samedi 30 mars 2024

Dauphin des neiges

Depuis quelques mois, je rédige un inventaire de tout ce que j'ai vu au cinéma pour l'année 2023, mais cela prend du temps, et il me reste encore deux ou trois visionnages avant de conclure ce billet : plus que quelques jours de patience, et l'on parlera à nouveau cinéma sur le blog. En attendant, je vais évoquer une ville dans laquelle j'étais en séminaire toute la semaine, ce qui m'a permis d'y poser le pied pour la toute première fois : la capitale de l'Isère et de l'ancien Dauphiné, mais aussi la plus grande métropole des Alpes tous pays confondus, la bien nommée Grenoble. J'aime tellement la montagne que je rêvais d'y aller depuis toujours, envie renforcée par diverses rencontres au cours de la dernière décennie avec des artistes ou des élus originaires de la ville qui vit naître Stendhal. Évidemment, comme je n'y étais pas en vacances, je n'ai pu en visiter qu'une partie, mais je repars avec l'envie d'y retourner pour approfondir cette première approche. Chose qui était loin d'être gagnée lundi tant le premier contact fut gris.



Il faut dire que l'entrée dans l'agglomération fut assez peu enthousiasmante. En effet, après avoir admiré tout au long du trajet de magnifiques panoramas sur le Sancy, le Puy de Dôme et le Mont Blanc illuminé par le soleil levant, le temps couvert sur la Chartreuse n'a, par contraste, pas su rendre ce massif particulièrement accueillant. Comble de malchance, les premiers bâtiments qui s'offrent au regard sont des usines et des barres d'immeubles à perte de vue, d'où une grosse déception pour qui s'attend à pénétrer dans un paysage montagnard. Certes, aucune banlieue n'est belle, mais voir autant de sommets majestueux partiellement masqués par cette panoplie de bâtiments industriels ne fut guère réjouissant.



Et il en va de même dans le centre historique, encadré par de multiples barres, par les trois tours de l'Île-Verte, ou par les locaux désaffectés de l'Institut de géographie alpine, directement incrustés sur le contrefort de la Bastille et par conséquents immanquables dès qu'on lève les yeux vers la forteresse. Les Grenoblois que j'évoquais à l'instant ne m'avaient jamais parlé de leur cité d'origine comme d'une belle ville, et ce n'est effectivement pas le premier adjectif qui vient à l'esprit lorsque l'on appréhende la morphologie générale des lieux. À vrai dire, même les monuments anciens, qui pourraient être agréables avec leurs façades bleutées ou orangées d'un exotisme spectaculaire pour un Santon, restent dans l'ensemble un peu trop ternes pour séduire autant qu'il le faudrait.


Par bonheur, après une tempête de neige dans la nuit de mardi à mercredi qui a repeint tous les sommets d'un blanc éclatant, le beau temps est revenu les deux derniers soirs de mon séjour, ce qui m'a permis de prendre de la hauteur et de découvrir la ville sous un jour autrement accueillant ! Sous la lumière vespérale, la montée de Chalemont offre ainsi une vue très agréable sur les grands massifs qui entourent l'agglomération : la chaîne de Belledonne tout enneigée à l'est, le Vercors déjà plus asséché à l'ouest en ce début de printemps, le Taillefer tout au sud, et sûrement d'autres montagnes plus loin à l'horizon, plus difficiles à identifier pour un néophyte.


Le soleil déclinant met aussi en valeur le palais du parlement du Dauphiné, ainsi que les clochers de l'église Saint-Louis, de la cathédrale Notre-Dame, et de la collégiale Saint-André, d'un prestige tout autre que les nombreux immeubles caractéristiques des lieux. La vue depuis la Bastille à proprement parler est apparemment spectaculaire, mais je n'ai pas eu le temps d'en faire l'ascension. De même, le quartier Saint-Laurent où se situent ces points de vue méritera une visite en journée quand l'occasion se représentera, car les façades chamarrées qui bordent l'Isère et le musée archéologique étaient déjà dans la pénombre le temps d'y arriver.


Dans ce quartier de la rive nord, le clou du spectacle est à n'en point douter la chapelle baroque de l'ancien couvent de visitandines Sainte-Marie d'en-Haut, qui abrite de nos jours le Musée dauphinois. Les peintures furent réalisées dans les années 1660 par l'artiste local Toussaint Largeot, à l'occasion de la béatification de François de Sales.


Aux côtés du futur saint, l'autre fondatrice de l'ordre de la Visitation fut la baronne Jeanne de Chantal, elle-même canonisée un siècle plus tard, qui dirigea seule pas moins de 13 monastères à la fois, dont celui de Grenoble, et qui fut aussi la grand-mère de la marquise de Sévigné. C'est à l'occasion de sa béatification que l'autel du sculpteur toscan François Tanzi fut installé au début des années 1750, devant un très beau retable en bois doré du XVIIe siècle.


