dimanche 22 janvier 2023

Frontière chinoise


Le dernier film de John Ford était sur mon radar depuis longtemps, et ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai tenté l'aventure sur cette Frontière chinoise avec la Mongolie. Inspirée d'une nouvelle de Norah Lofts qui rappelle en partie Boule de suif, cette œuvre raconte l'histoire d'une poignée de missionnaires au cours de l'année 1935, dont la vie réglée comme une horloge est soudainement perturbée par l'arrivée d'une femme médecin non conventionnelle, alors qu'une épidémie de choléra et de terribles seigneurs de guerre mongols se rapprochent de plus en plus… Ce qui surprend dans tout cela, c'est qu'un réalisateur aussi intrinsèquement lié à un cinéma très masculin ait réussi à centrer toute une histoire sur des femmes, décortiquant au passage des thèmes qu'il n'avait qu'effleuré auparavant, des questions de foi à la sexualité refoulée. Assurément, la distribution donne plus que jamais envie de voir ce film, puisque sur l'affiche se bousculent Anne Bancroft, Margaret Leighton, Flora Robson, Mildred Dunnock ou encore Anna Lee. On y croise également Sue Lyon, qui eut décidément toutes les peines du monde à se défaire de cette image d'objet de convoitise malgré elle, ainsi que Betty Field, que j'avais apparemment vue dans quelques films des années 1950 mais qui ne m'avait laissé aucun souvenir. Le titre originel, 7 Women, est toutefois trompeur, puisqu'il existe bien une huitième femme dans ce récit, mais comme Jane Chang était Chinoise, elle fut honteusement reléguée au second plan, malgré l'extrême courtoisie du metteur en scène qui prit la peine de la diriger dans sa langue d'origine. Comme nombre de films exotiques tournés en Occident, on se retrouve donc bel et bien avec une histoire centrée sur les blancs. Le tout forme un ensemble assez raciste, avec cependant des éléments progressistes qui ne manquent pas de surprendre.

J'entends par-là que John Ford dynamite certaines valeurs traditionnelles sans aucun état d'âme à travers le Dr. Cartwright. Si Ava Gardner restait fort pieuse dans Mogambo afin de tempérer sa petite vertu, Anne Bancroft, qui a été coiffée pour lui faire un écho très évident, renie quant à elle Dieu jusqu'à la dernière seconde, sans jamais prendre la peine de se repentir pour rassurer la morale bourgeoise de l'époque. Chantre des liaisons hors mariage, affublée de pantalons, buvant comme un trou et fumant comme un pompier, elle bouleverse le quotidien de la mission, évidemment peuplée de femmes ayant renoncé à l'amour pour se consacrer à l'évangélisation des enfants. Ainsi, contrairement à tous les films classiques, le cheminement de Frontière chinoise n'est pas de conduire une pécheresse sur le chemin de la rédemption mais… d'amener des religieuses à se détourner de Dieu pour vivre leur vie comme elles l'entendent ! Pour John Ford et pour l'époque, c'est très fort ! Il est vrai qu'en 1966, on se dirigeait grandement vers une certaine révolution des mœurs, mais tout cela n'en reste pas moins surprenant. C'est peut-être ce qui a poussé de nombreux critiques des années 1970 à inclure ce chant du cygne dans leurs listes de films les plus injustement décriés, mais ces innovations thématiques certes passionnantes ne suffisent pas à me faire hurler au chef-d'œuvre pour autant.

On en est même très loin, que ce soit dans la rapidité du traitement, le métrage ne durant qu'une heure vingt, dans l'esthétique digne d'un film à petit budget, qu'il s'agisse des couleurs délavées ou de la manière de filmer un incendie sans jamais le montrer, mais encore sur la question raciale décidément gênante. Sur ce dernier point, force est de reconnaître que tous les personnages chinois, vus comme des paysans incultes à éduquer, disparaissent dans d'atroces souffrances pour laisser la place au martyre des Occidentales, tandis que les Mongols sont représentés comme des brutes épaisses qui tuent et violent tous les matins avant de festoyer dans l'alcool et la lutte virile. Tous sont ainsi opposés aux Anglais et aux Américains venus apporter la « civilisation » dans ces contrées, chose qui n'est jamais remise en question même quand les missionnaires commencent à douter de leur foi. Notons d'ailleurs que la seule Asiatique qui parvient à survivre est Mme Ling, qui est fille d'un mandarin et par-là même très éduquée, ce qui lui vaut d'être cooptée par la « bonne » société anglophone. Le message est clair. Dès lors, même si on échappe à John Wayne parti tuer des Indiens, et bien que John Ford ait apparemment eu un véritable respect pour la culture chinoise, il ne parvient pas à se départir des clichés d'antan.

