samedi 31 décembre 2022

Nord et Sud


William Wyld : Manchester vue de Kersal Moor (1852)

J'ai été très occupé cette année à lire Nord et Sud, le quatrième roman d'Elizabeth Gaskell, publié en 1855 après une parution hebdomadaire dans la presse à l'automne 1854. C'est le second roman industriel de cette autrice après Mary Barton (1848) : le nord désigne la zone très urbanisée de Manchester, renommée Milton dans le livre, où prolifèrent nombre d'usines de filature de coton, par opposition au sud illustré par la paisible campagne du Hampshire, d'où est originaire l'héroïne, Margaret Hale. L'histoire est justement celle d'un déracinement, puisque la jeune femme a toutes les peines du monde à trouver sa place dans la ville, alors qu'elle reste traumatisée par le déménagement imposé par son père, qui ayant perdu la foi en la doctrine anglicane a décidé de quitter sa cure pour venir enseigner en milieu urbain. Par ailleurs, la relation orageuse que Margaret entretient avec le patron d'une filature de coton, John Thornton, a fait naître nombre de comparaisons entre ce roman d'Elizabeth Gaskell et Orgueil et Préjugés, du fait d'une scène centrale assez similaire. Nord et Sud apparaîtrait ainsi comme le chaînon manquant entre le chef-d'œuvre de Jane Austen et les romans sociaux qu'Émile Zola allait écrire vingt ans plus tard. Qu'en est-il exactement ?


Disons qu'Elizabeth Gaskell n'a pas le mordant de son aînée du Hampshire, composant au contraire des personnages très sérieux, versant parfois dans une sensiblerie qui était sûrement d'actualité au XIXe siècle mais qui nous paraît atrocement datée, à l'image des larmes constantes que verse l'héroïne dès que l'un de ses parents connaît un petit tracas sans importance. Margaret n'a pourtant pas été élevée par eux, ne les voyant qu'une fois par an lors des vacances, mais elle n'en finit plus de pleurnicher à grand renfort de "ma chère maman" "mon pauvre papa" à la moindre contrariété, ce qui agace quelque peu à la longue. Elle est aussi très à cheval sur les principes et ne se permet jamais la moindre remarque envers quiconque, tandis que le mensonge est à ses yeux un péché capital qui mérite une damnation éternelle. Hélas forcée de mentir elle-même pour sauver un proche, elle s'autoflagelle dans tout le second acte, alors qu'un lecteur contemporain se dirait qu'une simple conversation aurait permis de régler cette affaire en une journée. Miss Hale n'en reste pas moins une personne attachante et dynamique, qui n'a pas peur de considérer des personnes défavorisées sans la hauteur habituelle des dames patronnesses, et qui ne craint pas de s'exposer au danger physique pour porter secours à tout être menacé, quelles que soient leurs divergences. En ce sens, suivre son acclimatation à ce milieu urbain étouffant reste absolument passionnant, malgré la petite adaptation nécessaire pour comprendre les scrupules moraux d'une jeune femme née un siècle et demi avant nous.


On regrettera simplement que l'autrice, qui s'est beaucoup projetée dans ce personnage, cède à quelques facilités psychologiques au gré de l'écriture, quitte à se contredire par moments. Par exemple, Margaret n'est pas considérée comme belle au début du roman, mais elle est plus tard décrite comme une beauté triomphante sans que cela n'étonne qui que ce soit. Ses motivations et sa fierté sont aussi difficiles à cerner, car l'héroïne alterne entre la démonstration d'une force de caractère insoupçonné et des accès d'abattement presque exagérés, si bien qu'il fut ardu de mettre un visage sur ce personnage durant de longues pages. Rien de cela n'empêche la lecture d'être fort agréable, Mrs. Gaskell ayant un vrai don pour nous accrocher à son récit et nous donner constamment envie de lire le chapitre suivant, systématiquement introduit par une citation puisée dans les monuments de la littérature anglaise. L'unique défaut de Nord et Sud, et je suis navré de dévoiler la quasi totalité du roman mais impossible de passer ce point sous silence, c'est que Margaret a besoin de non pas une, ni deux, ni trois, mais bien de quatre morts au sein de son entourage pour apprendre à avancer par elle-même ! Et l'on monte carrément à sept si l'on compte les décès périphériques qui la font aussi évoluer à leur manière ! Même l'autrice avait fini par reconnaître qu'elle avait un peu forcé le trait.


Elle a toutefois le talent bien réel de créer des personnages captivants, et d'autant plus réalistes qu'elle n'a pas peur d'user d'argot pour faire parler les ouvriers. Tout devient alors très réaliste, et chaque individu est doté de sa personnalité propre : les interactions de ces diverses personnes font ainsi naître des dialogues palpitants. Si Mr. et Mrs. Hale sont pour leur part très effacés quoique fort aimables, au point qu'on finit par leur préférer Mr. Bell, leur ami de longue date, les personnages les plus forts sont issus du monde du travail : Nicholas Higgins, symbole de l'ouvrier pauvre prêt à se battre comme syndicaliste pour de plus justes salaires, et à l'opposé du spectre, le duo mère et fils des Thornton, propriétaires de l'une des manufactures de coton les plus renommées de la ville. Et si Mrs. Thornton est d'emblée hostile à Margaret, qu'elle prend pour une petite fille passablement gâtée qui n'a jamais eu besoin de se salir les mains pour vivre dans un confort relatif, les sentiments de John à son égard son plus complexes, étant donné qu'elle lui plaît malgré leurs opinions très différentes sur la condition ouvrière, mais aussi parce qu'il se sent tout de même inférieur à elle bien que plus fortuné, puisqu'il lui a fallu commencer tout au bas de l'échelle sociale pour en arriver là où il est, alors qu'elle-même s'est contentée de naître et d'être élevée dans l'opulence londonienne, quoiqu'il soit bien précisé que la fortune des Hale est considérablement moins élevée que celle des cousins Shaw. C'est là le génie d'Elizabeth Gaskell : au lieu de parler de la sempiternelle héroïne souhaitant se marier au-dessus de sa condition, elle renverse les rapports de domination sociale entre l'homme et la femme, tout en nuançant la bonne naissance de celle-ci par une fortune nettement plus modeste que celle de celui qui l'aime secrètement. Tous deux se retrouvent en quelque sorte sur un pied d'égalité pendant de longues pages, ce qui renforce la tension dans leurs échanges, notamment lorsqu'ils en viennent à parler de grève. Et comme tout deux sont orgueilleux et pensent que chacun méprise l'autre du fait de préjugés tenaces, la comparaison avec le roman de Jane Austen est effectivement de mise.


