais de tous les télé-crochets". Alors là, je n'ai aucun moyen de comparer avec quoi que ce soit d'autre, mais on parle quand même d'un concours dont les lauréats les plus célèbres sont ABBA et Céline Dion, c'est dire le degré de ridicule abyssal du programme. Malgré tout, l'émission reste apparemment très populaire auprès de mes condisciples gays : j'en connais même qui bloquent leur soirée spécialement pour cette occasion ! Chose qui m'étonne hautement : si vous lisez ce blog, vous aurez compris que je suis loin d'être à la page en matière gay, puisque je fantasme sur des acteurs nés un siècle avant moi, et que mon idole roussoyante à moi n'est certainement pas Mylène Farmer mais Jeanette MacDonald !

Mais je suis curieux de tout, aussi ai-je tenté de comprendre le phénomène Eurovision en m'infligeant… toutes les chansons ayant concouru depuis 1956 ! Je comprends mieux pourquoi je n'avais jamais entendu parler de 99 %  d'entre elles : l'Eurovision n'est ni plus ni moins qu'une grosse marmite tout juste bonne à produire de la soupe. Toutes ces mélodies se ressemblent, et c'est toujours cette même pop lisse et insipide qui se copie d'année en année. Rien que pour la décennie passée, c'est systématiquement la même structure qui revient 150 fois au cours de la soirée, avec une ballade qui démarre langoureusement avant une montée en puissance hyper convenue à mi-parcours. Quant aux paroles, c'est toujours le même refrain : "Vive l'amour et la liberté ! Je t'aime mon amour, mais toi tu es parti, je suis bien malheureux, bouhouhou !" Et c'est d'autant plus exaspérant que la quasi totalité des pays se sont mis à chanter en anglais, chose qui n'a aucun intérêt ! Sur le papier, j'adore le concept de l'Eurovision : faire découvrir les langues et les cultures d'Europe à travers la musique. Et dieu sait si je suis passionné par l'Europe depuis toujours : j'étais ravi lorsque l'union s'est élargie en 2004 ! Mais comment supporter l'effacement des dites langues et cultures au profit de cette pop uniforme et sans âme ? Quelques pays ont au moins le mérite de continuer à chanter dans leur langue officielle, mais c'est tellement rare qu'on s'ennuie ferme.

Bref, l'Eurovision, c'est de la daube. Je n'ose employer un mot plus virulent parce qu'il est de bon ton de rester digne afin de donner à tous les candidats du concours le respect qu'ils méritent…



… mais vous avez compris l'idée ! Évidemment, je suis très mal placé pour critiquer puisque je suis moi-même auteur de nombreuses fautes de goût. On trouvera par exemple dans ma playlist des chansons d'Hélène Rollès ou, à l'opposé du spectre, des tubes de Paris Hilton et Zhanna Friske ! Et pour en revenir à l'Eurovision, j'ai écouté trois fois de rang… la candidature apocalyptique de la Macédoine en 2000 ! Alors, mieux vaut faire profil bas. À ma décharge, j'évoque régulièrement ce problème avec mon directeur de conscience qui me fouette tous les jeudis pour m'absoudre, ce qui à la réflexion me donne toute légitimité pour dire du mal de ce rendez-vous européen effectivement consternant !

Par bonheur, quelques chansons ont su me plaire au cours de ces recherches, les voici classées par décennies :

Années 1950

J'espérais que les témoins de cette époque révolue pussent trouver grâce à mes oreilles, mais hélas, force est de reconnaître que dès sa première année d'existence, l'Eurovision était déjà la marmite que l'on connaît. On n'y trouvera que des chansons déjà atrocement conventionnelles à base d'amour et de petits oiseaux, dont aucune n'est restée dans les annales, en dehors de Volare : tout le monde se plaint que la candidature italienne n'ait pas gagné alors que ce titre est encore joué partout dans le monde aujourd'hui, mais hélas, Volare n'est rien de plus que de la soupe que personne n'aime dans la vraie vie !