La direction d'actrices ne permet pas non plus de renforcer la grandeur du film sur le terrain féministe, puisque la plupart des comédiennes sombrent très rapidement dans la caricature. Anna Lee et Betty Field sont d'ailleurs complètement hystériques dès leur entrée en scène, ce qui non content de véhiculer l'image de femmes en jupons incapables de maîtriser leurs nerfs, fait perdre tout intérêt à leurs personnages qui n'évoluent jamais. Admettons que Betty Field gagne tout de même en maturité après un événement douloureux, mais elle fut tellement agaçante jusque là qu'il est trop tard pour qu'on s'y intéresse. Margaret Leighton est en revanche captivante, car son visage très expressif transmet beaucoup d'émotions. Cela ne l'empêche cependant pas d'en faire des tonnes en directrice extrêmement coincée, qui parle sèchement à tout le monde, et finit par hurler au démon dès qu'elle voit une goutte d'alcool ou qu'elle entend parler de sexe. Sa relation avec Sue Lyon est d'ailleurs entièrement copiée sur la problématique de Grayson Hall dans La Nuit de l'iguane, puisque Margaret Leighton insinue dès la première séquence qu'elle ressent une véritable attirance physique pour sa jeune pupille. C'est une chose qu'elle n'arrive évidemment pas à assumer, d'où son basculement dans la folie à mesure que les drames s'enchaînent. Son interprétation est ainsi renversante pour son engagement physique, mais ça devient tellement camp en cours de route qu'il semble inapproprié de l'entendre crier « Fornication ! Fornication ! » toutes les trente secondes alors que tout le monde se fait massacrer autour d'elle.

La retenue dont usent les autres seconds rôles apparaît alors comme un jugement plus avisé. Flora Robson incarne à son tour la cheffe d'une mission voisine dont les locaux viennent d'être pillés, mais tout en sachant rester ferme, elle n'est jamais psychorigide comme sa collègue américaine. Le monologue où elle confie n'avoir jamais connu que la Chine puisque son père était lui-même missionnaire, et que Noël ne représente donc rien pour elle malgré son métier et ses convictions, est joué avec une subtilité qui confine au sublime, mais c'est hélas interrompu trop vite par les événements en cours. Fidèle à ses habitudes, Mildred Dunnock est de son côté une personne frêle et longiligne, incarnation inébranlable de la tradition, mais il est intéressant de la voir s'émanciper de sa constante soumission sans avoir besoin d'en faire trop. Jane Chang garde quant à elle une très haute dignité même dans les pires humiliations, avant de révéler de façon émouvante à quel point ces traumatismes l'ont affectée. Sue Lyon est pour sa part bien plus marquante que dans ses rôles précédents, car une fois n'est pas coutume son personnage n'est pas vu qu'à travers les yeux de pervers qui la désirent. La jeune Emma existe donc bel et bien pour elle-même, et l'on sent bien son admiration envers la doctoresse émancipée qui l'invite à s'ouvrir au monde, au lieu de finir sexuellement frustrée comme ses collègues. Son cri devant ses élèves fusillés est atrocement poignant, même si le scénario la détourne très vite de ce drame pour la reléguer à l'arrière-plan jusqu'à la fin.