Là où Mrs. Gaskell surpasse son aînée, c'est dans sa capacité à sortir de son propre milieu social pour explorer des mondes inconnus. Mais les deux romancières étaient issues de strates différentes, et n'étaient pas de la même génération. En effet, Jane Austen venait de la petite gentry : il lui était donc facile d'écrire sur les difficultés des jeunes femmes de ce monde-là à trouver preneur dans la haute aristocratie, sans jamais s'intéresser pour autant au sort des personnes moins fortunées. Dans Emma, tout rentre dans l'ordre à partir du moment où Harriet Smith apprend à rester à sa place, à savoir hors de la noblesse, tandis que l'héroïne se fait fortement tancer par son voisin après l'insulte faite à Mrs. Bates, non pas parce que Mr. Knightley trouve cette dernière intéressante, mais parce que celle-ci est tout de même d'un petit rang noble et qu'elle ne saurait être méprisée. Et d'une manière générale, le peuple n'existe tout bonnement pas dans l'univers austenien, hormis sous les traits de gouvernantes ravies de travailler pour les gentils nobles qu'elles vénèrent. Il était également facile à Jane Austen de faire de Mr. Wickham le méchant coureur de dots d'Orgueil et Préjugés, alors que d'un point de vue social, il s'agit d'un homme qui allait se retrouver coincé dans un destin imposé par ses supérieurs hiérarchiques, et qui reste condamné pour avoir osé s'en émanciper. Le personnage étant abject, on ne peut pas cautionner ses actes, mais c'est quand même bien pratique pour l'autrice de retourner les préjugés initiaux à l'avantage de la haute aristocratie. À se demander si, quand elle pointe la méchanceté des sœurs Bingley, elle s'en serait autant offusquée si ce mépris était destiné à des femmes du peuple. Ces remarques n'empêchent nullement ces deux romans d'être brillants, que cela soit dit.


À l'inverse, Elizabeth Gaskell n'était pas issue de la gentry, mais de la classe moyenne supérieure, ce qui en matière de revenus et de capital culturel revient au même, mais pas à une époque où les titres comptaient plus que tout au monde. Il lui était peut-être plus facile de s'intéresser à moins bien loti qu'elle, chose admirablement bien faite dans Nord et Sud, qui en écho au choc des paysages entre ville et campagne narre surtout la rencontre entre deux mondes, celui de ceux qui détiennent la fortune, qu'elle fût acquise par héritage ou par un travail acharné, et celui des ouvriers soumis à des cadences infernales et n'ayant d'autre choix que loger dans des taudis. La romancière est certainement sensible au sort de ces derniers, notamment à travers la sympathique Bessy Higgins, qui à seulement vingt ans a beaucoup de mal à respirer pour avoir inhalé toute sa vie les floches de coton. Mrs. Gaskell n'est pas pour autant une figure d'extrême-gauche : elle n'est pas contre l'idée de dominants et de dominés économiques, puisqu'elle croit absolument que par un dur labeur, on peut changer de catégorie (John Thornton), se permettant même de mettre en scène un personnage d'ouvrier lâche et suicidaire (John Boucher), chose condamnable dans son esprit. Le but de son roman est de vanter les mérites du dialogue social entre ces deux blocs, d'où une conclusion assez irréaliste sur l'amitié naissante entre deux ennemis autrefois irréconciliables. Il n'empêche qu'à l'aune du mouvement ouvrier, Nord et Sud est un roman très intéressant, voire audacieux.


L'ensemble du livre est passionnant, de toute manière. S'y mêlent avec habileté des thèmes aussi variés que l'acclimatation à un rude environnement, les doutes concernant certains points d'une doctrine religieuse, la relation filiale dans chaque famille concernée, des grandes demeures londoniennes aux taudis ; les sentiments empreints d'orgueil et de préjugés, la justice sociale dans la marine, la palpitation d'une course contre la montre pour un personnage secret, les conséquences d'un mensonge "pour la bonne cause", le courage à différentes échelles (physique pour Margaret, mental pour Nicholas), et bien entendu la confrontation entre diverses strates sociales quant aux conditions de travail. Nord et Sud est donc cent fois plus riche qu'un simple roman sentimental, ce qui compense aisément la tonalité très sérieuse que l'autrice donne à son histoire et à son héroïne. J'ai donc beaucoup aimé cette lecture malgré l'énorme défaut consistant à faire disparaître trop de personnages, alors que Margaret avait largement en elle les ressources pour avancer dans la vie sans cet artifice. Les conversations parfois très techniques sur des détails souvent difficiles d'accès quant à la religion anglicane sont balancées par des instants d'action vraiment haletants, à l'image de l'émeute dans la cour de la filature, ou de la grande séquence de la gare. À lire, donc : Nord et Sud concentre en lui tout ce qu'il faut savoir sur les sociétés occidentales du milieu du XIXe siècle. L'expérience est vraiment captivante.




