mercredi 28 décembre 2022

Cendres de Lune



 Je crois bien être le seul garçon homosexuel français à ne pas être fan de Mylène Farmer, mais je trouvais ce titre parfaitement adéquat pour refléter mon opinion sur ma capitale régionale : Bordeaux. Le port de la Lune, du nom du méandre en forme de croissant décrit par la Garonne, a longtemps été une ville fantasmée en laquelle je plaçais beaucoup d'espoir, et qui m'a finalement beaucoup déçu : je ne me reconnais pas dans cette métropole, où j'ai passé les années les plus noires d'une vilaine dépression, entre 2009 et 2013. Très isolé dans un appartement étroit sur le campus, égaré dans un cursus sans avenir, j'ai finalement erré pendant quatre ans dans les rues bordelaises avec la sensation d'avoir le cœur glacé. Ainsi, force est de reconnaître que, malgré le soutien spirituel de Myrna Loy et Barbra Streisand, ce ne furent pas là mes plus belles années… Au contraire, j'ai plutôt eu l'impression d'évoluer dans un clip cauchemardesque et désenchanté de Laurent Boutonnat… Par bonheur, cette époque difficile est loin derrière moi et, même s'il me manque encore la relation amoureuse stable de mes rêves, je suis bien plus serein aujourd'hui qu'il y a dix ans ! Revenir à Bordeaux ce mardi dans l'espoir de dénicher quelques raretés à Mollat m'a permis d'évaluer avec soulagement le chemin parcouru.



Cette visite m'a surtout confirmé que non, décidément, je ne trouve pas cette ville belle. Certes, une fin décembre n'est pas la période la plus attrayante pour redécouvrir les séductions d'un lieu, mais même lorsque j'en arpentais les rues jadis sous un soleil éclatant, je trouvais l'ensemble bien trop minéral, avec finalement trop peu d'arbres pour égayer quelque peu ces alignements classiques assez austères. Techniquement, la place de la Bourse, construite par la famille Gabriel sous le règne de Louis XV, est pourtant magnifique, surtout grâce aux reflets d'or du plus grand miroir d'eau du monde installé en 2006, mais la magnificence n'implique pas forcément qu'un endroit soit charmant. Idem pour les places du centre-ville, du Palais au Parlement, en passant par Jean Fernand-Lafargue et Camille Jullian (nous ne mentionnerons pas l'esplanade des Quinconces car « la nature a horreur du vide »), qui sont tout à fait agréables aux beaux jours, mais qui ne m'ont jamais donné envie de m'arrêter un long moment à la terrasse d'un café.



Je crois qu'il s'agit surtout d'une question de climat : coincée au fond du plus vaste estuaire d'Europe, mais sans bénéficier de la lumière propre au littoral, qui éclaire par exemple plus vigoureusement la côte saintongeaise dont je parlais l'autre jour, Bordeaux m'a toujours parue un peu brumeuse, ou tout du moins un peu voilée, et ce même sous l'éclat de l'astre du jour, chose assez paradoxale quand on y pense. En conséquence, mes photographies de l'époque sont toutes assez ternes, parfaite illustration de mon ressenti d'alors. Ayons toutefois l'honnêteté d'admettre que mon vieil appareil-photo de ce temps-là n'avait pas de quoi rendre justice au pont de pierre ou à la vertigineuse flèche de la basilique Saint-Michel, point culminant de la ville.



Une montée au sommet de l'autre campanile gothique bordelais, la fameuse tour Pey-Berland de la cathédrale Saint-André, m'avait donné l'espoir que prendre de la hauteur aurait changé mon opinion sur le charme des lieux, mais le point de vue avait surtout confirmé l'aspect très délavé de cette cité trop ocre pour me plaire. Archevêque de Bordeaux dans la première moitié du XVe siècle, Pey Berland joua un rôle majeur dans l'histoire de la ville, participant notamment à la restauration des édifices du culte, ainsi qu'à la création de l'université. Ce qui me permit de décrocher mon master d'histoire cinq siècles plus tard, après une licence obtenue à Poitiers. J'avais quitté l'ancienne capitale du duché d'Aquitaine pour des raisons sentimentales, au grand effroi de mes professeurs qui ne concevaient pas que l'on pût fuir l'un des enseignements les plus prestigieux de cette discipline, et j'aurais dû les écouter, car Bordeaux ne fut pas un choix très heureux. J'ai tout de même bien aimé rédiger mon mémoire sur la diplomatie européenne au siècle des Lumières : pour le coup, étudier l'histoire moderne dans une ville classique faisait sens, et j'ai finalement adoré mes escapades à Paris et La Courneuve dans le cadre de mes recherches, afin de respirer un autre air que la brume bordelaise qui me déprimait.



Ce qui me chagrine quelque peu dans le système universitaire français, c'est de devoir se spécialiser dans une discipline, alors qu'étant curieux de tout, je voulais continuer d'étudier toutes les matières qui m'intéressaient. J'étais précisément resté trois ans en prépa pour avoir encore droit à un peu d'allemand, de littérature et de géographie, aussi le master et ses heures de cours dérisoires fut-il un crève-cœur, sans compter qu'il fallait en plus abandonner les périodes antiques et médiévales, alors que mes lectures de loisir me montraient clairement que mon inclination se portait davantage sur les XVe et XVIe siècles que sur les deux suivants. Sur les conseils de mon directeur de mémoire qui avait plus confiance en moi que moi-même, je m'étais inscrit en préparation de l'agrégation, mais finalement sans but clair : je voulais retrouver l'ambiance prépa et revenir aux « structures et dynamiques religieuses » des sociétés médiévales, mais je ne voulais surtout pas devenir enseignant ! Et j'ai eu la très mauvaise idée de tomber amoureux d'un garçon de ma promo qui me haïssait autant qu'il me méprisait ! Et j'ai très mal vécu la concurrence avec les autres étudiants ! Et comme j'avais fini major de ma promo en master, je me suis mis une pression folle dans l'obligation de réussir le concours du premier coup, alors que j'étais en porte-à-faux avec la finalité même de tout ça ! Et comme des cantatrices professionnelles avaient applaudi ma particularité vocale, je voulais clairement me consacrer exclusivement au chant lyrique, bien qu'une carrière artistique ne fût pas considérée comme prestigieuse autour de moi. Bref : toutes les conditions étaient réunies pour que je m'effondrasse, ce qui n'a pas manqué d'arriver. Les années 2012 et 2013 furent catastrophiques de ce point de vue.