Outre la chapelle, le Musée dauphinois est également très intéressant, car spécialisé dans l'histoire de l'ancienne province aujourd'hui répartie entre l'Isère, la Drôme et les Hautes-Alpes. De manière chronologique, on peut ainsi y admirer, entre autres, un torque de l'âge de fer ; un trésor composé de 288 deniers romains retrouvés au Noyer ; un bas-relief du IIIe ou IVe siècle de notre ère représentant Persée délivrant Andromède des griffes d'un joli monstre marin ; un fac-similé de la charte des Escartons ayant fixé les règles de la vie locale en Briançonnais de 1343 à la Révolution ; un autre fac-similé, représentant cette fois-ci une vallée en 1422 près de Châteaudauphin, ancienne ville dauphinoise aujourd'hui intégrée au Piémont italien ; un portrait de Philis de La Charce, qui joua un rôle dans la résistance du Dauphiné lors de son invasion en 1692 par le duc de Savoie ; mais aussi des photographies témoignant du logement des ouvriers italiens dans les locaux vétustes de l'ancien couvent au début du XXe siècle.



De nombreux objets mettent également à l'honneur les métiers traditionnels des Alpes, avec par exemple un porte-charge de colporteur en épicéa du XVIIIe siècle, des lithographies de plantes du XIXe siècle dont se servaient justement les colporteurs pour vendre des graines, des colliers d'apparat richement sculptés pour le bétail ou encore la reconstitution d'un habitat traditionnel. Les fantasmes associés à la haute montagne ont aussi leur place dans le musée, comme en témoigne une statue d'homme « sauvage » sculptée dans un noyer au début de l'époque moderne, mais aussi un exemplaire de l'Itinera per Helvetiae alpinas du médecin et naturaliste Johann Jakob Scheuchzer, dont une page relate le témoignage d'habitants des années 1700 certains d'avoir rencontré des dragons dans les Alpes suisses. Un encart rappelle toutefois que la population était bien plus éduquée qu'il n'y paraît, grâce à la diffusion des livres par les colporteurs et à la tradition d'enseignement de la Réforme bien implantée dans les sommets. Dans une autre salle, une exposition est actuellement consacrée aux sports d'hiver : on peut y admirer le flambeau de la flamme olympique des Jeux de Grenoble de 1968, ainsi qu'une collection de skis, dont un spécimen pittoresque construit en Finlande en 1913.



Les fenêtres du musée offrent également une très belle vue sur la chaîne de Belledonne et la vallée du Grésivaudan, toponyme mémorable issu du nom gallo-romain de Grenoble, Gratianopolis.



La ville comporte bien d'autres musées jouissant d'une excellente réputation, dont le musée archéologique Saint-Laurent, que je rêve de visiter pour sa crypte Saint-Oyand du VIe siècle, et le musée de Grenoble, vanté de partout comme la huitième merveille du monde pour ses collections d'art moderne, avec en prime quelques œuvres de Rubens et Zurbarán. Faute de temps, j'ai du me contenter d'admirer la tour de l'Isle, partie du musée, depuis l'extérieur. Construite à la fin du XIVe siècle, elle servit à renforcer l'enceinte de la ville lors de son agrandissement.



De leur côté, les monuments religieux de Grenoble ne m'ont pas marqué outre mesure, ni dans leur aspect extérieur, ni dans leur sobriété intérieure. Je leur ai de loin préféré le bâtiment que j'avais le plus envie de voir avant mon arrivée dans la ville, le célèbre palais du parlement du Dauphiné, superbe ensemble mêlant les styles gothique flamboyant, Renaissance et néo-Renaissance dans un dégradé de blanc et de bleu. Pas de chance, je n'ai pu voir le palais que sous la grisaille ou dans la pénombre du soir, le tout en pleine campagne de travaux de restauration. Je vous laisse donc admirer la photographie officielle de la célèbre encyclopédie en ligne pour le découvrir dans toute sa splendeur.



Créé en 1453, le parlement joua un rôle de premier ordre dans l'administration du Dauphiné, avant d'acquérir un véritable statut de contre-pouvoir à l'aube de la Révolution, en refusant notamment d'enregistrer les édits de 1788 visant à limiter ses prérogatives. L'évacuation par la force des membres du parlement provoqua une émeute dans toute la ville le 7 juin de la même année, événement resté célèbre sous le nom de journée des Tuiles puisqu'une partie des habitants monta sur les toits de Grenoble et jeta des tuiles sur les soldats.



En conséquence, une assemblée composée des notables des trois ordres de la société d'Ancien Régime se réunit sept jours plus tard dans l'hôtel de Lesdiguières, ici photographié, pour redéfinir la vie politique du royaume en commençant par réclamer la réunion des États généraux du Dauphiné, lesquelles se tirent effectivement à Vizille le 21 juillet suivant. Ces événements sont vus par les historiens comme une répétition générale de la Révolution française, ce qui explique pourquoi le musée consacré à ce grand pan de l'histoire est précisément situé à Vizille. Je résume tout cela dans de très grandes lignes qui font honte à l'ancien étudiant d'histoire que je suis, mais assurément, Grenoble et ses environs valent le détour pour découvrir les lieux où tous ces faits se sont déroulés.