De cette décennie, la seule chanson à retenir est la candidature italienne de 1957 interprétée par Nunzio Gallo, Corde della mia chitarra (Les Cordes de ma guitare), qui se distingue par une introduction mélancolique joliment sobre et qui a l'insigne honneur d'être le titre le plus long jamais interprété dans ce concours. Issu d'une formation lyrique, le chanteur est doté d'une voix suave et chaleureuse qui rend ses hautes notes très agréables à écouter même si je ne suis pas le plus grand amateur de timbres masculins. En outre, la métaphore d'un amour perdu ou non réciproque qui se joue sur l'instrument me plaît. Autrement, j'avais envie d'aimer la proposition belge de 1956, Messieurs les noyés de la Seine, qui tranche avec les petits oiseaux d'amour grâce à un texte sur le suicide porté par une mélodie sombre, mais à l'inverse de Nunzio Gallo, la voix du chanteur est insupportable. Corde della mia chitarra reste donc pour moi la seule chanson mémorable des premières années de l'Eurovision.

Années 1960

Je retiens de cette décennie trois chansons qui m'ont vraiment plu. Par ordre chronologique, la première est la candidature norvégienne de 1966 interprétée par Åse Kleveland, Intet er nytt under solen (Rien de nouveau sous le soleil). Se refusant aux sucreries typiques de l'époque, et bien décidée à entrer dans la modernité en osant porter un pantalon sur scène, la future ministre de la culture norvégienne, forte de sa voix de contralto, propose elle aussi une jolie mélodie à la guitare pour évoquer la tristesse qu'elle a remarqué dans les yeux d'un vieil homme. Malheureusement, cette émotion douloureuse n'est pas prête de s'estomper, car il n'y a rien de nouveau sous le soleil.

Deux ans plus tard, c'est notre Isabelle Aubret nationale qui m'a ému avec la sublime et terrible chanson La Source, qui sous les apparences d'une mélodie lumineuse évoque avec grâce et poésie un viol fatal des plus sordides. Ce fut la deuxième participation d'Isabelle à l'Eurovision après sa victoire de 1962, pour une chanson nettement moins inspirée qui m'a un peu agacé avec ses répétitions de mots, et qui restait néanmoins le choix le plus cohérent cette année-là. La vidéo en lien date de 1978, mais je propose cette version-là de La Source pour les yeux très expressifs de la chanteuse, qui soutiennent magnifiquement le drame qui se joue dans le récit. Malheureusement, cette superbe chanson a perdu contre un titre espagnol intitulé La, la, la. Il y a visiblement des paroliers qui se cassent moins la tête que d'autres…

Heureusement, la chanteuse et parolière hollandaise Lenny Kuhr a montré l'année suivante que l'on peut tout de même utiliser cette onomatopée à bon escient, pourvu qu'on prenne la peine d'écrire un joli texte à côté du refrain. De troubadour (Le Troubadour) est une jolie surprise médiévale à des années-lumière de toutes les mièvreries qui avaient concouru auparavant, avec un beau texte social contant les voyages d'un troubadour qui chante pour tous les publics sans distinction de classes, des chansons de geste pour les preux chevaliers aux chants sur le travail agricole pour les paysans. Vainqueur ex æquo avec trois autres chansons cette année-là, Le Troubadour reste de loin la meilleure, et la seule réellement mémorable de la sélection, même si en vrai j'aime bien la mélodie suédoise de l'année.

Voilà pour les années 1960. Même si je n'aime pas la mélodie, j'aimerais tout de même citer Nous les amoureux, la chanson qui permit à Jean-Claude Pascal de faire triompher le Luxembourg en 1961. Le sous-texte, qui ne fut pas compris du grand public à l'époque, parle évidemment d'un amour homosexuel, avec d'ailleurs une grande justesse. En parlant du Luxembourg, reste enfin la question de Poupée de cire, poupée de son. Pour le coup, j'aime beaucoup cette mélodie entraînante à souhait, mais il y a trois problèmes : j'abomine Serge Gainsbourg qui était un individu répugnant, je suis consterné de savoir qu'il a fait chanter des paroles salaces à France Gall en sachant très bien qu'elle ne savait pas de quoi elle parlait, et malheureusement, je ne supporte pas la voix de bébé de la chanteuse qui rend l'écoute vraiment pénible, surtout le soir du concours à proprement parler.

Autre interprète française à avoir représenté un autre pays francophone, ma favorite (pas politiquement) Françoise Hardy fut la candidate monégasque de 1963 avec un titre écrit et composé par elle-même, L'Amour s'en va, qui n'est cependant pas le fleuron de sa discographie. Cela dit, c'est toujours mieux que la prière ennuyeuse de Nana Mouskouri contre les vampires cette année-là ! Pour finir, je n'arrive pas à décider si c'est joliment folklorique ou complètement ringard, mais je trouve la joie de vivre des troubadours croates de 1968, en compétition pour Jedan dan (Un jour), parfaitement communicative !

Années 1970

Une décennie vraiment épouvantable dans 99% des cas, mais qui pour contrebalancer le problème contient tout de même la plus jolie chanson à avoir participé dans l'histoire du concours. Voici les deux seules propositions que j'aime vraiment sur l'ensemble de la période :

Toujours par ordre chronologique, la première est Diese Welt (Ce monde), la candidature allemande de la super cool Katja Ebstein, qui a l'insigne honneur d'être la seule artiste à s'être classée à trois reprises dans le top 3 sans jamais remporter le grand prix. 1971 aurait dû être son triomphe avec ce joli texte en faveur de la protection de l'environnement : elle y dénonce le pétrole et la fumée des usines qui recouvrent les eaux claires et les forêts verdoyantes, et nous invite à nous envoler vers un futur souriant pour respirer le parfum du jasmin dans la nuit étoilée. La mélodie, typique de ces années-là, est assez convenue mais follement entraînante : je ne boude pas mon plaisir !

Mais le vrai chef-d'œuvre du concours, c'est la proposition grecque de 1976 chantée et en partie écrite et composée par Maríza Koch, Panagiá mou, panagiá mou (Ma Vierge, ma Vierge), qui contient elle aussi un message politique. Et l'histoire de la chanson est aussi intéressante que la pièce en elle-même : en effet, cette superbe élégie dénonce tout bonnement l'invasion de Chypre par la Turquie en 1974. Je ne connais pas assez l'histoire de ces pays pour polémiquer, mais artistiquement, j'aime énormément cette composition. La chanteuse raconte que si l'on voit des tentes dans les plaines, ce n'est pas pour les touristes mais pour les réfugiés, et qui si l'on trouve des ruines sur l'île, ce ne sont pas les témoins du passé mais la destruction causée par le napalm. Elle implore alors la Vierge de réconforter son cœur souffrant. Commissionnée par le gouvernement grec pour chanter cette diatribe en public, Maríza Koch et ses partenaires composèrent cette œuvre à la dernière minute avant de s'envoler pour La Haye, la chanteuse allant jusqu'à porter une tenue de deuil ostentatoire sur la scène du concours. La Turquie se désista en retour cette année-là pour protester contre la présence de la Grèce et diffusa une chanson traditionnelle lors du passage de Maríza Koch.

