dimanche 31 mai 2020

L'Âne de Magdana (1956)


Vite, chassons les mauvais souvenirs d'hier et parlons à présent d'un grand film des années 1950, porté par une très grande actrice. Au programme, L'Âne de Magdana (მაგდანას ლურჯა), un film géorgien de Tenguiz Abouladzé et Rézo Tchkhéïdzé sorti entre 1955 et 1956, et adapté d'une nouvelle de l'autrice féministe Ekaterine Gabashvili, publiée en 1890. Cette œuvre fut sélectionnée à Cannes en 1956, où elle remporta le « Prix du film de fiction - court métrage », malgré sa durée originelle d'une heure dix qui en fait, techniquement, plus qu'un court métrage. Cependant, la seule version actuellement disponible, sous-titrée en anglais, ne dure que cinquante minutes : les vingt minutes manquantes expliquent sûrement les problèmes de montage inhérents au dernier acte. Malgré tout, c'est là un fort joli film qui augmente d'autant plus mon amour pour le cinéma caucasien.


À la manière du néo-réalisme italien, qui fit la part belle aux gens du peuple sans ornements superflus, l'histoire est toute simple mais renversante. On y suit le parcours de Magdana, qui élève seule ses trois enfants dans les années 1890, et part chaque jour vendre sa production de yaourt à la ville. La tâche est ardue, car son labeur lui rapporte à peine de quoi vivre dans un taudis, sans compter que porter des dizaines de pots sur ses seules épaules l'épuise physiquement. En outre, les pots ne lui appartiennent pas, de telle sorte qu'elle doit rendre des comptes sur leur bon état au riche propriétaire terrien qui les lui loue. Par bonheur pour elle, et à la grande joie de ses enfants, la famille trouve un jour un âne laissé pour mort au bord de la route par un marchand ignoble. Elle le nourrit et le soigne, si bien qu'une fois remis d'aplomb, Magdana peut l'emmener à la ville pour l'aider à porter ses pots: cela lui permet en outre d'accroître sa production et par-là même d'acheter quelques petits cadeaux à ses enfants. Malheureusement, un jour de marché, l'ancien propriétaire de l'âne reconnaît celui-ci et accuse Magdana de vol. S'ensuit alors un procès pour déterminer à qui appartient réellement l'animal…


Alternant de la sorte entre drame et instants de bonheur, le film est réellement touchant, bien aidé en cela par l'admirable photographie d'Aleksandre Digmelovi et Lev Soukhov, qui n'ont pas leur pareil pour isoler Magdana dans de vastes paysages de montagne ou dans la foule de la ville, quand ce n'est pas dans la spirale hypnotique d'un escalier aux sculptures ciselées. Les gros plans sur l'héroïne, toujours magnifique sous son foulard noir, sont eux aussi particulièrement poignants et donnent beaucoup d'humanité à l'histoire, quand les plans généraux soulignent au contraire l'injustice de sa situation. La séquence diluvienne, alors que Magdana se retrouve coincée entre des murs de briques peu hospitaliers et des gouttières qui semblent déverser tout leur mépris sur elle et ses pots brisés, est de son côté la scène visuelle la plus forte du film, d'autant que la musique puissante, mais sachant se faire discrète à l'occasion, d'Archil Kérésélidzé, soutient admirablement l'action alors que les mauvais coups s'acharnent contre l'héroïne.


Mais surtout, celle qui porte le film sur ses épaules avec autant de vigueur que son sac de victuailles, et inscrit par-là même l'ensemble dans une totale réussite, est la merveilleuse Doudoukhana Tsérodzé. Clairement, elle est l'Anna Magnani soviétique: elle vit totalement son personnage, et n'a besoin d'aucun effet pour mettre en lumière toutes les émotions que ressent Magdana, du drame au bonheur, en passant par l'épuisement et la honte d'avouer à ses enfants qu'elle s'est laissée voler l'âne, lors d'une scène déchirante qui émeut avec une grande force. Vraiment, elle dégage une telle puissance avec un jeu d'une simplicité déconcertante qu'elle est en parfaite harmonie avec les éléments primitifs qui l'entourent, tels les rocs abrupts de son village de montagne, l'eau du déluge qui clame sa colère contre la ville, ou encore le blanc laiteux des yaourts, qui dans un film non coloré reste un symbole intensément cinématographique, surtout lorsqu'il se mêle à la terre battue des rues après une chute. Quoi qu'il en soit, l'actrice donne assurément l'une des interprétations de la décennie, la lumière qu'elle dégage lors des dialogues chaleureux avec ses enfants n'étant pas la moindre de ses qualités.


Conclusion : L'Âne de Magdana est un film court mais magnifique, porté par une actrice exceptionnelle et des choix de réalisation particulièrement parlants. Comme dans toute œuvre soviétique qui se respecte, les propriétaires n'y ont pas le beau rôle, mais l'humanité partagée entre Magdana et les villageois qui la soutiennent, ou avec les citadins dont elle gagne le respect par le courage qu'elle a de toujours se relever malgré le poids de sa condition, contribue à la grande réussite de ce tableau social. Le voyage entre nature et ville rend le parcours du petit âne et de sa famille d'adoption d'autant plus émouvant. Je le recommande fortement.


samedi 30 mai 2020

La Tour des Nuls



Je réalise avec horreur que le Cinéma de minuit propose La Tour de Nesle (1955) lundi prochain. Quelle aubaine pour vous parler de ce "film" que j'ai découvert affligé l'année dernière, après qu'une personne très mal intentionnée m'a offert le disque pour mon anniversaire ! Le pire, c'est qu'il s'agit là d'une réalisation d'Abel Gance, le créateur de chefs-d’œuvre tels La Roue et Napoléon, ou de films élégants et délicats comme Paradis perdu. Le résultat est incompréhensible !


