samedi 23 mai 2020

Les Bénédictions de la terre (1959)



Aujourd'hui, je vous propose de découvrir un pays qui reste une parfaite terra incognita pour moi, à travers un film philippin de Manuel Silos nommé Biyaya ng lupa, que l'on pourrait traduire par Les Bénédictions de la terre. On y suit en effet le destin d'une famille de planteurs de langsats sur deux générations, avec toutes les difficultés qu'une telle vie implique, entre relations familiales et attente angoissante d'une récolte qui s'étend sur vingt ans. Le film sortit le 16 décembre 1959 dans les cinémas de Manille, et j'ai beaucoup aimé. Ça se regarde actuellement dans une très belle version sous-titrée à partir de son titre d'origine en tagalog.


La première chose qui frappe dans cette œuvre, c'est son incomparable ambiance sylvestre. À vrai dire, il y a toujours des arbres en arrière-plan, de telle sorte que leur présence constante est indissociable du destin de cette famille qui doit attendre vingt ans avant de récolter les premiers fruits de son labeur : on en voit même certains grandir, à l'image de celui où le couple principal grave le nom de ses enfants à mesure qu'ils naissent. Par ailleurs, la forêt est aussi chaleureuse qu'effrayante. Chaleureuse, car les maisons sont tellement espacées qu'on a toujours la sensation qu'il y a des amis non loin, même si le spectateur urbain occidental aura d'abord le sentiment que chaque famille du village est isolée. Effrayante, parce que la forêt devient également le repaire d'individus dangereux mis à l'index, qui peuvent surgir de n'importe où pour faire du mal tout en restant dissimulés par la végétation. En filmant cet environnement, qui nous paraît très exotique, sous ses deux aspects, le réalisateur réussit certainement à poser une atmosphère qui donne constamment envie d'avancer dans l'histoire. L'introduction sur la fête des noces, où l'on suit la caravane à travers le feuillage jusqu'à la nouvelle maison des nouveaux mariés, au son d'une musique tout espagnole, est certainement envoûtante et pique immédiatement l'intérêt.


L'histoire est également captivante, puisque chaque membre de la famille a sa propre personnalité, sachant que chaque problème est traité avec finesse par le scénario. La mère, Rosa Rosal, est toujours hardie et volontaire bien que le travail de la terre l'épuise, tout en cherchant à protéger son espace personnel dans la maison, et prenant très mal que son mari se mêle de l'éducation des enfants qu'elle croit être son seul apanage. Cela permet à la comédienne d'offrir une performance complexe digne de tous les éloges, en passant du bonheur au drame avec une expressivité convaincante, Rosa Rosal parvenant à créer un personnage de mère aimante qui peut toutefois devenir trop dure à force de faire preuve de fermeté. Le père, Tony Santos, lutte quant à lui admirablement contre les drames, en révélant intelligemment la dévastation du personnage quand la grêle survient au bout de vingt ans d'efforts, puis en se montrant héroïque lors d'une chasse à l'homme intense afin de venger sa fille. Notons qu'à l'instar de Géant trois ans plus tôt, les jeunes comédiens, Rosa Rosal n'ayant que 28 ans au moment du tournage, vieillissent par le maquillage afin de contraster avec leurs collègues du même âge qui jouent leurs enfants. Mais l'interprétation est de si haute qualité qu'on a réellement l'impression que l'actrice principale est une femme entre deux âges usée par une vie de labeurs. C'est tout à l'honneur de la dame qui est aux antipodes des rôles de femmes fatales auxquels son physique séduisant l'avait habituée jusqu'alors.


Les enfants sont eux aussi passionnants, si bien que l'on suit leurs aventures avec grand intérêt. L'aîné, Leroy Salvador, est un sourd-muet très intelligent et plein de bonne volonté, qui aimerait courtiser la très attachante fille de l'épicier jouée par Carmencita Abad, et qui trouve pour ce faire une aide de bon aloi en la personne de son petit frère, encore enfant, qui n'a pas la langue dans sa poche. Trop protégé par sa mère, l'aîné de la fratrie aura surtout l'occasion de s'accomplir en vengeant sa sœur, se découvrant par-là même une force de caractère qu'il avait sans doute mésestimée. La sœur en question, Marita Zobel, souligne pour sa part le traumatisme qui l'assaille après son viol avec une acuité toute particulière, et l'on appréciera que le scénario cherche à développer son parcours psychologique après cette ignoble épreuve, au lieu de la laisser dans l'ombre des hommes de sa famille prêts à la venger. Le second fils adulte, Carlos Padilla fils, a de son côté l'ambition de s'émanciper d'un environnement trop rural à son goût afin de partir étudier à la ville, ce qui permet à cette histoire très riche d'aborder le thème du conflit entre les racines d'un individu et ses aspirations réelles.


On le voit donc, le scénario multiplie des pistes captivantes à travers une poignée de personnages bien marqués, et Manuel Silos insuffle à tout cela un rythme trépidant au point qu'on ne s'ennuie jamais. Le gros point faible du film sont les passages consacrés au violeur, à la fois parce que les choix de réalisation dans ces moments-là constituent des fautes de goût majeures, mais aussi parce que le portrait brossé par Joseph de Cordova est incohérent. Le comédien est pourtant très bon lors de son entrée en scène en homme timide et maladroit qui tente d'aborder une femme qui lui plaît, mais dès lors qu'il est mis au banc de la société après la mort accidentelle de celle-ci, il devient subitement un méchant robotique bien trop hardi par rapport à ce qu'il avait montré de prime abord, de telle sorte que le personnage n'est plus qu'une caricature dénuée d'émotions sincères. À chaque fois qu'on le voit surgir pour faire du mal aux dames de la famille principale, qu'il sorte d'une végétation luxuriante ou apparaisse sans crier gare dans la maison alors que les hommes sont partis, le réalisateur utilise une musique à suspense du plus mauvais effet qui écorne le prestige du film, et multiplie également des gros plans terrifiants mais exagérés sur cet homme devenu incontrôlable sans raison. C'est aussi dans ces passages-là que le montage s'emballe, preuve que le metteur en scène n'était décidément pas à l'aise avec ce personnage.


À ce défaut près, Les Bénédictions de la terre reste un film passionnant qui n'oublie jamais de divertir, tout en brossant avec une grande justesse le portrait d'une famille pauvre dont chaque personnage est magnifiquement développé. L'ambiance forestière particulièrement envoûtante et l'interprétation de qualité sont encore d'incomparables atouts pour faire de cette œuvre un visionnage hautement recommandé.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire