vendredi 17 octobre 2014

The Song of Songs (1933)


Ou "Comment une paysanne naïve, follement éprise du sculpteur pour qui elle pose, voit ses idéaux voler en éclat au gré de déceptions sentimentales et d'un mariage forcé".

A priori, pas le synopsis le plus alléchant qui soit, et pourtant, je fais une fixation sur ce film, chose d'autant plus étonnante que lorsqu'on pense à Marlene Dietrich, on a davantage en tête l'image d'une chanteuse de cabaret travestie en homme, d'une voyageuse glamour dans un train chinois, ou d'une impératrice de toutes les Russies un brin écarlate; mais précisément pas celle d'une paysanne en jupons avec une coiffure en forme de bretzel. D'ailleurs, il est intéressant de relever que c'est d'abord Miriam Hopkins qui aurait dû tenir le rôle, ce qui, non content de me réjouir, aurait sans doute apporté plus de crédibilité au film, l'évolution de Lily entre innocence et âpreté nécessitant à mon avis un jeu plus caméléonien que la zone de confort de la pourtant superbe Marlene.

Mais alors, pourquoi fais-je une fixation sur une histoire de paysanne allemande piégée dans une romance tordue aux rebondissements peu crédibles? Tout d'abord parce qu'en revoyant le film hier soir, la première chose qui m'a sauté aux yeux, c'est sa perfection formelle.


En effet, la mise en scène de Rouben Mamoulian est une réelle réussite, le réalisateur ayant tiré le meilleur parti d'une intrigue exagérée pour lui apporter bien plus d'épaisseur que ce que suggérait le texte, utilisant également l'espace au mieux pour donner une bonne dynamique à l'histoire, alors que tout se passe principalement dans deux lieux, dont une austère demeure prussienne aux intérieurs très chargés, qui auraient pu devenir lassants pour le spectateur. Heureusement, les prises de vues sont multipliées, ce qui permet notamment de donner vie à l'atelier du sculpteur à travers les statues. L'un des bronzes, par exemple, désigne du doigt l'endroit même ou la jeune héroïne va faire son apparition, avant qu'un autre plan ne montre cette même statue pointer à présent le sculpteur, comme si l'image donnait des indices aux héros en prédisant leur sort. Les jeux d'ombres chinoises dynamisent eux aussi la scène, ce dont témoigne cette formidable trouvaille de déshabiller Marlene Dietrich au rythme du dévoilement progressif des statues, afin de contourner allègrement la censure tout en révélant la nudité du personnage. Le réalisateur fait encore un pas supplémentaire dans la suggestion de l'érotisme lorsque l'héroïne, qui après plusieurs séances ne craint plus de se dévêtir, ôte ses bas dans la pénombre pendant que l'artiste se rince l’œil en étreignant la statue de Lily, dont les seins pointent précisément au niveau de ses yeux. Le message est clair... On notera également que les héros se meuvent de façon esthétique, presque chorégraphique, entre les différentes statues, sans oublier de relever la cohérence narrative à travers l'image: lors de la première visite de Lily, l'atelier est meublé très simplement, mais lorsqu'elle revient en tant que partenaire amoureuse, les mains chargées de fleurs, l'intérieur est alors égayé de nombreux bouquets.

Dans la seconde partie plus douloureuse, la mise en scène ne perd rien de son piquant et continue de fourmiller d'idées intéressantes, comme ces choix assumés de superposition, soit de l'image en révélant la jeune Lily aux côtés de celle qu'elle est devenue, soit du son via la voix de Marlene sur le visage de la statue que contemple le sculpteur désolé. Dans la partie au château, le viol conjugal est également suggéré dans un jeu d'ombres chinoises, avec la silhouette du colonel derrière les carreaux vus de l'extérieur, après avoir vu le personnage sourire de façon sadique et effrayante. Enfin, notons un usage bien dosé de musique romantique, dont on appréciera les élans guillerets sur l'image de Marlene marchant parmi les arbres en fleurs, mais plus encore les sonorités dramatiques de Tchaïkovski lors des moments-clefs de l'intrigue, bien que la mauvaise qualité de l'enregistrement plombe quelque peu le résultat. Quoi qu'il en soit, la mise en scène est loin d'être aussi statique qu'on pourrait le croire, ce qui m'a mis d'emblée dans de bonnes dispositions pour apprécier le tout.