Pour commencer, l'histoire est un sommet de misogynie : c'est adapté d'une pièce d'Alexandre Dumas, qui reprend, comme le feront Les Rois maudits un siècle plus tard, l'un des plus grands scandales médiévaux de l'histoire de France, en l'occurrence l'adultère des brus de Philippe IV le Bel, qui batifolèrent avec leurs écuyers. Sauf qu'ici, teinte du macabre de François Villon et des sombres élans romantiques du XIXe siècle, l'intrigue est encore plus ridicule que tout ce que vous pouvez imaginer. En effet, le personnage central, la reine Marguerite de Bourgogne, profite de l'absence de son mari pour faire des galipettes avec son chambellan le jour, et se rendre à la tour de Nesle avec ses belles-sœurs la nuit, pour des étreintes torrides avec des visiteurs de passage que l'on noie dans la Seine une fois la chose faite. Le tableau est déjà bien obscur, mais nous ne sommes pourtant pas au bout de nos surprises ! Et pour cause ! Cette nuit-là, Marguerite couche avec le frère jumeau de son chambellan, tandis qu'un autre invité, le capitaine Buridan, parvient à s'échapper : ayant reconnu la reine, il exerce sur elle un chantage pour devenir premier ministre, et c'est une fois les décrets signés que Marguerite réalise… que le capitaine n'est autre que son amant de jeunesse avec qui elle avait eu deux fils, qui sont… devinez qui…


Bref, le scénario tente même d'insérer une scène d'introspection totalement ratée avec un jeu de miroir, dans lequel la pauvre reine se demande pourquoi elle cherche à se venger sur tous les hommes du mal qu'un seul d'entre eux lui a fait. Ce faisant, Abel Gance se contrefiche de toute vraisemblance chronologique : la reine est supposée avoir accouché il y a vingt ans, alors qu'elle a elle-même une vingtaine d'années… De toute manière, il se contrefiche d'à peu près tout : le montage nous montre par exemple le roi revenir à Paris en prenant le même chemin dans un sens puis dans l'autre, mais surtout, surtout, le film est une abomination visuelle qui n'aurait jamais dû voir le jour. Franchement, comment peut-on aboutir à quelque chose d'aussi laid et grossier ? Comment a-t-on pu croire que montrer des soldats disgracieux les fesses à l'air serait drôle ? Comment a-t-on pu arriver à cette scène immonde de la nuit dans la tour, où les trois princesses se tortillent nues sur leur lit devant des hommes qui entrent immédiatement en érection devant un tel spectacle, et qui ne se rendent pas compte, en cette occasion, qu'ils se laissent enfermer dans des cages ? Oui, le résultat est tellement mauvais que c'est à vomir. Même des nullités "historiques" comme Angélique, marquise des Anges ou L'Affaire des poisons ont l'air des Visiteurs du soir à côté.


Et pourtant, il faut avoir vu ce film au moins une fois dans sa vie, parce que sous sa surface répugnante se cache un bijou sans égal, un diamant éclatant, un rubis poli à la perfection ! Je veux bien sûr parler de l'interprétation de l'immense Silvana Pampanini, une "actrice" tellement mauvaise qu'elle est à hurler de rire à chaque seconde ! Il faut absolument la voir sombrer dans la folie dans le scène finale : c'est un festival de mauvais choix si épouvantables que la dame parvient à transcender le pathétique abyssal de la situation pour aboutir à un miracle de drôlerie, et, par la grâce de Dieu, il en est de même dans tout le film ! Revenez à l'image de départ et admirez la, de gauche à droite et de haut en bas, être tour à tour dévastée par le chagrin, tenir un homme en son pouvoir, s'apprêter à chanter une ode tragique, et draguer des petits jeunes de passage, pour ne montrer qu'une poignée d'exemples édifiants ! Et dommage que je n'aie pas d'extrait sonore à vous proposer, car la pauvre "comédienne" est doublée par une voix théâtrale et déclamatoire qui se prend très au sérieux, de telle sorte que le décalage entre ce qu'on voit et ce qu'on entend est à se rouler de rire sur son tapis persan ! "Insensé que tu es !", crie-t-elle à son amant du jour, qui est aussi son fils, et qui veut la démasquer ! Et que dire de cette chanson finale où la reine exprime sa douleur tout en plongeant dans la démence : la scène se voudrait la digne héritière de l'Œdipe de Sophocle, et l'on se retrouve avec… la poivrote du bistro du coin, qui après le cinquième verre entame gaiement « La la la, la la la la la… La plus belleuh des Margueriteuh ! Ahahahahahahahahahah ! » Oui, ceci est un rire démoniaque, et oui, si je vous parle autant de cette "performance", c'est que j'ai réellement ri tout du long, et qu'il serait dès lors dommage que vous vous priviez d'un grand moment d'hilarité qui vous fera du bien, même s'il vous faudra pour ce faire vous infliger un "film" infâme.