Par ailleurs, comme un bonheur n'arrive jamais seul, j'ai trouvé l'adaptation télévisée faite par la BBC en 2004 dans l'une des librairies de Bergerac ! Le scénario fut confié à Sandy Welch, et les quatre épisodes furent réalisés par Brian Percival. De prime abord, j'ai été surpris par l'emballement du rythme dès les premières minutes, puisque l'action commence directement à l'arrivée à Milton, en ne revenant que furtivement sur les causes du départ. J'ai tout de même fini par me laisser prendre au jeu, d'autant que la reconstitution d'une ville industrielle avec les décors austères et grandioses d'Édimbourg ne manque pas de faire sensation. Les défauts du roman sont toutefois décuplés ici, puisque le visionnage va forcément plus vite qu'une lecture, tant et si bien qu'on ressent plus vivement l'hécatombe qu'au fil des pages. La série a également la très mauvaise idée de se tirer une balle dans le pied dès l'ouverture, en montrant John rouer de coups l'un de ses employés. Cette scène malheureuse est une infidélité notoire au roman, où John Thornton reste un personnage attachant, qui est d'ailleurs systématiquement dans le contrôle de soi pour ne jamais dévoiler ses émotions. En outre, comment peut-on imaginer un seul instant que Margaret, témoin de tant de violence, puisse ne serait-ce qu'avoir l'idée de tomber amoureuse d'un tel homme ? Le pire est que le scénario fait intervenir Nicholas Higgins, qui justifie cet acte en rappelant que son collègue a été puni parce qu'il fumait dans la filature, à laquelle il aurait pu mettre le feu. Mais ce n'est pas une raison valable : un patron digne de ce nom aurait fait sortir l'imprudent avec des éclats de voix, mais pas en le tabassant de plusieurs coups de pieds dans la tête. Je ne sais pas pourquoi cette scène a été inventée, mais ça rompt totalement avec le livre.


La série se regarde pourtant avec plaisir, bien que la mise en scène ne sorte pas assez de l'ordinaire pour donner envie de crier au chef-d'œuvre, malgré l'exquise réputation dont jouit cette adaptation auprès du public britannique. Les grandes séquences de l'émeute, puis du rendez-vous mystérieux à la gare, ne sont notamment pas assez palpitantes pour faire mouche, mais ça ne nuit pas à la qualité tout à fait correcte de l'ensemble. On appréciera surtout l'interprétation de chaque comédien, mention spéciale à la fabuleuse Sinéad Cusack, qui campe une Mrs. Thornton à la fois terrifiante et merveilleusement nuancée, et dont la silhouette noire règne sur les quatre épisode avec une incroyable majesté. Personne ne parvient à l'égaler, mais le très séduisant Richard Armitage est parfait en patron d'apparence hautaine mais au fond torturé par une vraie sensibilité, tandis que l'autre révélation de la série est Anna Maxwell Martin dans le rôle de Bessy. Elle est très surprenante, car elle évite le côté larmoyant du personnage dans le livre, lui donnant au contraire une force de caractère impressionnante, sans jamais renier la modestie de l'ouvrière. Chapeau ! À leurs côtés, nous retrouvons d'autres noms fort prestigieux de la scène britannique, dont Brendan Coyle de Downton Abbey, magnifique de charisme terrien dans le rôle de Nicholas Higgins ; Tim Piggott-Smith, une fois n'est pas coutume très doux dans le rôle du pasteur démissionnaire, et la formidable Lesley Manville, hélas coincée dans le rôle peu gratifiant de la mère fragile. Forte de sa présence imposante, Pauline Quirke est également très bien dans le rôle de la bonne des Hale, tandis que Daniela Denby-Ashe campe une Margaret digne d'intérêt, sans toutefois parvenir à résoudre toutes les difficultés inhérentes à l'écriture du personnage par Mrs. Gaskell. Le tout n'en reste pas moins une bonne mini-série, qui n'égale cependant pas le roman d'origine.

vendredi 30 décembre 2022

Corsage


Hier, je fus convié à goûter chez une amie écrivaine, et après quelques discussions à bâtons rompus, emplettes qui me permirent de trouver les six premiers tomes de la saga Anne de Lucy Maud Montgomery, et une partie réinventée de jeux contés, nous allâmes voir Corsage, un film principalement autrichien de Marie Kreutzer sorti cet été dans les pays germaniques. L'impératrice Élisabeth est décidément à la mode en ce moment, entre les milliers de séries qui fleurissent à son sujet, et ce film nettement plus intéressant qui se focalise sur la quarantième année de la dame, alors que celle-ci se sent à l'étroit dans son rôle de représentation, au sein de palais étouffants. En dehors de la conclusion, tous les faits décrits sont réalistes, mais comme le laissait entendre l'une des affiches du film, il fallait forcément s'attendre à quelques pieds de nez à l'histoire impériale. En ce sens, cette œuvre est captivante.


Il ne faut toutefois pas la comparer à Marie-Antoinette de Sofia Coppola, car la réalisatrice autrichienne n'a pas aimé le film de sa collègue, et dit n'avoir surtout pas voulu l'imiter. On le comprend car malgré certaines similitudes new wave, Corsage est nettement moins rock 'n' roll. Ce ne sont pas non plus les mêmes problématiques qui entrent en jeu, puisque l'on parle de générations différentes : se déroulant dans le courant de l'année 1878, alors que l'archiduchesse Sophie était décédée depuis six ans, Corsage n'évoque pas la difficile adaptation d'une jeune fille dans un milieu inhospitalier, mais le passage à la quarantaine d'une femme mûre scrutée sous tous les angles. Et comme en témoignent les apparitions furtives de Louis II de Bavière, on retrouve surtout les angoisses et frustrations de la Sissi du Ludwig de Visconti, auquel la durée conséquente ainsi qu'une certaine austérité dans la mise en scène font forcément écho. Nous dirons ainsi que Corsage est la version expérimentale, et un peu électro, parmi les nombreux portraits de l'impératrice au cinéma.