Reste donc Anne Bancroft dans le rôle principal. Elle est sans surprise extrêmement énergique, à la manière dont elle court à n'en plus finir pour soigner les malades aux quatre coins de la mission, sans parler de la gestuelle virile qu'elle adopte pour s'assoir à table avachie comme un bouvier, ou pour entrer en communication avec les femmes coincées qu'elle provoque délibérément. À mon sens, elle est même beaucoup trop embarrassante avec sa cigarette, car même si je ne suis pas aussi rigide qu'Agatha Andrews, je délogerai immédiatement une personne qui se permettrait de fumer chez moi sans mon autorisation. Cela dit, l'histoire fait tout pour la rendre sympathique, en accentuant au contraire les défauts de sa rivale, afin que le public s'identifie à cette femme indépendante qui cherche à rester maîtresse d'elle-même dans une société misogyne. Je l'aurais préférée un peu plus distinguée, mais nous l'apprécierons très bien en l'état. Pour sûr, ce n'est pas son rôle le plus subtil : elle cherche à capter l'assurance et la décontraction vulgaire d'Ava Gardner ou John Wayne, ce qui ne lui permet pas d'être pleinement elle-même comme comédienne. Elle n'en crève pas moins l'écran, ce qui va de soi pour l'une des actrices les plus charismatique du septième art, mais sa performance manque du brillant qu'on lui avait connu jusqu'alors dans ses grands rôles précédents. Katharine Hepburn avait apparemment refusé cette proposition, tandis que Jennifer Jones ne fut pas retenue par le producteur, ni Rosalind Russell qui s'était ardemment battue pour décrocher le rôle. De son côté, Anne Bancroft n'était pas le choix de John Ford, puisqu'elle ne fit que remplacer Patricia Neal, qui fut malheureusement victime d'une attaque au bout de trois jours. Bancroft est si talentueuse qu'elle sait s'emparer du personnage sans donner l'impression qu'elle fut une alternative de seconde main, mais elle a été meilleure ailleurs. Sa dernière réplique, sulfureuse à souhait, lui va en tout cas à ravir.

Frontière chinoise reste ainsi un film en demi-teinte. Certains éléments très positifs comme l'anti-héroïne qui ne demande jamais pardon et une distribution féminine fort attrayante m'ont permis de passer un excellent moment à mesure que les personnages évoluaient vers des points de vue étonnamment modernes. Mais le racisme ambiant ainsi qu'une image de piètre qualité constituent des points trop négatifs pour parler de grand film. Les amateurs de camp l'apprécieront sûrement plus que moi, notamment pour une Margaret Leighton dans tous ses états !

Le pays des feuillardiers


J'aimerais parvenir à vous intéresser de nouveau, mais depuis que j'ai cessé d'écrire sur mes trophées d'actrices fictifs, j'ai perdu une bonne partie de mon lectorat. Mon analyse des comédiennes de 1941 est bloquée depuis deux ans désormais, et impossible de renverser la vapeur : je n'arrive pas à parler de Deanna Durbin dans It Started with Eve, ce qui est quand même le comble de l'incompréhension pour ce blog ! Et je ne sais vraiment pas comment faire pour retrouver de la motivation à ce sujet. Avoir fait le tour de la filmographie de toutes mes actrices préférées des années 1930 me donne un sentiment d'achèvement, tant et si bien que je ne vois pas ce qui pourrait me surprendre parmi le peu qu'il me reste à découvrir de cette période. En attendant, je continue donc mes explorations géographiques, en optant aujourd'hui pour un périple à travers le Limousin, et plus exactement le sud de la Haute-Vienne. Le pays des feuillardiers, du nom de ceux qui travaillaient le bois de châtaignier pour fabriquer les cercles fermant les barriques, s'étend environ du canton de Saint-Mathieu à celui de Châlus, et fait partie intégrante du très beau parc naturel régional de Périgord-Limousin. Ce pays est aussi traversé par la route touristique Richard Cœur de Lion, le célèbre roi d'Angleterre étant mort à Châlus au printemps 1199. C'est cet itinéraire que je vous invite à suivre en plusieurs étapes : le pays des feuillardiers, les deux châteaux de Châlus chargés d'histoire, le pays arédien du côté de Nexon, puis la branche royale allant de Châlucet à Limoges, en passant par l'abbaye de Solignac.

Les sources de la Charente à Chéronnac


Anticipons toute déception inutile : elles sont bien moins difficiles à trouver que celles du Nil ! Un bon atlas et la lecture de quelques panneaux vous permettront de les admirer sans vous égarer pendant cinq ans dans une campagne inexplorée. Vous serez même très certainement circonspects en réalisant que la source en question n'est rien de plus qu'un petit lavoir avec un gros caillou au milieu ! Le site a même perdu de son charme depuis l'époque très ancienne où j'avais pris cette photo. Mais à ce moment-là, c'était rustique à souhait, sans être toutefois le point d'orgue du département.

Les fresques romanes des Salles-Lavauguyon


Plus impressionnantes, les peintures murales de l'église Saint-Eutrope des Salles-Lavauguyon donnent de jolies couleurs à ce territoire très enclavé. Datant de la fin du XIIe siècle, elles représentent essentiellement des martyres. Des campagnes successives de restauration ont permis de mettre en valeur ce qu'il en reste, bien que seuls quelques fragments de mur aient survécu. La façade entourant la porte d'entrée reste très belle, quoique loin de pouvoir rivaliser avec les églises du Poitou, évidemment indétrônables en matière d'art roman préservé.

Des ruines sur la Tardoire à Maisonnais


Pour une raison des plus obscures, le hameau de Lavauguyon ne se situe pas sur la commune des Salles, mais sur le territoire limitrophe de Maisonnais-sur-Tardoire, autre village enclavé au milieu de jolies collines boisées, où serpentent des routes minuscules. Les vestiges du château de Lavauguyon n'en restent pas moins le fier témoignage d'un brillant passé, cette vaste forteresse ayant été dotée en son temps d'un solide donjon.


De puissantes tours d'angle, reliées par des courtines ruinées où pousse désormais une abondante végétation, illustrent également le caractère imposant des lieux. Reconstruit au XIVe siècle, 200 ans après sa mise à sac par Richard Cœur de Lion, le château s'était orné d'une chapelle de style gothique flamboyant. Abandonné puis pillé lors de la Révolution, il fut partiellement démantelé au fil des ans. Il reste heureusement assez de murs d'enceinte pour se faire une idée de sa grandeur du temps jadis.

De grands domaines à Cussac


La commune de Cussac possède au contraire de solides bâtisses qui étalent leur splendeur au grand jour. C'est le cas du château de Cromières, dont la construction s'est étalée du XIIIe au XVIIe siècles, d'où son allure imposante non dénuée d'élégance avec cette façade percée de grandes fenêtres évidemment bien postérieures à l'époque médiévale. La base Mérimée rappelle toutefois que le crénelage reste fantaisiste, car la toiture n'aurait pris son aspect actuel qu'au milieu du XIXe siècle à la suite d'un départ de feu. Une amie à qui je faisais visiter la région me disait trouver à ce château un air de Downton Abbey ! Les lieux ne se visitent pas, mais les panneaux autorisent les photographies depuis la grille d'entrée.


Cussac reste également connue pour ses fontaines à dévotion dans les hameaux alentour, mais je ne me suis pas aventuré jusque là. Sillonnant les routes au hasard au début du printemps, j'avais trouvé cette vue de chevaux paissant devant le manoir du Puy parfaitement bucolique, avec en prime un arbre en fleurs d'un rose chaleureux. Il me faudra tout de même y revenir, car il y a visiblement plein d'autres choses à voir, dont une cachette de résistants dans la forêt de Boubon.

Classicisme et clocher noir à Marval


À l'inverse, la commune de Marval ne mérite pas spécialement le détour. Mais à la belle saison, ses monuments se parent de nouvelles teintes qui leur vont à ravir. C'est le cas de l'église Saint Amand, qui se distingue par un beau clocher très sombre du XIIIe siècle, illuminé en avril par le rose éclatant de cette… plante. Je suis très mauvais en botanique, priez pour moi !


Le château de Marval est quant à lui un charmant logis qui, après avoir grandement souffert des guerres de Religion, en tant que dommage collatéral de la bataille de La Roche-l'Abeille (quel beau nom pour un événement aussi funeste !) de 1569, fut reconstruit au XVIIe siècle. Les fossés témoignent de son origine médiévale, tandis qu'une grange fortifiée des plus imposantes fait la liaison entre l'église et le château.

