dimanche 31 mai 2020

L'Âne de Magdana (1956)


Vite, chassons les mauvais souvenirs d'hier et parlons à présent d'un grand film des années 1950, porté par une très grande actrice. Au programme, L'Âne de Magdana (მაგდანას ლურჯა), un film géorgien de Tenguiz Abouladzé et Rézo Tchkhéïdzé sorti entre 1955 et 1956, et adapté d'une nouvelle de l'autrice féministe Ekaterine Gabashvili, publiée en 1890. Cette œuvre fut sélectionnée à Cannes en 1956, où elle remporta le « Prix du film de fiction - court métrage », malgré sa durée originelle d'une heure dix qui en fait, techniquement, plus qu'un court métrage. Cependant, la seule version actuellement disponible, sous-titrée en anglais, ne dure que cinquante minutes : les vingt minutes manquantes expliquent sûrement les problèmes de montage inhérents au dernier acte. Malgré tout, c'est là un fort joli film qui augmente d'autant plus mon amour pour le cinéma caucasien.


À la manière du néo-réalisme italien, qui fit la part belle aux gens du peuple sans ornements superflus, l'histoire est toute simple mais renversante. On y suit le parcours de Magdana, qui élève seule ses trois enfants dans les années 1890, et part chaque jour vendre sa production de yaourt à la ville. La tâche est ardue, car son labeur lui rapporte à peine de quoi vivre dans un taudis, sans compter que porter des dizaines de pots sur ses seules épaules l'épuise physiquement. En outre, les pots ne lui appartiennent pas, de telle sorte qu'elle doit rendre des comptes sur leur bon état au riche propriétaire terrien qui les lui loue. Par bonheur pour elle, et à la grande joie de ses enfants, la famille trouve un jour un âne laissé pour mort au bord de la route par un marchand ignoble. Elle le nourrit et le soigne, si bien qu'une fois remis d'aplomb, Magdana peut l'emmener à la ville pour l'aider à porter ses pots: cela lui permet en outre d'accroître sa production et par-là même d'acheter quelques petits cadeaux à ses enfants. Malheureusement, un jour de marché, l'ancien propriétaire de l'âne reconnaît celui-ci et accuse Magdana de vol. S'ensuit alors un procès pour déterminer à qui appartient réellement l'animal…


Alternant de la sorte entre drame et instants de bonheur, le film est réellement touchant, bien aidé en cela par l'admirable photographie d'Aleksandre Digmelovi et Lev Soukhov, qui n'ont pas leur pareil pour isoler Magdana dans de vastes paysages de montagne ou dans la foule de la ville, quand ce n'est pas dans la spirale hypnotique d'un escalier aux sculptures ciselées. Les gros plans sur l'héroïne, toujours magnifique sous son foulard noir, sont eux aussi particulièrement poignants et donnent beaucoup d'humanité à l'histoire, quand les plans généraux soulignent au contraire l'injustice de sa situation. La séquence diluvienne, alors que Magdana se retrouve coincée entre des murs de briques peu hospitaliers et des gouttières qui semblent déverser tout leur mépris sur elle et ses pots brisés, est de son côté la scène visuelle la plus forte du film, d'autant que la musique puissante, mais sachant se faire discrète à l'occasion, d'Archil Kérésélidzé, soutient admirablement l'action alors que les mauvais coups s'acharnent contre l'héroïne.


Mais surtout, celle qui porte le film sur ses épaules avec autant de vigueur que son sac de victuailles, et inscrit par-là même l'ensemble dans une totale réussite, est la merveilleuse Doudoukhana Tsérodzé. Clairement, elle est l'Anna Magnani soviétique: elle vit totalement son personnage, et n'a besoin d'aucun effet pour mettre en lumière toutes les émotions que ressent Magdana, du drame au bonheur, en passant par l'épuisement et la honte d'avouer à ses enfants qu'elle s'est laissée voler l'âne, lors d'une scène déchirante qui émeut avec une grande force. Vraiment, elle dégage une telle puissance avec un jeu d'une simplicité déconcertante qu'elle est en parfaite harmonie avec les éléments primitifs qui l'entourent, tels les rocs abrupts de son village de montagne, l'eau du déluge qui clame sa colère contre la ville, ou encore le blanc laiteux des yaourts, qui dans un film non coloré reste un symbole intensément cinématographique, surtout lorsqu'il se mêle à la terre battue des rues après une chute. Quoi qu'il en soit, l'actrice donne assurément l'une des interprétations de la décennie, la lumière qu'elle dégage lors des dialogues chaleureux avec ses enfants n'étant pas la moindre de ses qualités.


Conclusion : L'Âne de Magdana est un film court mais magnifique, porté par une actrice exceptionnelle et des choix de réalisation particulièrement parlants. Comme dans toute œuvre soviétique qui se respecte, les propriétaires n'y ont pas le beau rôle, mais l'humanité partagée entre Magdana et les villageois qui la soutiennent, ou avec les citadins dont elle gagne le respect par le courage qu'elle a de toujours se relever malgré le poids de sa condition, contribue à la grande réussite de ce tableau social. Le voyage entre nature et ville rend le parcours du petit âne et de sa famille d'adoption d'autant plus émouvant. Je le recommande fortement.


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