Sous le couvert d'un certain académisme, Marie Kreutzer a un indéniable talent quant à la mise en image de cette peinture, que ce soit à travers les costumes, les décors ou surtout la métamorphose des corps. Nous savons qu'Élisabeth était obsédée par son physique, très fière de sa longue chevelure et de sa taille de guêpe, qu'elle surveillait de près : la scénariste fait de cette psychose la trame narrative de son film, au miroir d'une femme qui cherche à garder le contrôle de son corps, alors que l'État tout entier cherche à se l'approprier. N'ayant pas voix au chapitre auprès d'un mari qui ne lui laisse aucun pouvoir décisionnel depuis son rôle dans la création de la double monarchie, l'impératrice a beau frapper des poings sur la table, elle n'en demeure pas moins atteinte dans son identité profonde. Ses escapades dans divers pays d'Europe, ses fuites en avant sous un voile noir lui donnant un aspect sépulcral en public, sa manière de trouver refuge dans un corset qu'il faut serrer au maximum, voilà autant de façons qu'elle a de se rassurer sur le sens de sa vie, alors qu'elle part au contraire à la dérive. Fumant en compagnie des soldats estropiés sur les lits de camp d'hôpital, errant au milieu des folles de l'asile, dont certaines ne sont enfermées que parce qu'on les soupçonne d'adultère, Élisabeth est en fait la patiente la plus célèbre de l'empire : eût-elle un rang inférieur dans la hiérarchie sociale, le patriarcat aurait déjà tout mis en œuvre pour l'enfermer à son tour dans une salle capitonnée.


L'échappatoire est ainsi l'insolence, une insolence mâtinée d'égoïsme puisque l'impératrice ne pense qu'à elle lorsqu'elle entraîne sa fille Marie-Valérie dans des promenades nocturnes par grand froid. Elle ne fait pas non plus grand cas de ses dames d'honneur, Ida Ferenczy et Marie Festetics, qu'elle prive de toute vie sentimentale pour les conserver jalousement à ses côtés, surtout la seconde sur laquelle elle déplace ses névroses, nouvelle fuite en avant dans cette tentative de se réapproprier son corps et son destin, en imposant à sa compagne de prendre sa place dans des corsets devenus de véritables instruments de torture, tandis qu'elle-même se laisse aller sur le sol au gré des piqûres d'héroïne. Les costumes sont bel et bien la pièce maîtresse du film, afin d'accompagner cet échange de souffrances d'une enveloppe à l'autre. Même l'absence de vêtements sert parfaitement la narration, à la manière dont l'impératrice se montre nue pour réveiller les sens de l'époux le moins romantique du monde, dont elle ne veut cependant plus d'enfants et auquel elle impose un onanisme mutuel. Ce qui conduit fatalement à une nouvelle transposition, cette fois-ci purement charnelle, à travers ce personnage de maîtresse qu'elle crée de toute pièce pour se délester de son devoir conjugal.


À vrai dire, la liberté corporelle n'existe qu'hors de la cour : dans le château de son cousin bavarois avec qui elle aurait bien aimé coucher s'il avait eu d'autres penchants, dans les prairies britanniques aux côtés d'un écuyer qui ne se laisse pas émouvoir par ses grands airs, devant la caméra anachronique de Louis Le Prince, à qui elle crie toutes ses peines en sautillant au milieu des herbes folles, ou encore dans cette salle d'escrime contemporaine où elle peut évacuer ses frustrations dans des combats à fleurets mouchetés, et dans une danse macabre qui lui permet de transcender les genres pour devenir l'homme libre qu'elle rêvait d'être. Accompagnant ce regard tout à fait moderne sur une époque révolue, la mise en scène fait la part belle aux décors contemporains, des portes métalliques des coulisses du pouvoir à la serpillère en plastique incapable de donner du lustre à ces palais qui se délabrent, comme annonçant la fin d'un empire qui mourra effectivement avec François-Joseph. Et comme tout jeu de pouvoir ne pourrait se passer d'artifice, la réalisatrice s'amuse surtout à alterner le décorum officiel de la cour, où des écoliers triés sur le volet chantent à n'en plus finir le plus bel hymne du monde, avec les pastiches que l'on enlève dans les cabinets privés, à commencer par les favoris impériaux qui laissent à nu un homme moins charismatique qu'il le voudrait. Sans parler de la symbolique des cheveux. Les points de vue depuis la coulisse, toujours dans la pénombre alors que la scène du pouvoir est illuminée en arrière-plan, est une autre manière intéressante de mettre en scène ces personnages déprimés, à défaut d'être l'idée la plus innovante qui soit.


Sosie parfait de ma coloc (!), la comédienne luxembourgeoise Vicky Krieps prête ses traits à l'impératrice, à laquelle elle ne ressemble pas vraiment, mais dont elle donne une interprétation fascinante à tous points de vue. Révélée grâce à Paul Thomas Anderson dans l'excellent Phantom Thread il y a cinq ans, l'actrice avait déchaîné les passions à l'époque, certains la proclamant absolument digne d'une nomination pour un prix de prestige, les autres lui trouvant un singulier manque de charisme, chose assez logique étant donné son rôle de pantin entre les mains d'un grand couturier mégalomane. Bien qu'Élisabeth soit politiquement inexistante dans le film, le personnage a nettement plus de force pour permettre à la comédienne d'incarner avec de multiples nuances son long glissement vers une forme de folie salvatrice, et ce d'autant plus qu'elle est de tous les plans. Révélant les névroses d'une dame qui ne se départit jamais de sa hauteur, et qui reste profondément humaine malgré tout, elle donne à ce jour ma performance favorite de l'année. Dommage que cette comédienne ait trop le goût des controverses pour me plaire en tant que personne.


Corsage est ainsi un film captivant, proposant des lectures à plusieurs degrés sur le féminisme, la monarchie, la confiance en soi, l'acceptation du regard d'autrui et la réappropriation du corps à travers une mise en scène inspirée qui balance constamment entre académisme formel et anachronismes délicieusement irrévérencieux. Le résultat est assez austère, tant et si bien que j'entends parfaitement pourquoi le film laisse nombre de spectateurs sur le carreau, mais c'est totalement ma came ! Marie Kreutzer a aussi l'intelligence de faire un bon usage de jolies chansons contemporaines, dont She Was de Camille, illustrant le désir d'émancipation des femmes prises au piège des normes, et Italy de Soap&Skin, dont le clip éclaire soudainement les choix de mise en scène. À titre personnel, je suis tout à fait partant pour revoir ce film : j'attends donc le disque avec impatience. D'autant que certaines séquences méritent d'être revues en détail. Je le recommande donc, tant que c'est encore à l'affiche.

mercredi 28 décembre 2022

Cendres de Lune



 Je crois bien être le seul garçon homosexuel français à ne pas être fan de Mylène Farmer, mais je trouvais ce titre parfaitement adéquat pour refléter mon opinion sur ma capitale régionale : Bordeaux. Le port de la Lune, du nom du méandre en forme de croissant décrit par la Garonne, a longtemps été une ville fantasmée en laquelle je plaçais beaucoup d'espoir, et qui m'a finalement beaucoup déçu : je ne me reconnais pas dans cette métropole, où j'ai passé les années les plus noires d'une vilaine dépression, entre 2009 et 2013. Très isolé dans un appartement étroit sur le campus, égaré dans un cursus sans avenir, j'ai finalement erré pendant quatre ans dans les rues bordelaises avec la sensation d'avoir le cœur glacé. Ainsi, force est de reconnaître que, malgré le soutien spirituel de Myrna Loy et Barbra Streisand, ce ne furent pas là mes plus belles années… Au contraire, j'ai plutôt eu l'impression d'évoluer dans un clip cauchemardesque et désenchanté de Laurent Boutonnat… Par bonheur, cette époque difficile est loin derrière moi et, même s'il me manque encore la relation amoureuse stable de mes rêves, je suis bien plus serein aujourd'hui qu'il y a dix ans ! Revenir à Bordeaux ce mardi dans l'espoir de dénicher quelques raretés à Mollat m'a permis d'évaluer avec soulagement le chemin parcouru.



Cette visite m'a surtout confirmé que non, décidément, je ne trouve pas cette ville belle. Certes, une fin décembre n'est pas la période la plus attrayante pour redécouvrir les séductions d'un lieu, mais même lorsque j'en arpentais les rues jadis sous un soleil éclatant, je trouvais l'ensemble bien trop minéral, avec finalement trop peu d'arbres pour égayer quelque peu ces alignements classiques assez austères. Techniquement, la place de la Bourse, construite par la famille Gabriel sous le règne de Louis XV, est pourtant magnifique, surtout grâce aux reflets d'or du plus grand miroir d'eau du monde installé en 2006, mais la magnificence n'implique pas forcément qu'un endroit soit charmant. Idem pour les places du centre-ville, du Palais au Parlement, en passant par Jean Fernand-Lafargue et Camille Jullian (nous ne mentionnerons pas l'esplanade des Quinconces car « la nature a horreur du vide »), qui sont tout à fait agréables aux beaux jours, mais qui ne m'ont jamais donné envie de m'arrêter un long moment à la terrasse d'un café.



Je crois qu'il s'agit surtout d'une question de climat : coincée au fond du plus vaste estuaire d'Europe, mais sans bénéficier de la lumière propre au littoral, qui éclaire par exemple plus vigoureusement la côte saintongeaise dont je parlais l'autre jour, Bordeaux m'a toujours parue un peu brumeuse, ou tout du moins un peu voilée, et ce même sous l'éclat de l'astre du jour, chose assez paradoxale quand on y pense. En conséquence, mes photographies de l'époque sont toutes assez ternes, parfaite illustration de mon ressenti d'alors. Ayons toutefois l'honnêteté d'admettre que mon vieil appareil-photo de ce temps-là n'avait pas de quoi rendre justice au pont de pierre ou à la vertigineuse flèche de la basilique Saint-Michel, point culminant de la ville.



Une montée au sommet de l'autre campanile gothique bordelais, la fameuse tour Pey-Berland de la cathédrale Saint-André, m'avait donné l'espoir que prendre de la hauteur aurait changé mon opinion sur le charme des lieux, mais le point de vue avait surtout confirmé l'aspect très délavé de cette cité trop ocre pour me plaire. Archevêque de Bordeaux dans la première moitié du XVe siècle, Pey Berland joua un rôle majeur dans l'histoire de la ville, participant notamment à la restauration des édifices du culte, ainsi qu'à la création de l'université. Ce qui me permit de décrocher mon master d'histoire cinq siècles plus tard, après une licence obtenue à Poitiers. J'avais quitté l'ancienne capitale du duché d'Aquitaine pour des raisons sentimentales, au grand effroi de mes professeurs qui ne concevaient pas que l'on pût fuir l'un des enseignements les plus prestigieux de cette discipline, et j'aurais dû les écouter, car Bordeaux ne fut pas un choix très heureux. J'ai tout de même bien aimé rédiger mon mémoire sur la diplomatie européenne au siècle des Lumières : pour le coup, étudier l'histoire moderne dans une ville classique faisait sens, et j'ai finalement adoré mes escapades à Paris et La Courneuve dans le cadre de mes recherches, afin de respirer un autre air que la brume bordelaise qui me déprimait.