Moralité : il est fort dommage que l'historiographie médiévale ne se soit jamais embarrassée de psychologie. Marguerite a certainement failli à sa tâche de reine, mais au lieu de la vouer aux gémonies, l'époque aurait gagné à être plus indulgente et reconnaître qu'elle était avant tout très mal mariée. Cela nous aurait épargné une pièce d'une ringardise monumentale, et par ricochet, un déchet pareil.


samedi 23 mai 2020

Les Bénédictions de la terre (1959)



Aujourd'hui, je vous propose de découvrir un pays qui reste une parfaite terra incognita pour moi, à travers un film philippin de Manuel Silos nommé Biyaya ng lupa, que l'on pourrait traduire par Les Bénédictions de la terre. On y suit en effet le destin d'une famille de planteurs de langsats sur deux générations, avec toutes les difficultés qu'une telle vie implique, entre relations familiales et attente angoissante d'une récolte qui s'étend sur vingt ans. Le film sortit le 16 décembre 1959 dans les cinémas de Manille, et j'ai beaucoup aimé. Ça se regarde actuellement dans une très belle version sous-titrée à partir de son titre d'origine en tagalog.


La première chose qui frappe dans cette œuvre, c'est son incomparable ambiance sylvestre. À vrai dire, il y a toujours des arbres en arrière-plan, de telle sorte que leur présence constante est indissociable du destin de cette famille qui doit attendre vingt ans avant de récolter les premiers fruits de son labeur : on en voit même certains grandir, à l'image de celui où le couple principal grave le nom de ses enfants à mesure qu'ils naissent. Par ailleurs, la forêt est aussi chaleureuse qu'effrayante. Chaleureuse, car les maisons sont tellement espacées qu'on a toujours la sensation qu'il y a des amis non loin, même si le spectateur urbain occidental aura d'abord le sentiment que chaque famille du village est isolée. Effrayante, parce que la forêt devient également le repaire d'individus dangereux mis à l'index, qui peuvent surgir de n'importe où pour faire du mal tout en restant dissimulés par la végétation. En filmant cet environnement, qui nous paraît très exotique, sous ses deux aspects, le réalisateur réussit certainement à poser une atmosphère qui donne constamment envie d'avancer dans l'histoire. L'introduction sur la fête des noces, où l'on suit la caravane à travers le feuillage jusqu'à la nouvelle maison des nouveaux mariés, au son d'une musique tout espagnole, est certainement envoûtante et pique immédiatement l'intérêt.


L'histoire est également captivante, puisque chaque membre de la famille a sa propre personnalité, sachant que chaque problème est traité avec finesse par le scénario. La mère, Rosa Rosal, est toujours hardie et volontaire bien que le travail de la terre l'épuise, tout en cherchant à protéger son espace personnel dans la maison, et prenant très mal que son mari se mêle de l'éducation des enfants qu'elle croit être son seul apanage. Cela permet à la comédienne d'offrir une performance complexe digne de tous les éloges, en passant du bonheur au drame avec une expressivité convaincante, Rosa Rosal parvenant à créer un personnage de mère aimante qui peut toutefois devenir trop dure à force de faire preuve de fermeté. Le père, Tony Santos, lutte quant à lui admirablement contre les drames, en révélant intelligemment la dévastation du personnage quand la grêle survient au bout de vingt ans d'efforts, puis en se montrant héroïque lors d'une chasse à l'homme intense afin de venger sa fille. Notons qu'à l'instar de Géant trois ans plus tôt, les jeunes comédiens, Rosa Rosal n'ayant que 28 ans au moment du tournage, vieillissent par le maquillage afin de contraster avec leurs collègues du même âge qui jouent leurs enfants. Mais l'interprétation est de si haute qualité qu'on a réellement l'impression que l'actrice principale est une femme entre deux âges usée par une vie de labeurs. C'est tout à l'honneur de la dame qui est aux antipodes des rôles de femmes fatales auxquels son physique séduisant l'avait habituée jusqu'alors.


Les enfants sont eux aussi passionnants, si bien que l'on suit leurs aventures avec grand intérêt. L'aîné, Leroy Salvador, est un sourd-muet très intelligent et plein de bonne volonté, qui aimerait courtiser la très attachante fille de l'épicier jouée par Carmencita Abad, et qui trouve pour ce faire une aide de bon aloi en la personne de son petit frère, encore enfant, qui n'a pas la langue dans sa poche. Trop protégé par sa mère, l'aîné de la fratrie aura surtout l'occasion de s'accomplir en vengeant sa sœur, se découvrant par-là même une force de caractère qu'il avait sans doute mésestimée. La sœur en question, Marita Zobel, souligne pour sa part le traumatisme qui l'assaille après son viol avec une acuité toute particulière, et l'on appréciera que le scénario cherche à développer son parcours psychologique après cette ignoble épreuve, au lieu de la laisser dans l'ombre des hommes de sa famille prêts à la venger. Le second fils adulte, Carlos Padilla fils, a de son côté l'ambition de s'émanciper d'un environnement trop rural à son goût afin de partir étudier à la ville, ce qui permet à cette histoire très riche d'aborder le thème du conflit entre les racines d'un individu et ses aspirations réelles.


On le voit donc, le scénario multiplie des pistes captivantes à travers une poignée de personnages bien marqués, et Manuel Silos insuffle à tout cela un rythme trépidant au point qu'on ne s'ennuie jamais. Le gros point faible du film sont les passages consacrés au violeur, à la fois parce que les choix de réalisation dans ces moments-là constituent des fautes de goût majeures, mais aussi parce que le portrait brossé par Joseph de Cordova est incohérent. Le comédien est pourtant très bon lors de son entrée en scène en homme timide et maladroit qui tente d'aborder une femme qui lui plaît, mais dès lors qu'il est mis au banc de la société après la mort accidentelle de celle-ci, il devient subitement un méchant robotique bien trop hardi par rapport à ce qu'il avait montré de prime abord, de telle sorte que le personnage n'est plus qu'une caricature dénuée d'émotions sincères. À chaque fois qu'on le voit surgir pour faire du mal aux dames de la famille principale, qu'il sorte d'une végétation luxuriante ou apparaisse sans crier gare dans la maison alors que les hommes sont partis, le réalisateur utilise une musique à suspense du plus mauvais effet qui écorne le prestige du film, et multiplie également des gros plans terrifiants mais exagérés sur cet homme devenu incontrôlable sans raison. C'est aussi dans ces passages-là que le montage s'emballe, preuve que le metteur en scène n'était décidément pas à l'aise avec ce personnage.


À ce défaut près, Les Bénédictions de la terre reste un film passionnant qui n'oublie jamais de divertir, tout en brossant avec une grande justesse le portrait d'une famille pauvre dont chaque personnage est magnifiquement développé. L'ambiance forestière particulièrement envoûtante et l'interprétation de qualité sont encore d'incomparables atouts pour faire de cette œuvre un visionnage hautement recommandé.


jeudi 21 mai 2020

Where to find the boys and the booze!



La découverte de Lee Remick dans A Delicate Balance m'a donné envie de revoir les grands rôles de cette actrice dont on parle trop peu, à tort d'ailleurs, car elle n'a jamais oublié d'être merveilleusement parfaite et nuancée dans tous ses films, même lorsque le jeu n'en valait pas nécessairement la chandelle. C'est le cas de ce western comique, The Hallelujah Trail (Sur la piste de la grande caravane), réalisé par John Sturges et sorti dans l'indifférence générale en 1965. Ce n'est certes pas un grand film, mais il serait bien dommage de faire l'impasse dessus, car c'est tout de même l'occasion de voir Lee Remick réaliser les fantasmes les plus fous de Christina Crawford, puisqu'elle réussit à dénicher the boys and the booze, bien que prétendant ne s'intéresser ni à l'un, ni aux autres! Elle y incarne en effet la présidente d'une ligue de tempérance, bien décidée à stopper un convoi de whisky en plein Colorado, afin de sauver les pauvres âmes de Denver. Sachant que les Sioux convoitent eux aussi la marchandise, et que la cavalerie des États-Unis est chargée de la protéger de multiples factions au beau milieu d'une tempête de sable, les quiproquos ne seront pas longs à arriver...


En vérité, le film commence sous les meilleurs auspices: les citoyens catastrophés à l'idée de n'avoir plus une goutte d'alcool pour passer l'hiver sont dans un premiers temps à hurler de rire, mention spéciale à Donald Pleasence en oracle ivrogne qui lit l'avenir dans une bouteille de whisky, et conduit par-là même les braves habitants de la ville à commander quarante chariots de boissons alcoolisées, qu'il conviendra de faire venir de toute urgence avant que le blizzard ne bloque les routes jusqu'au printemps. Dans le rôle du convoyeur en chef, Brian Keith est lui-même amusant en homme hargneux qui répète inlassablement qu'il est un bon républicain, afin que nul n'ait de doute sur sa couleur politique. Du côté de l'armée, les personnages sont malheureusement un peu moins rocambolesques, puisque le seul personnage ayant un peu de personnalité est le capitaine joué par Burt Lancaster, dont la fonction principale est de rester stoïque face à toutes les situations incongrues qui s’entre-nouent, au point de finir complètement dépassé par les événements. À vrai dire, le pauvre homme est complètement éclipsé par l'énergique Cora Templeton Massingale, vigoureusement incarnée par Lee Remick, qui n'a pas peur de faire la révolution à Fort Russell en réclamant l'égalité hommes-femmes. Ces introductions nécessaires étant posées, on a alors très envie que les aventures commencent, même si j'ai hélas de fortes réserves sur le portrait des Indiens, sachant que Martin Landau grimé en Sioux n'est clairement pas le point fort du film.