Une maison forte à Champagnac


À Champagnac-la-Rivière, le château de Brie est un édifice du XVe siècle, dont le corps de logis rectangulaire est agrémenté d'une tour d'escalier carrée et de deux grandes tours d'angle circulaires qui dominent les champs alentour. On le qualifie parfois de maison forte, bien qu'il soit assez remarquable pour mériter son titre de château.


Juste en face, cette habitation, sûrement une ancienne dépendance, m'a parue fort plaisante à regarder. Si l'on en juge par l'étroitesse des fenêtres et l'épaisseur des murs, on se dit tout de même que l'intérieur doit être bien sombre.

Un chef-d'œuvre à Dournazac


Le clou du spectacle de ce parcours reste tout de même le château de Montbrun à Dournazac. Construit au XIIe siècle, à l'époque où le seigneur des lieux défendait justement le château de Châlus contre Richard Cœur de Lion, il fut malheureusement ruiné lors de la guerre de Cent Ans. L'évêque de Limoges Pierre de Montbrun entreprit sa reconstruction au XVe siècle, en conservant le donjon resté intact qu'il fit englober dans l'une des quatre tours d'angle nouvellement bâties. Victime par la suite de pillages et d'incendies, le château fut profondément restauré aux XIXe et XXe siècles, d'où sa silhouette grandiose qui se reflète aujourd'hui dans un étang, au fond d'un vallon.


L'autre curiosité de la commune se trouve à quelques pas de là, sur la butte dite du Grand Puyconnieux. Ce petit sommet offre au regard un vaste panorama sur l'ensemble de la Haute-Vienne, des monts de la Marche au nord à la frontière du Périgord au sud. Limoges se distingue parfaitement au centre par ses immeubles les plus hauts, mais ça ne passe pas le cap de la photographie. On a vraiment le sentiment d'une tâche urbaine en pleine campagne, ce qui ne manque pas d'inviter à la contemplation un long moment, bien que les arbres au premier plan soient d'une beauté bien plus admirable. Le tout forme une halte reposante avant Châlus, prochaine étape de ce parcours, sur laquelle je m'étendrai plus longuement. Affaire à suivre…

samedi 14 janvier 2023

Premières dames


J'ai été occupé sur mille fronts à la fois ce début année, aussi ai-je délaissé mes visionnages cinématographiques des années 1920 pour me concentrer exclusivement sur une série américaine sortie au printemps dernier, The First Lady, une suite de dix épisodes créée par Aaron Cooley et dirigée par Susanne Bier. L'histoire est celle de trois épouses de présidents des États-Unis, Eleanor Roosevelt, Betty Ford et Michelle Obama. Si la première m'est familière parce que je vis mentalement dans le passé, et si la troisième ne m'était évidemment pas inconnue puisque j'ai été projeté contre mon gré dans le temps présent, j'ignorais à peu près tout de la seconde, qui a eu le malheur de connaître son heure de gloire dans les très honnies années 1970, clairement une période où je n'ai pas vécu si j'ai eu des vies antérieures. Toutes trois sont interprétées par des comédiennes mondialement célèbres et aussi charismatiques que leurs modèles, Gillian Anderson, Michelle Pfeiffer et Viola Davis. Bien aidées par de multiples seconds rôles également très bien joués, ces actrices m'ont fait passer un bon moment, bien que la série ne soit pas d'une perfection absolue.

Ce qui est surprenant au départ, c'est que le scénario semble très décousu : si on alterne entre les trois destins dans un même épisode, le parcours d'une même dame n'est jamais montré d'une manière chronologique, ce qui laisse perplexe dans un premier temps. Par exemple, on découvre Eleanor Roosevelt au moment de l'investiture de son mari, puis on passe aux années 1920 lors des premiers signes de paralysie de Franklin, avant de retourner aux prémices du XXe siècle pour narrer la rencontre, tout cela pour revenir un peu aux mandats présidentiels avant de repartir à la Première Guerre mondiale pour sauter tout droit vers la seconde, où les événements finissent enfin par retrouver un ordre chronologique jusqu'à la fin. Idem pour Betty Ford qui fait des bonds dans le temps des années 1970 aux années 1940, en passant à plusieurs reprises par les années 1960 pour arriver à la fin du siècle. Cette structure s'explique par la volonté du scénariste de ne pas suivre la ligne traditionnelle "naissance-mariage-décès", pour trouver au contraire, au sein du même épisode, une problématique commune aux trois dames afin de voir comment celles-ci ont réagi à une situation donnée. Le premier épisode est ainsi consacré à leur entrée à la Maison Blanche et à leur difficulté à s'adapter à un rôle non défini par la loi, un autre parle de son côté des jeunes années de ces dames et de leurs premiers émois amoureux, un épisode suivant parle quant à lui de leur engagement féministe, tandis que la fin de la série montre les trois femmes en proie à la nostalgie de quitter un poste qui les aura marquées à vie. Tenter d'évoquer un thème par épisode est nettement plus intéressant qu'un biopic éventé du berceau à la tombe, mais l'explosion chronologique ne me semble pas toujours pertinente.

Assurément, j'ai suivi avec plaisir toutes les pistes évoquées, malgré quelques longueurs dans la période Obama qui m'ont parfois ennuyé. Je trouve surtout la série très complaisante envers tous les personnages, cherchant trop à en brosser des portraits hautement sympathiques, alors que la réalité fut évidemment plus sombre : les bombes nucléaires de 1945 ne sont tout bonnement pas évoquées alors que Truman a l'indécence de faire une apparition quasi joviale à la fin, et si Barack Obama a l'air d'un saint face à l'immondice qui lui a succédé, il n'en reste pas moins un criminel de guerre qui a ratifié l'envoi de bombes sur de multiples pays de la planète, ce qui a causé la mort de très nombreux civils. La série n'évoque pourtant jamais ces crimes contre l'humanité commis aux plus hauts sommets de l'État. Sur le plan intérieur, la sensibilité démocrate du projet se fait sentir, puisque les seuls républicains portraiturés sont les Ford, visiblement le couple le plus ouvert d'esprit dans l'histoire de ce parti : à n'en croire que la série, on se demande même pourquoi ils restent affiliés à cette ligne politique alors que l'ennemi interne Reagan est à juste titre montré comme un repoussoir absolu. Découvrant cela en tant qu'Européen, je ne suis pas aussi enthousiaste que les Américains envers le parti démocrate : ça reste un parti de droite dure qui, sous le couvert d'un discours un peu plus social, fonctionne surtout pour protéger les intérêts financiers de l'élite. Nous avons le même problème en France avec le moribond parti dit « socialiste » qui a mené une politique antisociale durant les années 2010, mais au moins, on peut se donner l'illusion d'un maigre espoir lors des élections, en ayant le choix de voter à gauche. Aux États-Unis, le bipartisme est tel qu'aucun autre choix ne semble possible : dans les milieux cinéphiles en 2016, Susan Sarandon s'était par exemple attirée les foudres de très nombreuses personnes, qui voyaient comme une hérésie qu'on pût voter Jill Stein au lieu d'Hillary Clinton. Certes, la menace des horreurs à venir était telle qu'un choix stratégique eût été de mise, mais il me semble dommage que vouloir voter un peu plus à gauche que les deux blocs imposés reste mal vu par de très nombreux citoyens.