Ce qui me chagrine quelque peu dans le système universitaire français, c'est de devoir se spécialiser dans une discipline, alors qu'étant curieux de tout, je voulais continuer d'étudier toutes les matières qui m'intéressaient. J'étais précisément resté trois ans en prépa pour avoir encore droit à un peu d'allemand, de littérature et de géographie, aussi le master et ses heures de cours dérisoires fut-il un crève-cœur, sans compter qu'il fallait en plus abandonner les périodes antiques et médiévales, alors que mes lectures de loisir me montraient clairement que mon inclination se portait davantage sur les XVe et XVIe siècles que sur les deux suivants. Sur les conseils de mon directeur de mémoire qui avait plus confiance en moi que moi-même, je m'étais inscrit en préparation de l'agrégation, mais finalement sans but clair : je voulais retrouver l'ambiance prépa et revenir aux « structures et dynamiques religieuses » des sociétés médiévales, mais je ne voulais surtout pas devenir enseignant ! Et j'ai eu la très mauvaise idée de tomber amoureux d'un garçon de ma promo qui me haïssait autant qu'il me méprisait ! Et j'ai très mal vécu la concurrence avec les autres étudiants ! Et comme j'avais fini major de ma promo en master, je me suis mis une pression folle dans l'obligation de réussir le concours du premier coup, alors que j'étais en porte-à-faux avec la finalité même de tout ça ! Et comme des cantatrices professionnelles avaient applaudi ma particularité vocale, je voulais clairement me consacrer exclusivement au chant lyrique, bien qu'une carrière artistique ne fût pas considérée comme prestigieuse autour de moi. Bref : toutes les conditions étaient réunies pour que je m'effondrasse, ce qui n'a pas manqué d'arriver. Les années 2012 et 2013 furent catastrophiques de ce point de vue.



Dans ce contexte de jalousies et de frustrations exacerbées, je me suis donc mis à haïr Bordeaux de toutes mes forces ! Tétanisé par mes centaines d'ouvrages à apprendre par cœur et incapable de faire des efforts pour paraître aimable aux autres, au sein d'une société hyper individualiste qui plus est (les Girondins méprisent réellement les autres départements), j'ai finalement passé toutes mes journées à errer sans but dans les rues sans arbres de la ville. Je me déplaçais exclusivement à pieds, ce qui m'obligeait à traverser des boulevards hideux pour aboutir aux rues froides du centre. La montée à la tour Pey-Berland reste pourtant un bon souvenir, car j'étais encore assez jeune pour la visiter gratuitement, et parce que le personnel était étonnamment agréable, à la différence des autres guichets des environs dont, au hasard, le cinéma Utopia et sa vendeuse particulièrement odieuse. Mais voilà la triste vérité : Bordeaux n'est pas une ville charmante. Même du haut de la tour, la cité est trop grandiose pour séduire, et pas assez verdoyante que l'on s'y sente bien. Les beautés gothiques de la cathédrale sont ainsi gâchées par la proximité hideuse du quartier de Mériadeck, tandis que la Grosse cloche et la flèche Saint-Michel s'élèvent au-dessus de toits désespérément jaune pâle.



Au nord, le Monument aux Girondins, les bulbes des Galeries Lafayette et le toit du Grand-Théâtre sont également perdus au milieu de façades dégoûtantes, qui n'ont même pas été rafraîchies en dix ans ! L'église Saint-Louis des Chartrons qui se découpe après les Quinconces me fait quant à elle penser à une fille qui rappelait à tous les repas qu'elle habitait ce quartier huppé, et qui avait évidemment fini par saouler tout le monde puisqu'elle n'était là que dans un but : montrer qu'elle était plus intelligente que tous les étudiants de la métropole réunis ! Elle était notamment entrée dans la salle le tout premier jour du master comme si c'était la prof, et avait raconté qu'elle sortait de khâgne et qu'il ne fallait donc pas hésiter à l'appeler à l'aide au besoin… Plus tard, elle avait expliqué aux pauvres mortels qu'avant d'être une fête commerciale, Noël était une fête… religieuse ! On en apprend tous les jours, n'est-ce pas ?! Et puis, quand elle entendait ses camarades dire qu'elles voulaient devenir institutrices, elle s'insurgeait, leur disant que ce métier n'était pas assez « intellectuel » et qu'elle ne leur adresserait plus jamais la parole si elles ne devenaient pas au minimum maîtresses de conférences ! Ce n'était malheureusement que la partie émergée de l'iceberg : je n'ai jamais vu une fac où les gens étaient aussi méprisants envers leur prochain.



En fait, les deux seuls bons souvenirs que j'ai de l'université, c'est une professeure émérite qui avait mimé un haka en plein cours sur le gaullisme de gauche, et une enseignante d'histoire médiévale pendant l'agrég qui jurait comme un charretier, tout en parlant avec le débit de parole d'une actrice de screwball comedy : « Ces putains de cardinaux se sont réunis à ce putain de concile de Latran pour mettre fin à ce putain de schisme etc. » Bon, c'était un peu cher payé le spectacle, mais c'était drôle ! Pas au point de me redonner le sourire au quotidien, cependant. Il ne faut tout de même pas brosser un portrait entièrement noir de la société bordelaise : un jour de profond désespoir, je m'étais mis à chanter Rossini sur la ligne de tram où je crus faire peur à une dame en noir. La recroisant plusieurs semaines ou mois après, elle me reconnut et me fit un très beau compliment sur ma tessiture, m'encourageant par-là même à continuer absolument le chant lyrique. Ce fut le moment le plus chaleureux de mes années bordelaises ! Un autre instant amusant, c'était à la manifestation en faveur du mariage pour tous, où nous nous retrouvâmes par hasard avec une amie aux côtés d'une dame qui n'arrivait pas à ouvrir son parapluie malgré de multiples essais. Sorti de son contexte ça n'a pas l'air drôle, mais c'était proprement hilarant vu la bonne dose d'autodérision de cette personne ! Dommage que ces bons moments fussent trop brefs. Devant le pont d'Aquitaine, on voit sur cette photo le pont Chaban-Delmas en construction : sa mise en service en 2013 m'avait ouvert de nouvelles perspectives de l'autre côté de la Garonne. La promenade offre en effet de jolies vues sur le centre historique, que l'on peut regagner par le pont de pierre. Cela avait quelque peu agrémenté la fin de mon séjour.