Plus dommageable encore, l'histoire se révèle beaucoup trop longue pour finalement peu de choses. Le film dure en effet 2h30, mais certaines scènes sont tellement statiques et répétitives qu'on aurait pu faire des coupes sans aucun problème. Par exemple, ces trop nombreux pourparlers pour savoir quelle tribu indienne lancera l'attaque contre les chariots, ou pour aboutir à une solution alors que les convoyeurs sont en grève à l'instigation des féministes, sont tellement rébarbatifs que le rythme de l'intrigue en pâtit grandement. De même, s'il est hilarant dans un premier temps de voir Lee Remick embarquer toutes ses copines vertueuses dans cette aventure, on regrette fortement que la première moitié du film ne leur consacre qu'un unique running gag, à savoir se promener par tous les temps en répétant à l'infini le même cantique. Surtout, il est très décevant de réaliser que le scénario ne sait pas quoi faire de ces personnages féminins si prometteurs: les amies de l'héroïne n'ont aucune personnalité et sont toutes interchangeables, quelle que soit l'arme qu'elles apprennent à manier pour casser les bouteilles; la fille du capitaine est transparente comme tout, et Lee Remick elle-même est quasiment réduite à un rôle secondaire, car le film préfère ajouter de nouvelles séquences de pourparlers entre hommes au lieu d'approfondir la relation entre la présidente et le capitaine. Les touches comiques passablement lourdes finissent également par faire tourner cette comédie à vide, car si les échanges de situation entre l'héroïne et le soldat, surpris à tour de rôle dans leur bain, font sourire; les cavaliers qui se cachent dans les arbres pour épier leurs consœurs en petite tenue ne sont pas spécialement drôles; les mille tentatives de Donald Pleasence de vider quelques barils d'alcool à l'insu des gardiens deviennent franchement redondantes, tandis que la narration qui se moque de la langue des signes des Indiens n'est pas des plus heureuses. Pour commencer, l'histoire ne se passe même pas en territoire Sioux, mais passons.


Malgré tout, le film n'est pas dépourvu de qualités, loin s'en faut! Malgré ces réserves, on passe tout de même un bon moment, notamment grâce aux jolies images colorées du Nouveau Mexique, servant ici de décors au Colorado; et grâce à la musique d'Elmer Bernstein, une partition à la fois épique et comique qui donne envie de danser! D'ailleurs, j'ai l'hymne de la ligue de tempérance en tête depuis hier: j'ai envie de créer un spectacle autour de ce thème! Autrement, les scènes d'action, lorsque le film se décide enfin à créer du mouvement (!), sont plaisamment dynamiques, à l'exception de celle de la tempête de sable, tellement brouillonne qu'on ne sait plus qui est qui dans ce joyeux bordel. Par contre, la séquence finale de la course folle, alors que Cora tente de dévier les chariots vers un marais pour les engloutir, a été si dangereuse à filmer que l'un des cascadeurs y a laissé la vie. Les producteurs ont ordonné de laisser la scène en question dans le montage final, contre l'avis du réalisateur, ce qui est terrifiant.


Pour finir sur une note plus chaleureuse, parlons un peu de Lee Remick, qui aux côtés des sympathiques Brian Keith et Donald Pleasence donne la meilleure interprétation du film, malgré son temps d'écran limité. La première chose qui frappe est son charisme: en bonne meneuse de troupes, elle a toujours un petit air supérieur empreint de sérénité qui sert absolument le personnage. Elle semble même s'amuser à titiller le capitaine, prêt à tout pour l'empêcher de partir en expédition, ce qui apporte beaucoup plus d'humour à l'histoire que certaines des scènes les plus explicitement comiques. Surtout, elle trouve l'occasion de nuancer à merveille son personnage lors d'une scène d'ivresse superbement jouée dans le registre comique. On attendait évidemment cette scène depuis le début, afin de voir la vertueuse dame faire des écarts de conduite destinés à la rendre plus humaine, et la comédienne ne nous déçoit absolument pas de ce côté là! Elle est constamment drôle et convaincante alors qu'elle se reproche d'avoir gâché la vie et la carrière du capitaine, tout en suggérant qu'elle le désire follement, et ce sans jamais perdre le nord lorsqu'il lui faut retrouver son ingéniosité afin de parvenir tout de même à ses fins. Lee Remick livre ainsi une excellente performance dans un film qu'elle n'a pourtant pas pris grand plaisir à tourner, et qui ne nécessitait même pas une interprétation aussi détaillée. Il est donc tout à fait dommage que l'histoire ne lui soit pas entièrement consacrée: en regardant les grandes lignes, on a l'impression que l'actrice est complètement inutilisée, mais le détail révèle à quel point elle réussit à être brillante avec le peu à sa disposition. Note à Francesco: la nomination pour le Globe comique est parfaitement envisageable. Avec cette scène d'ivresse clôturant cette performance sur une bonne note, on peut même dire qu'elle a bien plus à faire que Julie Andrews dans La Mélodie du bonheur, bien que le film s'ingénie à la laisser de côté autant que faire se peut.


