vendredi 8 mai 2020

Delicate Reid, Delicate Hepburn



Après Edward Albee par Mike Nichols en 1966, voici Edward Albee par Tony Richardson en 1973. Malheureusement, A Delicate Balance n'est pas Virginia Woolf, qui sans être un film que j'affectionne particulièrement avait au moins le mérite de ressembler à une œuvre de cinéma. Hélas, rien de cinématographique ici: Tony Richardson se contente de filmer une pièce de théâtre avec le minimum de mouvement possible, en faisant le choix désagréable de placer sa caméra à 5 centimètres des comédiens, ce qui fait mal au crâne dès les premières minutes et empêche grandement d'entrer dans l'histoire.


Celle-ci est pourtant passionnante sur le papier: c'est un huis clos familial sous tension, comme je les aime, avec en prime un aspect philosophico-fantastique à travers le couple d'amis qui vient s'installer à domicile pour mieux faire éclater une cellule familiale à l'entente déjà fort précaire au départ. On y retrouve deux sœurs qui se haïssent, Claire (Kate Reid) et Agnes (Katharine Hepburn), l'aînée parce qu'elle a toujours étouffé sa cadette en lui imposant sa prétendue supériorité, tout en se faisant le chantre de relations hypocrites pour ne surtout pas faire de vagues; l'autre cherchant en retour à se libérer de l'emprise de sa sœur en prenant le contrepied de sa peur du scandale, et luttant par ailleurs contre le démon de l'alcoolisme. Autour d'elles gravitent le mari d'Agnes (Paul Scofield), qui n'a plus d'affection pour elle mais se contente de s'installer dans une routine sans saveur, afin d'empêcher son épouse de sombrer dans la folie, et leur fille Julia (Lee Remick), qui revient vivre chez ses parents après son quatrième divorce à seulement 36 ans! Ambiance! Et quand on réalise que les mystérieux amis des parents (Betsy Blair et Joseph Cotten) sont quelque peu envahissants, on est en droit de s'attendre à des étincelles.


Le crépitement ne vient malheureusement pas de la mise en scène. Non seulement le film est très pauvre visuellement, mais le réalisateur semble incapable s'insuffler une once de dynamisme à tout ça, dans une première heure entièrement fixe où les personnages osent à peine bouger le petit doigt. L'arrivée du second trio au bout d'une heure permet de ventiler un peu mieux cet intérieur étouffant, mais c'est trop tard, car lutter contre l'ennui dans la première partie demande trop d'efforts pour avoir envie d'être indulgent envers le metteur en scène. Par bonheur, les acteurs se chargent d'être explosifs dans leur incarnation du texte, de quoi sauver quelques meubles dans cette maison envahie.


Et quels acteurs! Ou plutôt quelles actrices, car ce sont bel et bien les femmes qui mènent la danse! Il faut dire que je suis complètement hermétique à Paul Scofield, qui passe pour être l'un des plus grands acteurs anglais de tous les temps, mais qui, dans les deux films où j'ai pu le voir jusqu'à présent, me donne surtout l'impression d'être le type le plus ennuyeux du cosmos. En effet, après sa performance empesée dans Un Homme pour l'éternité, qui lui avait valu un curieux Oscar sept ans plus tôt, le voici dans le rôle le moins flamboyant des six, rôle qu'il joue tout à fait bien par rapport à ce qui est écrit, bien que son manque de vigueur m'ait conduit à me désintéresser du personnage dès le début. À sa décharge, être coincé dans une pièce sombre pendant une heure entre une Katharine Hepburn au sommet de son arrogance, et une Kate Reid alcoolique aux reparties clairvoyantes, n'est pas chose facile. Cela dit, je ne suis pas non plus ébloui par la reine Hepburn, pourtant idéalement distribuée en maîtresse de maison qui aimerait tout contrôler, mais dans un rôle qui, à ce moment-là de sa carrière, ne surprend plus. Tout du moins est-elle moins inspirée que dans Long voyage vers la nuit, Un Lion en hiver ou Soudain, l'été dernier, ses grands succès précédents adaptés de pièces prestigieuses: sa hauteur et son grain de folie y trouvaient des nuances plus colorées entre ses mains expertes. Ici, elle laisse finalement Kate Reid et Lee Remick s'emparer du film pour en donner les deux plus belles interprétations. La première crève notamment l'écran dès son entrée en scène: follement charismatique, elle suggère un passé douloureux avec beaucoup d'émotions, tout en essayant de se convaincre qu'elle n'est pas adepte de la bouteille. La seconde est quant à elle miraculeuse dans ce qui est, peut-être, le plus beau rôle de sa carrière: complètement perdue sans rien perdre de sa forte personnalité, esprit enfantin qui se refuse à mûrir malgré son âge, elle joue à merveille sa grande crise de nerfs alors qu'elle tente de déloger les intrus qui occupent sa chambre à l'aide d'un revolver.


La relation entre Claire et Julia est sans aucun doute la plus belle du film, car c'est la seule qui fasse preuve d'humanité. Claire est en fait une mère pour Julia, bien plus que l'indifférente Agnes et l'à peine plus chaleureux Tobias, mais ça ne veut pas dire que leurs rapports sont dénués d'animosité, la tante ayant l'art de savoir appuyer là où il faut pour pointer l'immaturité de sa nièce. Quoi qu'il en soit, bien que le film soit une purge anti-cinématographique au possible, les deux actrices auraient bien mérité une nomination aux Oscars en cette horrible année 1973. Considérons Kate Reid comme une sorte de premier rôle puisqu'elle est là dès le départ et revient régulièrement voler la vedette à tout le monde par la suite, et Lee Remick comme une sorte de second rôle puisqu'elle n'est vraiment présente que dans la deuxième heure. Quant à Betsy Blair et Joseph Cotten, c'est là un couple mystérieux à souhait, mais qui ne donne pas vraiment de matière à leurs interprètes. On appréciera néanmoins la manière dont l'ex-épouse de Gene Kelly révèle le côté dangereux de son personnage, à mesure qu'elle se met à dominer un environnement qui ne devrait pas, en théorie, être le sien.


Moralité: A Delicate Balance est une œuvre qui ne vaut que pour ses comédiens. Le résultat visuel et rythmique est une défaillance impardonnable pour quelque chose qui entend relever du cinéma, mais le brillant du texte et l'interprétation de haute qualité permettent heureusement de tenir le coup. C'est l'essentiel. Et c'est surtout l'occasion de redécouvrir Kate Reid, Lee Remick et Betsy Blair dans de grands rôles dont on parle trop peu.


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