Bordeaux n'en reste pas moins une ville peu chaleureuse. À sa décharge, à peine avais-je commencé à y prendre mes marques qu'il me fallut aller voir mon père tout un automne, alors qu'il s'y trouvait en rééducation après un accident cardio-vasculaire des plus sévères. Lui avait à peine daigné faire le déplacement quand j'avais subi une grosse opération en 2001, mais il exigeait que je fisse un tour de rocade exprès pour lui tous les jours, tout ça pour le voir jeter des objets au visage de ma grand-mère, ou pour l'entendre draguer des infirmières parfois plus jeunes que moi. Sans commentaires.



Pour occuper mon temps ces années-là, je faisais régulièrement le tour des musées. Celui d'Aquitaine, consacré à l'histoire de la ville, m'avait beaucoup marqué pour les vestiges de l'antique Burdigala, ainsi que pour le rappel du terrible passé esclavagiste du port. Je n'avais pas non plus manqué de visiter celui des Beaux Arts, où une grande bourgeoise était venue m'interpeler devant une peinture hollandaise pour se plaindre qu'elle n'arrivait pas à reproduire ce niveau de détail quand elle peignait un paysage chez elle. « Comment faites-vous ? » m'avait-elle demandé comme s'il était évident que je fusse peintre moi-même ! Lui avouant que je ne m'étais jamais adonné à cet art, elle s'exclama : « Ah ? Vous ne peignez pas ? », avant de me tourner le dos sans me laisser le temps de comprendre ce qui m'arrivait. Je n'avais rien demandé à personne, j'étais simplement venu passer un moment au musée, et il fallut tout de même qu'une inconnue vînt me cracher son mépris à la figure ! Normal : c'est Bordeaux. Je marchais un jour tranquillement dans une rue piétonne où il y avait plein de place pour me contourner, et une cycliste que je n'avais pas entendue m'avait hurlé un délicat « Mais poussez-vous, bordel ! » parce qu'elle ne voulait pas dévier de sa trajectoire. Preuve que malgré leurs grands airs, les Bordelais ne maîtrisent nullement les qualités d'amabilité et de bienveillance qui sont pourtant les ingrédients essentiels de la véritable noblesse. Pour fuir ces humeurs massacrantes, j'aimais me réfugier au musée des Arts décoratifs installé dans le bel hôtel de Lalande, mon havre de paix. L'odeur des boiseries du XVIIIe siècle était un ravissement de tous les instants.



Cela dit, malgré l'évidente richesse de son patrimoine, Bordeaux reste décidément une ville trop pompeuse. La visite du palais Rohan, actuel hôtel de ville, m'avait ainsi un peu déçu, mais il faut dire que la salle du conseil était tellement obscure qu'elle en devenait angoissante. Je lui avais de loin préféré cette jolie salle au rez-de-chaussée, ouverte sur les jardins de l'ancien palais archiépiscopal. Par contre, je garde un goût très prononcé pour les hôtels particuliers de style classique, et autant dire qu'on en a son content à Bordeaux : les hôtels de Poissac et de Basquiat, propriétés du rectorat sur le cours d'Albret, ainsi que l'hôtel de Nesmond, résidence du préfet rue Vital Carles, m'avaient notamment enchanté lors des Journées du Patrimoine.



De style néo-classique, l'opulent Grand-Théâtre est lui aussi à l'image de la ville : somptueux, mais tendant méchamment vers un brin de grandiloquence. Cette salle de réunions et de concerts fut remaniée au XIXe siècle par le peintre rochelais William Bouguereau, dont je n'aime pas le style, mais qui peignit les médaillons de quatorze compositeurs bien connus sous une fresque ovale en hommage aux muses autour d'Apollon.



Bien que Bordeaux soit le triomphe du classicisme par excellence, je suis finalement plus sensible aux vestiges médiévaux de la cité, ce qui rejoint la révélation que j'avais eue au cours de mes études en me trouvant plus attiré par la fin de l'époque médiévale et la Renaissance que par les Lumières et la Révolution. Construit dès la reprise de la ville aux Anglais pendant la guerre de Cent Ans, le fort du Hâ fut malheureusement détruit au XIXe siècle pour faire place à un palais de justice d'une insondable laideur, après plusieurs tentatives avortées au cours des siècles précédents. Ne subsistent que deux tours aujourd'hui intégrées à l'École nationale de la magistrature, dont la tour des Minimes constitue l'élément central.



Autre bel exemple d'architecture du XVe siècle, la porte Cailhau est d'une élégance irrésistible avec son caractère défensif propre au Moyen Âge adouci par des sculptures décoratives annonçant la Renaissance. Terminée en 1496, elle fut dédiée par les jurats à Charles VIII, qui venait de remporter une victoire en Milanais avec l'appui de l'archevêque de Bordeaux.



Cette belle porte tient bon face aux attaques répétées du classicisme ambiant le long des quais et de la place du Palais, d'où un mélange des styles passionnant depuis l'intérieur. J'ai un faible pour les fenêtres à meneau d'antan, mais j'adore les carreaux parfaitement alignés du XVIIIe siècle. Pour moi, la maison idéale aurait un aspect extérieur Renaissance ou gothique flamboyant, et un intérieur meublé en Régence ou en Louis XV.