Il faut dire que Rouben Mamoulian est aussi bien aidé par la superbe photographie de Victor Milner, dont on appréciera les jeux d'ombres dans l'atelier, ou encore les plans d'ensemble permettant d'incorporer un lustre circulaire au-dessus des lignes verticales des fenêtres. Les images rurales sont elles aussi magnifiques, avec la silhouette blanche de Marlene gambadant au milieu des saules pleureurs, sans parler de l'ombre des branches sur l'herbe lors de la séance d'équitation. Le château est lui aussi très bien filmé, qu'il s'agisse des effets de foule encadrant le carrosse nuptial, des domestiques s'inclinant sous la voûte médiévale parmi d'austères statues, des losanges sur les portes ou encore de la nappe blanche qui vient aérer l'espace confiné d'une austère salle à manger aux colonnes imposantes. Mais ce qu'il faut louer en priorité, c'est évidemment la mise en valeur de Marlene Dietrich, extrêmement belle malgré sa coiffure, notamment lorsqu'elle tourne les pages d'un livre, ou lorsqu'elle sort dans la nuit vêtue d'un châle obscur, de quoi conférer une certaine aura à son visage lumineux. L'ombre de ses gigantesques cils donne aussi un certain cachet aux plans où elle baisse le regard, et je ne parle pas de la séquence où elle s'effondre parmi les vestiges de la statue, dans laquelle sa robe forme un arc de cercle de dentelle noire particulièrement joli.


A vrai dire, le montage vient encore renforcer l'extrême soin porté à l'esthétique du film, comme le montrent certaines transitions qui sont à elles seules de véritables chefs-d'oeuvre photographiques. Dans l'une, la rampe d'escalier et son ombre forment une croix avec le balcon et les vitres de l'atelier. Dans une autre, les mains de Marlene écrivant en français rejoignent celle de Marlene pianiste, formant également une croix assez jolie. A noter encore la transition où le dessin de la statue se confond parfaitement avec la sculpture, tandis que la plume du casque prussien posée à côté de l'esquisse se transforme en escabeau. Mais la meilleure superposition, c'est peut-être cette image de Marlene dépitée coincée entre Lionel Atwill, en costume militaire, qui lui fait un baise-main, tandis que ses gardes, eux aussi en uniforme, apparaissent de l'autre côté du visage, lequel est pour sa part parfaitement centré sur les portes plus sombres de l'église qui mettent en valeur l'actrice. Quant à la lettre manuscrite qui fond sur Brian Aherne, l'effet reste assez classique mais néanmoins très beau.

Toujours sur la forme, les décors viennent eux aussi rehausser la qualité de l'oeuvre. Alors, pour être parfaitement honnête, je n'ai jamais trouvé la statue de Marlene nue particulièrement belle ou réussie, d'autant que la mise en avant aussi prononcée des seins, avec ses mains ouvertes prêtes à tout accepter, suggère nettement moins l'amour pur du titre qu'un strict fantasme d'artiste en pleine ébullition hormonale (le fait que le colonel ne vienne jamais chercher sa commande une fois qu'il embarque le modèle de force va aussi dans ce sens). Cependant, filmée sous certains angles, la statue peut rapidement gagner en beauté, surtout lors des gros plans sur le visage, où cette sculpture qui semble de loin fabriquée à la va-vite prend soudain des accents Art déco loin de me déplaire. Autrement, l'opposition entre les statues blanches et dénudées de l'atelier et les statues macabres des guerriers du château souligne bien la transition entre les deux parties, au moment où le cœur de l'héroïne se brise en éclats. Enfin, les colombages et les formes arrondies des maisons témoignent d'un véritable soin de reconstruction d'une atmosphère toute germanique (ça me fait penser à la Rhénanie), devant quoi il faut encore s'incliner. Quant aux costumes, si l'uniforme militaire prussien, avec la tête de mort sur le casque, est assez bien fait, les robes de paysanne de Marlene, ses cinquante jupons, et cette galette toute plate qui couronne son énorme bretzel, frôlent en revanche la caricature, mais ça tient peut-être davantage au fait que la star n'est vraiment pas à l'aise dans un rôle de fermière, et seuls la robe noire et le chapeau à plumes de l'escort girl replacent finalement l'actrice dans son élément.