Conclusion: The Hallelujah Trail est trop long pour une avalanche de pourparlers trop statiques, et l'histoire est inutilement complexifiée par des factions si nombreuses que le film finit par ne plus savoir où donner de la tête, se contentant de rester dans un entre-deux gentillet. La fameuse rencontre de toutes les caravanes, si bien annoncée par une carte détaillant le déplacement de chaque troupe, a malheureusement lieu dans une tempête de sable brouillonne au possible, le tout débouchant sur un second acte interminable où l'on passe plus de temps à négocier en vain qu'à faire rire ou avancer dans l'action. Malgré tout, le film reste tout à fait plaisant à regarder, et nombre de séquences divertissent amplement. Le parti-pris parodique, les images chamarrées de Robert Surtees, la musique entraînante d'Elmer Bernstein et une performance de Lee Remick bien meilleure dans le détail que ce qu'on pourrait penser de prime abord, font en tout cas passer un bon moment, bien que ce ne soit ni le western ni la comédie du siècle.


vendredi 8 mai 2020

Delicate Reid, Delicate Hepburn



Après Edward Albee par Mike Nichols en 1966, voici Edward Albee par Tony Richardson en 1973. Malheureusement, A Delicate Balance n'est pas Virginia Woolf, qui sans être un film que j'affectionne particulièrement avait au moins le mérite de ressembler à une œuvre de cinéma. Hélas, rien de cinématographique ici: Tony Richardson se contente de filmer une pièce de théâtre avec le minimum de mouvement possible, en faisant le choix désagréable de placer sa caméra à 5 centimètres des comédiens, ce qui fait mal au crâne dès les premières minutes et empêche grandement d'entrer dans l'histoire.


Celle-ci est pourtant passionnante sur le papier: c'est un huis clos familial sous tension, comme je les aime, avec en prime un aspect philosophico-fantastique à travers le couple d'amis qui vient s'installer à domicile pour mieux faire éclater une cellule familiale à l'entente déjà fort précaire au départ. On y retrouve deux sœurs qui se haïssent, Claire (Kate Reid) et Agnes (Katharine Hepburn), l'aînée parce qu'elle a toujours étouffé sa cadette en lui imposant sa prétendue supériorité, tout en se faisant le chantre de relations hypocrites pour ne surtout pas faire de vagues; l'autre cherchant en retour à se libérer de l'emprise de sa sœur en prenant le contrepied de sa peur du scandale, et luttant par ailleurs contre le démon de l'alcoolisme. Autour d'elles gravitent le mari d'Agnes (Paul Scofield), qui n'a plus d'affection pour elle mais se contente de s'installer dans une routine sans saveur, afin d'empêcher son épouse de sombrer dans la folie, et leur fille Julia (Lee Remick), qui revient vivre chez ses parents après son quatrième divorce à seulement 36 ans! Ambiance! Et quand on réalise que les mystérieux amis des parents (Betsy Blair et Joseph Cotten) sont quelque peu envahissants, on est en droit de s'attendre à des étincelles.


Le crépitement ne vient malheureusement pas de la mise en scène. Non seulement le film est très pauvre visuellement, mais le réalisateur semble incapable s'insuffler une once de dynamisme à tout ça, dans une première heure entièrement fixe où les personnages osent à peine bouger le petit doigt. L'arrivée du second trio au bout d'une heure permet de ventiler un peu mieux cet intérieur étouffant, mais c'est trop tard, car lutter contre l'ennui dans la première partie demande trop d'efforts pour avoir envie d'être indulgent envers le metteur en scène. Par bonheur, les acteurs se chargent d'être explosifs dans leur incarnation du texte, de quoi sauver quelques meubles dans cette maison envahie.


Et quels acteurs! Ou plutôt quelles actrices, car ce sont bel et bien les femmes qui mènent la danse! Il faut dire que je suis complètement hermétique à Paul Scofield, qui passe pour être l'un des plus grands acteurs anglais de tous les temps, mais qui, dans les deux films où j'ai pu le voir jusqu'à présent, me donne surtout l'impression d'être le type le plus ennuyeux du cosmos. En effet, après sa performance empesée dans Un Homme pour l'éternité, qui lui avait valu un curieux Oscar sept ans plus tôt, le voici dans le rôle le moins flamboyant des six, rôle qu'il joue tout à fait bien par rapport à ce qui est écrit, bien que son manque de vigueur m'ait conduit à me désintéresser du personnage dès le début. À sa décharge, être coincé dans une pièce sombre pendant une heure entre une Katharine Hepburn au sommet de son arrogance, et une Kate Reid alcoolique aux reparties clairvoyantes, n'est pas chose facile. Cela dit, je ne suis pas non plus ébloui par la reine Hepburn, pourtant idéalement distribuée en maîtresse de maison qui aimerait tout contrôler, mais dans un rôle qui, à ce moment-là de sa carrière, ne surprend plus. Tout du moins est-elle moins inspirée que dans Long voyage vers la nuit, Un Lion en hiver ou Soudain, l'été dernier, ses grands succès précédents adaptés de pièces prestigieuses: sa hauteur et son grain de folie y trouvaient des nuances plus colorées entre ses mains expertes. Ici, elle laisse finalement Kate Reid et Lee Remick s'emparer du film pour en donner les deux plus belles interprétations. La première crève notamment l'écran dès son entrée en scène: follement charismatique, elle suggère un passé douloureux avec beaucoup d'émotions, tout en essayant de se convaincre qu'elle n'est pas adepte de la bouteille. La seconde est quant à elle miraculeuse dans ce qui est, peut-être, le plus beau rôle de sa carrière: complètement perdue sans rien perdre de sa forte personnalité, esprit enfantin qui se refuse à mûrir malgré son âge, elle joue à merveille sa grande crise de nerfs alors qu'elle tente de déloger les intrus qui occupent sa chambre à l'aide d'un revolver.