Après cela, difficile de trouver mieux dans les candidatures de l'Eurovision des années 1970. Dans une moindre mesure, j'apprécie la chanson portugaise de Tonicha en 1971, Menina, à propos d'une jeune paysanne s'éveillant au matin dans la montagne, et la même année, la métaphore temporelle des candidats hollandais Saskia & Serge, Tijd. Au départ, j'avais envie d'aimer l'invitation au voyage espagnol de Karina, après une introduction chantée de "contes de fées", mais la chanson devient malheureusement de la soupe à mi-parcours, avant de se muer en une cacophonie de la pire espèce. Sinon, pour le fun, citons la super kitsch mais très divertissante chanson allemande de Joy Fleming en 1975, Ein Lied kann eine Brücke sein, portée par une diva qui a du coffre ! Considérant les déchets qui gagnaient systématiquement ces années-là, j'aurais largement préféré que les votants choisissent cette pièce réellement dansante ! Dans un tout autre registre, je trouve cette même année la chanson rustique finlandaise, Old Man Fiddle de Pihasoittajat, assez dansante également. Notez que dans cette compétition, la Turquie n'aurait jamais dû finir dernière, considérant que la jolie chanson d'amour interprétée par Semiha Yankı, Seninle bir dakika (Une minute avec toi), est stratosphériquement supérieure aux lauréats de l'année.

Années 1980

Alors là, c'est une catastrophe totale ! La seule et unique chanson mémorable de la décennie, c'est la candidature italienne de 1984, I treni di Tozeur (Les Trains de Tozeur), une œuvre écrite, composée et interprétée par Franco Battiato, en duo avec Alice. Cet air fut apparemment très célèbre en son temps, et vendit même plus de disques en Europe que le lauréat du concours cette année-là, mais je n'en avais jamais entendu parler avant de m'intéresser à l'Eurovision. Ces recherches m'auront au moins permis de découvrir la discographie électronique et expérimentale de Franco Battiato, que je j'explore actuellement avec grand plaisir. Assurément, cette jolie chanson sur la solitude et les souvenirs mélancoliques dans le désert se démarque complètement des propositions habituelles de l'Eurovision. Les trois mezzo-sopranos qui interviennent en chœur à la toute fin chantent même une phrase de La Flûte enchantée, de telle sorte qu'on retrouve deux très beaux langages dans un même morceau.

Pour le reste, c'est le néant absolu. En creusant un peu, nous pourrons tout de même remarquer à nouveau Katja Ebstein, ressuscitant le cabaret berlinois avec le numéro Theater en 1980 : le texte évoquant les métiers du monde du spectacle est sympathique à souhait, et la chanteuse a décidément une présence scénique génialement rafraîchissante, mais je n'aime vraiment pas cette mélodie. À noter que cette année-là, le Maroc fit son unique apparition au concours avec le titre Bitakat Hob, une carte d'amour messagère de paix interprétée par la grande star de la musique arabe contemporaine, Samira Saïd. Même si c'est loin d'être ma tasse de thé, les rythmes orientaux se démarquent facilement de la soupe occidentale typique de l'Eurovision : c'est souvent autour de la Méditerranée qu'on trouve les seuls candidats potables d'année en année, comme par exemple la jolie ballade grecque de 1983, Mou les, chantée par Krísti Stassinopoúlou.

Années 1990

Une décennie plus agréable que les précédentes, et qui a très bien commencé avec un truc super cool et follement dansant, la proposition serbo-croate de 1990 intitulée Hajde da ludujemo (Faisons les fous), et interprétée avec une belle énergie par la chanteuse Tajči. Comme l'indique ce clip promotionnel tourné à Dubrovnik, cette chanson est un hymne à l'insouciance : Tajči y invite à tomber amoureux et embrasser les lèvres de celui qu'on aime car elles sont comme du chocolat. Tout cela m'amuse beaucoup ! Avec son enthousiasme communicatif, sa coiffure de star, ses déguisements successifs et ses amis qui font la farandole en costumes, elle s'amuse elle-même comme une folle, à tel point qu'on croirait Carroll Baker qui fêterait la fin de sa dépression dans une reprise de Blondie par Bow Wow Wow ! C'est absurde et délirant, et comme le rappellent les paroles, to mi se dopada ! Quelle tragédie, historiquement, que cette insouciance ait été tuée dans l'œuf avec les drames qui ravagèrent les contrées slaves méridionales peu après.