La place Saint-André, où se situe le palais du parlement, fait également écho à des événements plus anciens, à travers une statue représentant Pierre Terrail de Bayard, le chevalier « sans peur et sans reproche », natif de Pontcharra au nord de l'Isère, qui s'illustra lors des guerres d'Italie à la jonction du Moyen Âge et de la Renaissance, et qui fut nommé lieutenant général du Dauphiné par François Ier en 1515. En son honneur, une salve de 18 coups de canons fut tirée du haut de la tour de l'Isle dont nous venons de parler, lorsqu'il fit son entrée dans la ville.



Outre le palais du parlement, un autre monument qui m'a ravi à Grenoble est l'hôtel d'Ornacieux, plus connu sous le nom de maison Vaucanson, car l'inventeur d'automates Jacques Vaucanson y logea dans son enfance en 1717. L'édifice date toutefois du XVIIe siècle, et ce n'est qu'en 1760 qu'en fut bâti son élément emblématique, un très bel escalier à loggia d'un esprit très italien.



La couleur orange de la cour intérieure, associée à quelques plantes savamment disposées aux fenêtres, rendent ces quelques instants passés ici absolument enchanteurs, au sein d'une ville qu'on ne saurait pourtant qualifier de charmante.



Je parle ici de la morphologie de Grenoble. La vie sociale y semble de son côté particulièrement agréable, puisqu'il s'agit d'une agglomération jeune et dynamique qui attire de nombreux étudiants de toute l'Europe, preuve d'un avant-gardisme révolutionnaire dont la cité ne cesse de s'enorgueillir. Contrairement à une grande ville d'Aquitaine que je n'aime guère, Grenoble est aussi une ville civilisée : les voitures vous laissent traverser sur les passages piétons, les gens vous disent « Bonjour, pardon, merci » avec le sourire s'ils ont besoin de vous demander quelque chose, et je me suis senti bien accueilli partout où je suis passé. Les commerçants vous remercient même après avoir acheté quelque chose chez eux, ce qui est très inhabituel dans ma région.



Cela semble bien prouver qu'il ne faut pas se fier aux racontars de tous ces gens qui ne sortent jamais de leur trou et qui commençaient à se désoler pour moi en apprenant que je devais me rendre dans une ville qu'ils qualifient de « zone ». Je n'ai pas du tout eu cette impression, et ce même en marchant tard la nuit du côté d'Échirolles où l'on m'avait réservé mon hôtel. Bref, rien à voir avec le fiasco lillois de l'année dernière. D'ailleurs, cette obsession sécuritaire chez de nombreuses personnes pourtant cultivées et saines d'esprit ne cesse de me surprendre. De mon point de vue, le seul danger prégnant à Grenoble vient de cyclistes qui ne respectent pas le code de la route et roulent sur les trottoirs avant de griller des feux rouges, et ce malgré la présence d'espaces bien séparés sur la chaussée entre pistes cyclables et piétonnes.



Décidément à la pointe du progrès, Grenoble est aussi la seconde commune de France à avoir élu un maire écolo, ce qui d'un point de vue touristique est très appréciable car on peut s'y promener sans que la vue soit polluée par des publicités. Je sais que les Grenoblois de gauche de ma connaissance ne sont pas tous satisfaits de cette politique, mais je ne me permettrais pas d'émettre une opinion sur ce sujet que je ne maîtrise nullement. L'urgence est de sortir du capitalisme : les répercussions sur la vie de chaque collectivité s'étudieront après.



Une rencontre très chouette que nous avons pu faire à Grenoble avec mon groupe fut au restaurant l'Atypik, en face de l'ancienne chapelle Sainte-Marie d'en-Bas réaffectée en théâtre. C'est un restaurant tenu par des autistes dans le but de faire évoluer le regard du public sur ce sujet : nous y avons reçu un excellent accueil, et le menu végétarien était vraiment très bon, avec un houmous de betteraves savoureux. J'en ai profité pour remplir la grille de mots croisés sur le set de table, celle-ci étant entièrement consacrée à la Fabrique Opéra de Grenoble. Parmi les réponses attendues, Faust et Turandot figuraient en bonne place.



Conclusion : il est impossible de résumer une si grande agglomération en quelques lignes et quelques images, mais alors que l'entrée en matière fut rude, j'ai finalement appris à aimer la ville dans le courant de la semaine. J'y aurais même volontiers passé le week-end si je n'avais eu d'autres engagements. Une seconde visite s'impose donc : des promenades dans toutes ces montagnes qui font rêver, une exploration des musées dont un grand nombre est gratuit, et des excursions un peu plus loin dans le village de Pont-en-Royans ou dans le massif des Écrins m'enthousiasment rien qu'à les préparer. J'aimerais surtout revoir la ville plus tôt dans la journée quand les monuments sont encore ensoleillés, afin d'en avoir une vision un peu plus lumineuse. Cela dit, un séjour de mars permet aussi de voir les sommets dans un éclat blanc, ce qui reste un spectacle enchanteur pour qui vient d'une région où il n'a pas neigé depuis 30 ans. À voir si une visite estivale confortera la bonne impression que cette ville au départ sans charme a fini par me laisser.