Pour remonter en des temps encore plus anciens, impossible de ne pas évoquer la basilique Saint-Seurin et son joli portail sud finement sculpté au XIIIe siècle. Les apôtres y sont représentés autour du Christ dans sa tenue du Jugement dernier. Pour faire un bond dans le temps, et d'un style très différent, il faut aussi aller voir l'église Notre-Dame et sa très belle façade sculptée du XVIIe siècle, que je n'ai malheureusement jamais réussi à photographier correctement.



Mais pour en revenir à Saint-Seurin, il faut surtout descendre dans la crypte paléochrétienne afin d'admirer de superbes sarcophages en marbre des Pyrénées, datant du Ve siècle. Les reliques de saintes Bénédicte et Véronique y seraient prétendument inhumées, tandis qu'un cénotaphe central réalisé au XVIIe siècle est consacré à Saint Fort, dont l'existence n'est pas certaine, mais qui aurait été le premier évêque de la ville.



Voici donc, en quelques illustrations ternes desservies par un ancien appareil de piètre qualité, la manière singulière dont j'ai vécu mes années bordelaises. Mes errances me conduisaient souvent aux jardins publics, et notamment au Parc bordelais où cet oiseau aimait lui aussi se réfugier. Je ne suis pas un grand amateur des parcs à l'anglaise, mais compte tenu de l'absence catastrophique de verdure dans l'agglomération, c'étaient les seuls endroits où l'on pouvait se ressourcer, afin de mieux supporter l'étouffement minéral de cette place vraiment peu accueillante. Je regrette de ne pas avoir réussi à apprécier cette ville lors de mon séjour, mais force est de reconnaître que si j'y reviens sereinement à présent que les plaies du passé ont cicatrisé, je ne prends pas pour autant de plaisir à me rendre à Bordeaux. Le seul lien qui m'y rattache, c'est la librairie Mollat, à la fois pour ses choix très vastes dans de nombreux domaines, mais aussi parce qu'il s'agit de la seule entreprise locale qui avait eu l'amabilité de me répondre, même par la négative, à l'occasion d'une candidature spontanée. Le bémol, c'est que certains livres qui m'intéressent sont écornés et ne sont pas remplacés. Quoi qu'il en soit, Bordeaux ne sera jamais la métropole de mes rêves. Rien qu'en France, je lui préfère de loin Paris !

samedi 24 décembre 2022

Pluie


Il pleut. En général, j'aime beaucoup la pluie. Et comme je ne fais pas les choses à moitié et que j'aime les mises en scène mélodramatiques, j'avais prévu d'aller passer un après-midi à errer sur les remparts de Brouage, ma cape de velours noir volant au vent. Mais il a tellement plu cette semaine que la perspective de faire tout un trajet avec les essuie-glace à leur vitesse maximum m'a ôté toute volonté de jouer à Marie Mancini. J'ai donc passé ma première semaine de vacances cloîtré chez moi, à visionner des films d'une grande variété allant des documentaires urbains des années 1930 à l'univers du métal contemporain, le tout en restant bien en peine de savoir desquels parler pour redynamiser un peu le blog. N'arrivant décidément pas à trouver l'inspiration, j'ai finalement opté pour le court-métrage hollandais de Mannus Franken et Joris Ivens, Pluie (Regen), sorti aux alentours de Noël 1929 voilà bientôt un siècle. Cela changera un peu de la Saintonge et du Poitou, encore que nous partageons pas mal de points communs avec les anciennes Provinces-Unies, grâce au long travail de conquête de terres arables contre la mer dans les golfes des Santons et des Pictons, et bien entendu grâce à un fort passé protestant rebelle au catholicisme.

Loin de la campagne, Pluie appartient au genre des symphonies urbaines, ces odes aux villes d'Europe qui fleurissaient lors des derniers feux du cinéma muet, et dont les représentants les plus célèbres sont Berlin de Walter Ruttmann, L'Homme à la caméra de Dziga Vertov du côté de l'Ukraine, À propos de Nice de Jean Vigo, ou encore Douro de Manoel de Oliveira et Lisbonne de José Leitão de Barros pour le littoral portugais. Pour moi qui n'aime rien tant que découvrir de nouveaux lieux à visiter, je suis totalement sous le charme de ces symphonies. D'ailleurs, lorsque j'avais découvert Pluie il y a quelques années, les beaux reflets d'Amsterdam trônaient facilement dans mon top 10 de l'année, en compagnie des images hypnotiques de Kyiv et Odessa concoctées par Vertov. Toutefois, la concurrence est devenue très rude depuis, avec Le Journal d'une fille perdue, Le Mensonge de Nina Petrovna, Parade d'amour, L'Isolé, Finis Terræ, Gardiens de phare, La Partie de dés ou encore Un Cottage dans le Dartmoor, mais cela ne fait qu'illustrer le brillant de cette belle année de cinéma.

Outre l'invitation au voyage, c'est vraiment le travail sur l'image qui vous emporte sur les flots de la poésie, à commencer par l'arrivée de l'averse filmée comme une grande montée en puissance, avec le vent fouettant de plus en plus fort le linge étendu aux balcons, et ces nuées d'oiseaux désorientés à mesure que le ciel s'obscurcit. Les cercles concentriques des gouttes dans les canaux, et l'éclat des rues mouillées où se reflètent quelques silhouettes pressées, sont quant à eux enchanteurs, sans être nullement gâchés à notre époque par l'élégante partition aux cordes pincées et frottées. Des gouttelettes sur les vitres des tramways aux plongées sur des hordes de parapluies noirs, Regen réussit l'exploit de créer de l'onirisme dans un quotidien particulièrement banal : la beauté de l'eau, sublimée par les premiers rayons du soleil enfin de retour, est un envoûtement de tous les instants. Le métrage ne dure qu'une douzaine de minutes, mais c'est divin. Et c'est bien plus orgasmique que le video mapping du donjon de La Roche-Posay ! Tout cela me ramène à ma région mais ne me dit pas comment je vais occuper le reste de mon après-midi…