Quoi qu'il en soit, cette réussite formelle rend The Song of Songs particulièrement attrayant, et estompe par ailleurs les problèmes de fond, principalement contenus dans le scénario. En effet, l'histoire est hautement improbable, surtout parce que l'héroïne est moins traitée comme sujet que comme objet: elle passe de mains en mains et de tutelles en tutelles sans vraiment réagir, et il est assez frustrant à la longue de voir que tout le monde tente de se l'approprier. Ainsi, on a un vieillard qui l'envoie chez une parente en lui demandant d'être obéissante; une tante qui ne se sert d'elle que pour obtenir certains avantages matériels, principalement des bouteilles de rhum, et n'hésite pas à la fouetter le cas échéant; un colonel qui veut juste la culbuter et avoir une épouse bien éduquée à montrer à ses voisins; une gouvernante qui influence l'héroïne dans sa fuite sans que celle-ci se pose aucune question; et enfin un client qui ne la considère guère mieux que les autres. En fait, les seules personnes vers qui Lily choisit d'aller de son plein gré sont le sculpteur et le jouvenceau  qui lui donne des cours d'équitation, le premier par amour, le second par dépit, mais force est de reconnaître que ces deux-là s'imaginent avoir des droits sur l'héroïne sans que Lily ait l'air de s'en offusquer outre mesure: "Tu dois partir/coucher avec moi car tu m'aimes, je te le dis!", entonneront les deux à trois minutes d'intervalle. La chanson extrêmement vulgaire qu'elle chante au cabaret renforce encore l'idée d'une femme incapable d'agir par elle-même et objet des pires fantasmes machistes: "Johnny, I need your sympathy, there's something wrong with me, I can't say no." Pas besoin de vous faire un dessin...

Dès lors, les seuls moments où le scénario se décide à être favorable à l'héroïne, en la dotant de volonté, c'est lorsqu'elle fait le mur pour rejoindre l'homme qu'elle aime, et lorsqu'elle flirte avec lui à l'aide d'un bouquet. Mais autrement, comment prendre au sérieux un personnage qui accepte de se marier par dépit parce que son prétendant s'est enfui, et qui ne réagit pas lorsqu'on la force de toutes part? Sincèrement, le mythe de la jeune innocente qui se transforme en femme endurcie après certaines épreuves est écrit de façon fort maladroite, encore qu'on puisse accepter cette évolution vu l'enchaînement des situations, et inutile de dire que Marlene et Sternberg ont fait un milliard de fois mieux l'année suivante avec The Scarlet Empress. D'ailleurs, là où The Song of Songs s'ingénie à appuyer au maximum la naïveté de l'héroïne, au point qu'on ne parvient plus à y croire une seule seconde à cause de ce cantique qu'elle cite en permanence, The Scarlet Empress a le bon goût de présenter un certain type d'innocence avec bien plus d'humour et d'exubérance: "L'impératrice a un amant? Je suis terriblement choquée!"

Un autre problème à relever, c'est la partie au château, franchement mal exploitée par les scénaristes, lesquels ont tenu à incorporer des seconds rôles dont ils n'ont su que faire, d'où une enfilade de clichés qui alourdissent l'histoire. En effet, on aurait pu enlever la gouvernante et le jouvenceau sans dommage pour l'intrigue, en faisant s'enfuir Lily de son plein gré après le désastreux dîner de retrouvailles avec le sculpteur. Mais en l'état, à quoi bon ajouter une gouvernante obsédée qui n'apparaît qu'une minute pour corser une intrigue déjà assez tordue à l'origine? Parce que lorsqu'elle met en garde le jouvenceau à propos de ses sentiments, elle rit de façon si maléfique qu'à ce stade, elle n'a plus qu'à s'écrire "Je suis méchante" sur le front et se promener dans tout le pays comme ça! Non, vraiment, l'idée de montrer une héroïne déçue refusant de fuir avec l'homme qu'elle aime toujours pour lui montrer qu'elle peut coucher avec un autre pouvait être gardée, mais incorporée à la séquence du cabaret, ce qui aurait eu le bon goût de nous épargner un psychodrame ridicule dans le parc du château après l'incendie, d'autant que tous ces résidents frustrés et aveuglés par leur désir respirent le cliché à plein nez, à se demander s'il n'y aurait pas un stimulateur d'hormones caché quelque part dans la demeure! Ceci dit, je râle, mais l'histoire reste malgré tout assez divertissante pour ne jamais ennuyer.