Pour sûr, Madame Clinton en prend pour son grade dans le dernier épisode, face à une Michelle Obama qui ne lui pardonne pas les insinuations proférées contre son mari lors des anciennes primaires démocrates. Montrée comme un robot dévoré d'ambition et dénué de tout sentiment, elle frôle la caricature par rapport aux autres premières dames nettement plus nuancées tout au long de la série. Quoi qu'il en soit, on ne parle jamais d'économie dans The First Lady, pourtant la motivation numéro 1 de tout système politique depuis la nuit des temps. Le scénario fait au contraire le choix de faire vibrer la corde sociale de ces dames, mais sans jamais remettre les choses en perspective. On voit ainsi Eleanor Roosevelt serrer la main des ouvriers, sans que soient décrits les tenants et aboutissants du New Deal ; puis on la voit encore militer pour l'accueil des réfugiés juifs alors que son époux s'y oppose puisque le pays est encore neutre à cette époque, mais on oublie au passage de mentionner les propos antisémites tenus par la dame dans sa jeunesse, alors que la voir évoluer de manière positive, sans masquer ses parts d'ombre du passé, eût été plus fascinant encore. Notons au passage l'exquise courtoisie de son oncle Theodore Roosevelt, qui n'est montré qu'à la manière d'un bonhomme fort sympathique bien que son parcours fût bien plus complexe que cela. Le point fort concernant Eleanor, c'est de souligner son attirance pour les femmes, son attachement aux causes féministes et, histoire de noircir enfin le tableau, sa difficulté à être une mère aimante, mais tout dans son portrait tend à la rendre sainte et héroïque, en esquivant trop facilement les nuances pourtant bel et bien présentes dès le départ. De son côté, Betty Ford est hyper attachante et fait pleinement écho aux combats de son temps en faveur de l'avortement, n'hésitant pas à assumer son ouverture d'esprit par rapport aux femmes de son milieu social, et instrumentalisant sans honte aucune sa vie privée afin d'inciter ses compatriotes à prendre soins d'elles au travers du dépistage du cancer du sein. Son côté obscur est sa dépendance à l'alcoolisme et aux barbituriques, et suivre sa lutte contre cette addiction reste totalement palpitant d'un point de vue narratif. Michelle Obama est pour sa part vue à travers le prisme de la cause afro-américaine, qu'elle défend brillamment grâce à sa formation de juriste, mais on la voit également prendre parti pour les droits LGBTQ à un moment où son mari ne veut pas s'aliéner toutes les voix à l'occasion des élections de mi-mandat.

Très héroïque, Michelle Obama n'a aucune part d'ombre d'après la série, ce qui est d'autant plus manifeste qu'elle est incarnée par Viola Davis. Comme à son habitude, celle-ci compose un sempiternel personnage très digne d'une grande noblesse, mais à force d'être trop « grande dame », elle finit par agacer prodigieusement. Je respecte énormément cette actrice qui a dû lutter plus ardemment que ses collègues blanches pour s'imposer comme l'une des grandes comédiennes de sa génération, mais sa détermination à ne se spécialiser que dans les portraits nobles et héroïques me laisse perplexe. Et même lorsque la série lui offre des moments drôles dans l'intimité du foyer, l'humour ne vient jamais d'elle mais de ses partenaires, notamment sa mère à l'écran incarnée avec vigueur par Regina Taylor. Trop ostensiblement empreinte de gravité, Viola Davis est également éclipsée dans son propre segment par sa version jeune, à laquelle Jayme Lawson prête ses traits : à ce moment-là, l'héroïne veut être prise au sérieux dans son cabinet d'avocats, mais elle a encore assez de spontanéité pour montrer autre chose qu'une dignité trop solennelle. Surtout, le grand défaut de Viola Davis est qu'elle se réfugie systématiquement derrière un tic de jeu apocalyptique, puisqu'elle choisit de faire la moue après chaque réplique, et qui plus est une moue frôlant gravement la grimace. Cela casse l'ensemble de sa performance bien qu'elle parvienne à se calmer dans les derniers épisodes, et si l'on ajoute son maquillage tapageur avec des cils de vingt kilomètres de long, on retrouve vraiment la comédienne en porte-à-faux avec son obstination dans la grandeur que n'illustre aucunement cette composition parfois assez vulgaire. D'après ce que j'ai pu lire sur internet, c'est l'interprétation la plus décriée de la série, et je suis malheureusement d'accord avec l'opinion publique.