La relation entre Claire et Julia est sans aucun doute la plus belle du film, car c'est la seule qui fasse preuve d'humanité. Claire est en fait une mère pour Julia, bien plus que l'indifférente Agnes et l'à peine plus chaleureux Tobias, mais ça ne veut pas dire que leurs rapports sont dénués d'animosité, la tante ayant l'art de savoir appuyer là où il faut pour pointer l'immaturité de sa nièce. Quoi qu'il en soit, bien que le film soit une purge anti-cinématographique au possible, les deux actrices auraient bien mérité une nomination aux Oscars en cette horrible année 1973. Considérons Kate Reid comme une sorte de premier rôle puisqu'elle est là dès le départ et revient régulièrement voler la vedette à tout le monde par la suite, et Lee Remick comme une sorte de second rôle puisqu'elle n'est vraiment présente que dans la deuxième heure. Quant à Betsy Blair et Joseph Cotten, c'est là un couple mystérieux à souhait, mais qui ne donne pas vraiment de matière à leurs interprètes. On appréciera néanmoins la manière dont l'ex-épouse de Gene Kelly révèle le côté dangereux de son personnage, à mesure qu'elle se met à dominer un environnement qui ne devrait pas, en théorie, être le sien.


Moralité: A Delicate Balance est une œuvre qui ne vaut que pour ses comédiens. Le résultat visuel et rythmique est une défaillance impardonnable pour quelque chose qui entend relever du cinéma, mais le brillant du texte et l'interprétation de haute qualité permettent heureusement de tenir le coup. C'est l'essentiel. Et c'est surtout l'occasion de redécouvrir Kate Reid, Lee Remick et Betsy Blair dans de grands rôles dont on parle trop peu.


dimanche 3 mai 2020

Meilleures moitiés (1944)



Je suis assez motivé pour écrire cette semaine, aussi ai-décidé de vous emmener en voyage en compagnie de différentes actrices dans des nouveautés découvertes récemment. Nous partirons ainsi dans la Shanghai musicale d'antan avec Zhou Xuan, dans la forêt tropicale des Philippines avec Rosa Rosal, mais encore dans les paysages arides de Castille avec Maggie Smith, entre autres détours.


Commençons avec mon idole chinoise, pour un film que je cherchais désespérément depuis des années: Meilleures moitiés (鸞鳳和鳴 / Luánfèng hè míng), réalisé par Fang Peilin (方沛霖) en 1943 et sorti en pleine guerre en 1944. Le scénario est de Xiao Lianping ( 蕭憐萍) et relate la rencontre de deux chanteuses à différentes étapes de leur carrière: l'une, incarnée par Zhou Xuan (周璇) en pleine ascension, et l'autre, jouée par Qong Qiuxia (龔秋霞), qui ne peut plus se produire devant un public parce qu'elle a été gravement défigurée par la variole en pleine gloire. La seconde, ayant entendu chanter la première à l'occasion d'un petit contrat à la radio, décide de la prendre sous son aile afin de lui apprendre la méthode de chant classique du conservatoire pour en faire une grande star, et vivre par-là même ses succès futurs par procuration.


Meilleures moitiés est donc la rencontre de deux des Sept Étoiles de la chanson chinoise, malheureusement toutes disparues depuis le décès de Yao Lee l'été dernier. On notera néanmoins que Zhou Xuan n'est pas la seule actrice à avoir joué avec Gong Qiuxia, puisque Bai Kwong fit de même cinq ans plus tard dans Le Bégonia rouge-sang. Sauf qu'ici, Gong Qiuxia a un vrai premier rôle, à égalité avec sa consœur. L'histoire prend d'ailleurs bien soin de raconter son parcours, à l'époque où elle était une grande star qui alternait chanson et cinéma et qui, comble de bonheur, avait un petit ami fort charmant. On suit ces rares instants de félicité dans un long retour en arrière, avant que l'héroïne ne contracte la terrible maladie qui la laisse tellement défigurée qu'on se demande si elle n'a pas été battue. Il faut dire que le maquillage est très marqué, ce qui rend certaines scènes d'autant plus éprouvantes, à l'image de la stupeur que ressent Zhou Xuan lorsqu'elle rencontre sa collègue pour la première fois, sans parler de la séquence terrifiante à l'hôpital ou Gong découvre sa nouvelle apparence dans un miroir. A noter que c'est le personnage qui fait le choix de quitter son compagnon pour ne pas avoir à lui montrer son visage, et que la possibilité de retrouvailles entre les deux êtres est l'un des moteurs de l'intrigue.