Dans un tout autre registre, je suis agréablement surpris par la chanson française de 1992, qui nous embarque hors de l'Europe géographique pour les rivages de la Martinique. Je ne suis pas friand de musiques antillaises, mais Monté la riviè' de Kali change tellement de la soupe habituelle de l'Eurovision que cette métaphore philosophico-aquatique est tout à fait rafraîchissante. Cela me permet en tout cas d'explorer des univers musicaux qui restent fortement méconnus pour moi. Je pense d'ailleurs que la France aurait dû gagner deux années de suite grâce à la jolie mélodie afro-saharienne d'Amina Annabi en 1991, C'est le dernier qui a parlé qui a raison, un autre rythme différent de ce qu'on avait pu entendre jusqu'alors dans ce concours. Le sourire magnétique de la dame ne gâche rien !

Le gros problème des années 1990, c'est qu'après la daube des deux décennies précédentes, les candidats semblent avoir voulu s'aligner sur le style d'Enya, qui n'est jamais désagréable à écouter, mais dont la pauvreté stylistique reste effarante : deux mots mystiques sur trois accords parfaits dont on change juste l'ordre des notes ne sont pas le reflet de grandes créations. Qu'on prenne les victoires successives de la Norvège, Nocturne de Secret Garden, et de l'Irlande, The Voice d'Eimear Quinn : c'est joli tout plein, mais j'ai l'impression d'avoir entendu cent mille fois ces complaintes de la nature au son des violons. Voir aussi Malte en 1997 ou la Lituanie en 1999, dont la redondance finit par ennuyer. Dans ce registre, je préfère de loin la candidature plus expérimentale de la Pologne en 1995. Même si je ne suis pas fan des chœurs enyaesques qui accompagnent les aigus vertigineux de Justyna Steczkowska, Sama me transporte dès son introduction aux cordes m'évoquant l'ancienne Europe, avant de laisser la place aux cuivres le temps d'une chanson crépusculaire sur le sentiment d'être minuscule dans une grande ville.

Pour le reste de la décennie, le plus supportable est à chercher à nouveau du côté des pays méditerranéens, avec entre autres mais à petite dose, Dinle (Écoute) de la chanteuse turque Şebnem Paker en 1997, surtout pour son introduction traditionnelle et moins pour son refrain ou ses paroles convenues ; Hórepse (Danse) de Marianna Zorba la Grecque la même année ; ou encore Putnici (Les Voyageurs), la candidature de la Bosnie en 1999, une ode aux nomades sur une curieuse mélodie de rap balkanique, écrite, composée et chantée en duo avec Béatrice par Dino Merlin. Dans un registre bien plus occidental, Fiumi di parole (Rivières de mots) des Italiens Jalisse en 1997 contient de jolies paroles sur la difficulté à communiquer, mais c'est une copie de Roxette. Sauvons peut-être, également, une mélodie typique de la musique occidentale de l'époque, Lonely Symphony, interprétée par l'Anglaise Frances Ruffelle en 1994. L'orchestration portugaise de 1998, Se eu te pudesse abraçar (Si je pouvais t'embrasser) d'Alma Lusa, est quant à elle lumineuse à souhait avec ses instruments traditionnels, mais ce n'est là rien que j'aie envie d'écouter au quotidien.

Années 2000

Évidemment, rien ne peut égaler le chef-d'œuvre macédonien qui a ouvert cette décennie, mais que retenir de ces années-là ? Dans le fond, j'aurais quand même voté pour t.A.T.u. en 2003, quoi que l'on en pense aujourd'hui : nous distinguerons au moins Lena Katina qui a continué à soutenir publiquement les communautés LGBT malgré les lois de plus en plus répressives dans son pays. Ce qui ne veut pas dire que Ne ver', ne boïsia soit une grande réussite artistique, même si la réécouter aujourd'hui me ramène à l'époque insouciante de la transition du collège au lycée. Comme le temps a passé vite…