Par bonheur, certaines performances rattrapent les défaillances de l'histoire, mais j'avoue que celle de Marlene Dietrich est assez difficile à juger. Comme je l'ai précisé plus haut, elle n'était pas vraiment faite pour le rôle, et je pense sincèrement que Miriam Hopkins aurait bien mieux connecté les deux facettes de l'héroïne, en ne se montrant pas si naïve dans la première partie, d'où une évolution qui aurait été plus crédible. Mais dans le cas de Marlene, on ne croit pas vraiment à la jeune innocente, d'autant que le personnage est traité au premier degré, pas comme l'espionne-paysanne de Dishonored, deux ans auparavant. L'actrice force donc un peu trop sur le côté "je crois en l'amour comme dans le cantique!", même si l'impression de niaiserie est heureusement estompée par des moments plus espiègles qui permettent à Dietrich de briller dans sa zone de confort. En outre, je ne sais pas qui a eu l'idée de l'affubler de faux cils de trois kilomètres, mais pour une paysanne jamais sortie de sa campagne, ça marche moyennement. Sinon, lorsqu'elle pleure au milieu des ruines de marbre, on dirait davantage une asthmatique après le cross du lycée, même si la star est tout de même assez crédible pour hurler son désespoir juste avant. Disons qu'une performance de Marlene Dietrich reste toujours très digne d'intérêt par son charisme puissance mille, ce qui me fait conserver une certaine affection même pour ce rôle, bien que ce fût sans doute le plus mineur pour elle dans cette partie de sa carrière. Tout du moins, elle a fait beaucoup mieux dans Blonde Venus pour souligner l'endurcissement d'une héroïne, et tant qu'à forcer dans un registre d'innocence exacerbée, autant aller jusqu'à l'exagération hilarante de l'Impératrice rouge, avec ses mille bouches bées à la seconde. Mais vraiment, malgré mon sentiment plus que mitigé sur sa Lily, on compte quand même beaucoup de bonnes scènes bien jouées qui sont loin de rendre cette performance indigne.


Brian Aherne livre quant à lui une meilleure prestation, puisque son portrait est finalement plus complexe, mais aussi parce qu'il reste sincère dans sa composition, sans trop chercher à jouer les héros. Ainsi, il saisit très bien l'ennui qui s'empare du sculpteur lorsque Lily lui parle déjà de mariage et d'enfants, et ses confessions à Lionel Atwill montrent bien que Richard n'a pas vraiment l'intention de s'empoisonner l'existence avec ces grands idéaux. L'acteur évite également toute fausse note pour souligner son désespoir, en montrant qu'il est toujours torturé par ses sentiments même après avoir envoyé Lily dans les bras d'un autre, et tout est parfaitement suggéré sans forcer dans le pathos. Mais finalement, la partie la plus intéressante de sa performance reste le début où il sait se montrer tout aussi charmant qu'autoritaire, sans chercher à s'attirer la sympathie du spectateur puisque même lorsqu'il dit à sa partenaire qu'elle n'est pas obligée de poser si elle ne le veut pas, ça sonne plus de façon paternaliste qu'autre chose, ce que suggère l'acteur en restant affairé à ses dessins, sans prendre le temps d'écouter son modèle. Il parvient encore à conserver une classe folle tout en se montrant imbuvable dans la partie au château où, bien que plus à son avantage comparé aux perversions du colonel, il enjoint à Lily de partir avec lui, moins pour son bien à elle que parce qu'il la désire, et lui rappelle qu'elle l'aime toujours, c'est lui qui le dit. La seule chose que je n'aime pas dans cette performance, c'est la fin, mais je n'arrive pas à me décider de si ça tient à l'acteur ou au personnage quand celui-ci, dans un regard compatissant, essaie de se donner le beau rôle comme si de rien n'était. Est-ce parce que Richard a appris de ses erreurs et tente de se faire pardonner? Est-ce parce qu'il est toujours aussi autocentré et ne se remet justement pas en question? Impossible de se faire une opinion de ce que voulait faire l'acteur face à un matériel aussi premier degré: il ne fait aucun doute que pour les scénaristes il s'agit d'un happy-end glorifiant le personnage.


Lionel Atwill, enfin, passe très bien du colonel digne et charmant au pervers envoûté par ses désirs, à la limite de la folie. Il manifeste notamment une réelle puissance lorsqu'il révèle ses tares dans l'atelier, en forçant Richard à lui donner Lily parce qu'il la veut, levant le poing au passage pour marteler ses intentions. Mais une fois que son caractère hautement malsain est révélé, on perd en subtilité, à l'image du sourire ignoble qu'il lance en écoutant sa jeune épouse pleurer dans sa chambre le soir des noces, juste avant de la violer. Malgré tout, à défaut de subtilité, sa composition reste vraiment marquante. Autrement, deux mots sur Alison Skipworth, égale à elle-même dans un rôle de femme vulgaire et manipulatrice qu'elle restitue fort bien, mais sans prodige.

En somme, The Song of Songs a ses défauts, principalement un scénario improbable et une légère erreur de casting pour le personnage principal, mais l'ensemble reste trop bien soigné pour décevoir, d'autant que la mise en scène du toujours excellent Rouben Mamoulian compense largement les rebondissements peu crédibles de l'histoire. Il s'agit sincèrement d'un film qui me divertit constamment, d'où un petit 7/10.