Par bonheur, le film comporte des moments plus légers qui permettent de nuancer cette douloureuse impression. Il m'a néanmoins été impossible de suivre le dialogue dans le détail car, rareté oblige, je fus forcé de voir cette œuvre sans sous-titres, avec un résumé à côté, mais c'est décidément une histoire qui entend passer par toutes les émotions possibles: la terreur et la solitude de la chanteuse tragique, la colère, les doutes mais aussi les folles espérances de sa pupille, avec au passage des touches de légèreté qui complètent joliment le tableau, par exemple, lorsque Zhou Xuan hésite à sonner à la porte de sa future alliée alors qu'elle se demande si elle n'est pas en train de tomber dans un traquenard. La complicité qui se noue entre les deux femmes est sans surprise le point fort de l'ensemble: à mesure qu'elles se lient d'amitié à travers des vocalises ou qu'elles s'éloignent lors de quiproquos, les dames portent le film sans défaillir, soutenues en cela par des seconds rôles très populaires dans le cinéma chinois d'alors, dont un certain Han Langen (韓蘭根). Pour tout dire, l'interprétation est uniformément excellente, mais il faut garder à l'esprit que nous devons toujours, public occidental, faire un effort d'adaptation face au style déclamatoire et aux émotions très théâtralisées, digne héritage de l'opéra chinois, et ce alors que le film a paradoxalement un esprit très occidental dans sa conception.


En effet, si ce n'est que la pellicule nécessite un furieux besoin de restauration, rien ne permet de distinguer Meilleures moitiés d'un film musical hollywoodien avec Deanna Durbin à la même époque, hormis le langage et l'approche différente du jeu. Le grand concert final, qui assure le triomphe de Zhou Xuan et scelle l'amitié indéfectible des héroïnes, nous semble par exemple éminemment familier, et Zhou Xuan a un air absolument ravissant dans son manteau tout à fait typique des années 1940. C'est en tout cas un film joli à regarder, bien que l'on eût aimé une mise en scène un peu plus fluide, certains mouvements de caméra restant quelque peu maladroits. C'est aussi et surtout un film plaisant à écouter, si l'on excepte quelques effets sonores mélodramatiques lors des scènes les plus dures. Toujours est-il que pour bien nous rappeler que l'on se situe dans l'univers de la musique, la bande-son use et abuse d'une version instrumentale de Mon cœur s'ouvre à ta voix du célèbre Samson et Dalila de Saint-Saëns, ce qui ajoute à l'aspect occidental de l'ensemble.


En fait, les numéros musicaux constituent les séquences les plus réussies. Ça tombe bien! Il y a en quatre en tout, si l'on excepte les multiples reprises sifflées ou pianotées de la chanson finale répétée tout du long. La première chanson est "Hónggēnǚ máng" (紅歌女忙), écrite par Li Junqing (李隽青), auteur de toutes les paroles du film, sur une musique de Liang Yueyin (梁樂音). C'est sur cet air, à propos des labeurs quotidiens des jeunes filles en mal d'amour, que s'ouvre l'histoire: Zhou Xuan l'interprète à la radio, ce qui lui permet d'attirer l'attention de Gong Qiuxia. Plus tard, les deux chanteuses font des vocalises au son de "Hu me mi ma", une sorte de manuel de la bonne chanteuse composé par Liu Huisi (劉惠斯), par lequel Gong apprend à Zhou qu'elle doit travailler d'arrache-pied, se tenir droite et respirer correctement si elle veut devenir une vraie professionnelle de la musique. Entre temps, Zhou Xuan a encore l'occasion de s'entraîner à la radio avec "Zhēn shàn měi" (真善美) (Vérité, bonté et beauté), en questionnant la valeur réelle que les gens attachent à ces vertus, sur une musique de Hou Xiang (侯湘). Et puis, le film se conclut en apothéose avec ''Bù biàn de xīn'' (不变的心) (Cœur immuable), composé par Chen Gexin (陈歌辛), une déclaration d'amour avec chœur et orchestre qui permet aux héroïnes de retrouver le bonheur, l'une en étant réunie à l'homme qu'elle a toujours aimé, l'autre en devenant la grande vedette que l'on soupçonnait déjà dès la première chanson.


Par contre, j'ai curieusement fait chou blanc dans ma quête originelle. En effet, si je trépignais d'impatience dans l'espoir de voir ce film un jour, c'est parce qu'on lisait un peu partout que Zhou Xuan y chantait deux de mes chansons favorites de son répertoire, ''Kě'ài de zǎochén'' (可爱的早晨) (Belle matinée) et ''Tǎoyàn de zǎochén'' (討厭的早晨) (Mauvaise matinée), mais celles-ci n'apparaissent pas dans Meilleures moitiés. C'est un peu comme ''Yuè yuán huā hǎo'' (月圆花好) (Fleurs de pleine Lune), un enregistrement de 1940 qu'on voit souvent rattaché au Conte de la chambre de l'ouest (西廂記), bien que ce soit erroné. Cela ne m'empêche nullement de prendre plaisir devant ces films, et Meilleures moitiés m'a tout à fait diverti, dans la limite imposée par un visionnage sans sous-titres. Il est en tout cas très agréable de voir deux chanteuses que j'aime beaucoup se donner la réplique, bien qu'il soit permis de préférer Gong Qiuxia, qui hérite du rôle le plus fort, à Zhou Xuan, elle-même brillantissime la même année dans Le Rêve dans le pavillon rouge (紅樓夢), adaptation prestigieuse d'un roman classique de Cáo Xuěqín, où elle est bouleversante dans le rôle de la fragile Lin Daiyu. La comédienne n'en reste pas moins impressionnante, car aussi à l'aise dans une fiction musicale contemporaine que dans une histoire tragique du XVIIIe siècle.