À choisir, je crois que mes préférences se portent encore sur les propositions des Balkans, qui offrent un peu de folklore dans un concours qui en manque cruellement. Je pense à Lane moje (Ma bien-aimée), la chanson serbe de Željko Joksimović de 2004, dont les paroles sont à nouveau une complainte sur un amour perdu ou non réciproque, mais dont la mélodie soutenue par une belle instrumentation n'est pas désagréable à écouter à l'occasion, même si ça tire un peu trop sur les violons pour se mettre les votants dans la poche. Željko Joksimović a également composé la chanson bosnienne Lejla pour le groupe Hari Mata Hari en 2006, ce qui explique l'extrême ressemblance de ces deux morceaux : des instruments méridionaux et un violon y accompagnent les langueurs sentimentales du chanteur. Ce n'est pas forcément ce que j'écouterai au quotidien, mais c'est tout de même plus relaxant que Lordi ! Oro, interprétée par la Serbe Jelena Tomašević en 2008, est également due au même compositeur, d'où les similitudes.

Mais finalement, le coup de cœur de la décennie va au Portugal avec Todas as ruas do amor (Toutes les rues de l'amour), un titre interprété par le groupe Flor-de-Lis en 2009. Bien qu'il soit permis de trouver les comparaisons amoureuses des paroles un peu convenues, j'apprécie beaucoup cette mélodie populaire lumineuse et colorée. Je n'étais pas du tout attiré par le Portugal avant, mais depuis quelques années, c'est une destination que j'aimerais découvrir. Cette chanson entraînante invite assurément au voyage.

Autrement, pour une raison des plus obscures, je ne suis pas insensible à la création imaginaire belge en 2008, O Julissi d'Ishtar, dont les paroles ne veulent rien dire, mais dont la polyphonie m'intrigue. Je suis incapable de décider si je trouve tout cela grotesque ou envoûtant, quoique ma curiosité soit certainement piquée au vif.

Années 2010

Comme l'indique ma référence à Jeanette MacDonald plus haut, je n'aime pas du tout la musique actuelle. Je n'écoute même jamais la radio, et pour une bonne raison. La seule chanson que je retiens de ces années récentes est la candidature finlandaise du binôme lunaire Kuunkuiskaajat, Työlki ellää (La Vie de l'ouvrier), qui fut malheureusement recalée en demi-finale en 2010 alors qu'elle aurait dû remporter le grand prix haut la main. Perdue dans un océan de soupe sans aucune saveur cette année-là, cette chanson folklorique mi-finnoise mi-tsigane évoque le travail traditionnel du monde rural carélien, alors que l'on chante en travaillant avant d'aller vendre sa production au marché. Malgré leur nom sélénite, ces deux femmes sont totalement solaires, portées par une joie de vivre communicative qui rend leur premier album particulièrement sympathique. C'est dans ces moments-là que ce passage en revue franchement pénible des chansons de l'Eurovision devient enfin gratifiant, alors que l'on trouve la pépite cachée que les jurés ont odieusement snobée. La Finlande, 12 points !

Pour le reste, je ne sais pas trop quoi dire. La plupart des lauréats de la décennie ont gagné à cause d'effets pyrotechniques sur scène, et non pas pour la qualité de leur art. Les ballades monténégrines avaient commencé à me plaire de prime abord, mais deviennent toutes de la soupe peu mémorable à mi-parcours. Alors quoi ? Les mélodies suisses et hollandaises de 2014 sont vaguement agréables sur le moment, mais ça n'en reste pas moins des choses qui rentrent par une oreille et sortent par l'autre. Parfois, certaines chanteuses sont très charismatiques sur scène, mais si c'est pour servir de la soupe, je ne vois pas l'intérêt. Quand j'ai vu que mon pays étranger favori, l'Autriche, avait chanté en français en 2016, je me suis empressé d'aller écouter et… non merci, vraiment ! Bref, les plus mémorables, ce sont encore les mémés oudmourtes de 2012, mais évidemment, impossible d'écouter une horreur pareille passé le premier couplet. Elles m'ont bien fait rire, en tout cas ! Les paroles des chansons ukrainienne de 2016, 1944 de Jamala, et française de 2018, Mercy de Madame Monsieur, évoquent pour leur part des sujets forts allant de la déportation à l'émigration, mais quand les mélodies ne suivent pas, il reste difficile de pouvoir les apprécier à leur juste valeur.