Eleanor Roosevelt est elle aussi très digne et n'a pas vraiment de moments drôles, mais la performance de Gillian Anderson est autrement réussie. Après Margaret Thatcher un an auparavant, l'étoile des célèbres X-Files semble vraiment partie pour prendre la route des compositions très chargées de femmes dotées d'une diction inimitable, mais autant sa ministre britannique sombrait dans un ridicule vocal absolu, autant sa première dame des États-Unis ne tombe jamais dans le piège de la caricature. On y découvre une femme brillante et surtout captivante, qui réussit l'exploit d'être en avance sur son temps alors que tout dans ses manières évoque un passé révolu, chose qui me parle on ne peut mieux ! Son unique fausse note est sa scène de jalousie hystérique lorsqu'elle découvre l'infidélité de son mari, mais après cela, le portrait redevient passionnant à mesure qu'Eleanor s'ouvre au monde et assume sa véritable inclination, tout en conservant sa personnalité aristocratique et ses hautes ambitions : elle sacrifie plus volontiers ses amours et sa famille à la marche du monde, au grand détriment des personnes qui l'aiment. Tout le monde dans le segment Roosevelt est excellent, à commencer par Kiefer Sutherland qui m'a complètement surpris : alors que je ne voyais en lui qu'un Jack Bauer testostéroné au service de l'administration Bush, il se révèle finalement convaincant et même émouvant en président démocrate paralysé. On retrouve à ses côtés Ellen Burstyn, un peu coincée sur la même note dans le rôle de la sévère matriarche de la famille, tandis que les amies-amantes d'Eleanor donnent pas mal de grain à moudre à Lily Rabe et Clea DuVall. Je regrette toutefois qu'Eliza Scanlen n'ait droit qu'à un seul épisode pour dévoiler les jeunes années de l'héroïne, car la séquence au pensionnat de Madame Souvestre est absolument ma tasse de thé.

Le miracle vient cependant de Michelle Pfeiffer, qui est tellement sensationnelle dans le rôle de Betty Ford qu'on aurait pu écrire une série entière rien que sur elle. Et je n'en finis pas d'être impressionné par cette actrice qui parvient toujours à révéler une vraie force de caractère malgré une apparence de délicatesse, voire de fragilité. De ce que j'ai pu voir jusqu'à présent, c'est son plus beau rôle depuis Laurier blanc, qui remonte à déjà vingt ans. Elle compose certainement l'héroïne la plus attachante de la série, sachant faire fi des conventions sans franchir les limites du vulgaire, et se révélant si ouverte d'esprit qu'on se demande effectivement ce qu'elle fait dans un parti de droite. Son addiction donne beaucoup de gravité à la légèreté ambiante, et elle joue d'ailleurs une alcoolique convaincante, avec comme apothéose l'humiliation subie en famille devant les médecins. Ce qui est également très positif, c'est la complicité qu'elle dégage avec Aaron Eckhart : on dirait vraiment le couple idéal qui partage tout, bons et mauvais moments, tout en restant profondément uni. Je ne sais pas si le portrait est tout à fait réaliste, mais Gerald Ford était apparemment un homme intègre : tant mieux pour lui. Kristine Froseth est également très bien dans le rôle de la jeune Betty, en laissant percevoir le regret de la dame de ne pas avoir réussi à percer dans la danse, regret admirablement bien exprimé plus tard par Michelle Pfeiffer. Bref, je ne connais pas assez les séries télévisées pour jouer avec des remises de prix fictives, mais tout dans l'interprétation de la lumière du Temps de l'innocence me fait crier « Emmy ! » Il faut dire qu'elle a bien plus de scènes drôles à jouer que ses deux partenaires, d'où un balancement entre drame et comédie assez génial, là où Gillian Anderson et Viola Davis restent purement dans la pompe solennelle.

The First Lady ne peut donc pas vraiment être qualifiée de grande série : des portraits bien trop complaisants et un récit prenant toujours le chemin de la facilité au lieu de mettre le doigt sur la complexité bien plus grande des sujets évoqués constituent autant de maladresses qu'il est permis de trouver médiocres. La série manque de hauteur et esquive trop aisément les contextes des prises de fonction des époux concernés. Mais c'est toujours un plaisir de voir des portraits de femmes brossés par des actrices de légende, aussi ne bouderais-je pas mon plaisir. À voir surtout pour se souvenir de ce que Michelle Pfeiffer sait faire, même après de longues traversées du désert : à part Chéri qui reste relativement récent, ses derniers rôles en date ne m'avaient pas spécialement emballé, pas même French Exit malgré son personnage compliqué. Je suis à coup sûr ravi par sa Betty Ford, alors j'attends la suite, si possible sur grand écran.