Pour sûr, je pense que les interprètes qui font l'effort de chanter dans leur langue natale devraient être automatiquement qualifiés pour le grand soir, quoi que l'on pense de leur musique, et que les demi-finales ne devraient exister que pour départager la soupe anglophone. Cela éviterait des aberrations, comme par exemple la dernière place de la Géorgie en 2018, alors que la chanson Šeni gulistvis (Pour toi) du groupe Iriao s'inscrit justement dans la pure tradition géorgienne de la polyphonie. J'ai découvert le chant polyphonique géorgien grâce aux films d'Otar Iosseliani, Le Chant de la fleur introuvable et Il était une fois un merle chanteur, et j'ai désormais très envie d'en savoir plus sur ce pays. Pour être honnête, la chanson en question ne m'enthousiasme pas plus que ça, mais comparée à la pop sirupeuse de leurs concurrents, elle aurait dû remporter le trophée. Ça ou La forza, la pop opératique italienne de l'Estonienne Elina Netchaïeva.

Années 2020

On en reparle dans huit ans ? Pour le moment, je ne retiens que les deux candidatures ukrainiennes de Go_A, les premiers à avoir représenté leur pays dans leur langue natale, d'abord avec Solovey (Le Rossignol) pour l'édition annulée de 2020, puis avec Shum (Le Bruit) qui leur permit de décrocher la cinquième place l'année suivante. Avec une préférence pour l'oiseau, tout de même. Ces deux chansons s'inscrivent dans le genre musical folktronika, qui comme son nom l'indique regroupe la musique folk et la musique électronique. Elles évoquent les traditions paysannes ukrainiennes sur fond de motifs ethniques et de sons modernes. Solovey me plaît assez pour avoir envie d'explorer leur discographie, en priant pour que la paix revienne dans leur pays.

Conclusion

Voilà ce que j'ai retenu de cet horrible concours ! Au départ, j'avais envie de publier une image de Joan Crawford se bouchant les oreilles dans Le Masque arraché, mais je suis finalement content d'avoir pu dénicher ces quelques pépites fort sympathiques, dont je n'aurais probablement jamais entendu parler sans ce passage en revue. Néanmoins, pour toutes les chansons non listées dans cet article, j'étais très exactement dans cet état :



Et il y en avait beaucoup ! Je suis soulagé d'en avoir fini avec ça ! Le concept reste chouette sur le papier, mais ces flots de soupe anglophone sont effroyablement indigestes ! Sans surprise, les lauréates sont généralement les chansons les plus consensuelles et les moins imaginatives qui plaisent au plus grand nombre, mais l'Eurovision gagnerait à rendre ses critères de sélection plus sévères, en imposant d'une part la langue officielle du pays pour avoir le droit de concourir, et mieux encore, en sélectionnant des morceaux réellement représentatifs de la culture des États candidats. Cela permettrait de tirer tout le monde vers le haut, plutôt que se retrouver avec Céline Dion et Lara Fabian en compétition la même année, et pas n'importe laquelle en plus !

Mais qu'attendre d'un rendez-vous finalement plus politique qu'artistique ? Tout le monde sait les pays votent par intérêt diplomatique, à l'image de Chypre et de la Grèce qui se donnent mutuellement 12 points depuis toujours, ou ne serait-ce que cette année avec la victoire de l'Ukraine annoncée dès le départ. Disons que, si l'Eurovision a au moins le mérite de divertir par son côté très kitsch et de faire oublier momentanément le terrible état du monde par un grand rassemblement populaire, c'est toujours ça de pris.