Dans ce contexte de jalousies et de frustrations exacerbées, je me suis donc mis à haïr Bordeaux de toutes mes forces ! Tétanisé par mes centaines d'ouvrages à apprendre par cœur et incapable de faire des efforts pour paraître aimable aux autres, au sein d'une société hyper individualiste qui plus est (les Girondins méprisent réellement les autres départements), j'ai finalement passé toutes mes journées à errer sans but dans les rues sans arbres de la ville. Je me déplaçais exclusivement à pieds, ce qui m'obligeait à traverser des boulevards hideux pour aboutir aux rues froides du centre. La montée à la tour Pey-Berland reste pourtant un bon souvenir, car j'étais encore assez jeune pour la visiter gratuitement, et parce que le personnel était étonnamment agréable, à la différence des autres guichets des environs dont, au hasard, le cinéma Utopia et sa vendeuse particulièrement odieuse. Mais voilà la triste vérité : Bordeaux n'est pas une ville charmante. Même du haut de la tour, la cité est trop grandiose pour séduire, et pas assez verdoyante que l'on s'y sente bien. Les beautés gothiques de la cathédrale sont ainsi gâchées par la proximité hideuse du quartier de Mériadeck, tandis que la Grosse cloche et la flèche Saint-Michel s'élèvent au-dessus de toits désespérément jaune pâle.



Au nord, le Monument aux Girondins, les bulbes des Galeries Lafayette et le toit du Grand-Théâtre sont également perdus au milieu de façades dégoûtantes, qui n'ont même pas été rafraîchies en dix ans ! L'église Saint-Louis des Chartrons qui se découpe après les Quinconces me fait quant à elle penser à une fille qui rappelait à tous les repas qu'elle habitait ce quartier huppé, et qui avait évidemment fini par saouler tout le monde puisqu'elle n'était là que dans un but : montrer qu'elle était plus intelligente que tous les étudiants de la métropole réunis ! Elle était notamment entrée dans la salle le tout premier jour du master comme si c'était la prof, et avait raconté qu'elle sortait de khâgne et qu'il ne fallait donc pas hésiter à l'appeler à l'aide au besoin… Plus tard, elle avait expliqué aux pauvres mortels qu'avant d'être une fête commerciale, Noël était une fête… religieuse ! On en apprend tous les jours, n'est-ce pas ?! Et puis, quand elle entendait ses camarades dire qu'elles voulaient devenir institutrices, elle s'insurgeait, leur disant que ce métier n'était pas assez « intellectuel » et qu'elle ne leur adresserait plus jamais la parole si elles ne devenaient pas au minimum maîtresses de conférences ! Ce n'était malheureusement que la partie émergée de l'iceberg : je n'ai jamais vu une fac où les gens étaient aussi méprisants envers leur prochain.



En fait, les deux seuls bons souvenirs que j'ai de l'université, c'est une professeure émérite qui avait mimé un haka en plein cours sur le gaullisme de gauche, et une enseignante d'histoire médiévale pendant l'agrég qui jurait comme un charretier, tout en parlant avec le débit de parole d'une actrice de screwball comedy : « Ces putains de cardinaux se sont réunis à ce putain de concile de Latran pour mettre fin à ce putain de schisme etc. » Bon, c'était un peu cher payé le spectacle, mais c'était drôle ! Pas au point de me redonner le sourire au quotidien, cependant. Il ne faut tout de même pas brosser un portrait entièrement noir de la société bordelaise : un jour de profond désespoir, je m'étais mis à chanter Rossini sur la ligne de tram où je crus faire peur à une dame en noir. La recroisant plusieurs semaines ou mois après, elle me reconnut et me fit un très beau compliment sur ma tessiture, m'encourageant par-là même à continuer absolument le chant lyrique. Ce fut le moment le plus chaleureux de mes années bordelaises ! Un autre instant amusant, c'était à la manifestation en faveur du mariage pour tous, où nous nous retrouvâmes par hasard avec une amie aux côtés d'une dame qui n'arrivait pas à ouvrir son parapluie malgré de multiples essais. Sorti de son contexte ça n'a pas l'air drôle, mais c'était proprement hilarant vu la bonne dose d'autodérision de cette personne ! Dommage que ces bons moments fussent trop brefs. Devant le pont d'Aquitaine, on voit sur cette photo le pont Chaban-Delmas en construction : sa mise en service en 2013 m'avait ouvert de nouvelles perspectives de l'autre côté de la Garonne. La promenade offre en effet de jolies vues sur le centre historique, que l'on peut regagner par le pont de pierre. Cela avait quelque peu agrémenté la fin de mon séjour.



Bordeaux n'en reste pas moins une ville peu chaleureuse. À sa décharge, à peine avais-je commencé à y prendre mes marques qu'il me fallut aller voir mon père tout un automne, alors qu'il s'y trouvait en rééducation après un accident cardio-vasculaire des plus sévères. Lui avait à peine daigné faire le déplacement quand j'avais subi une grosse opération en 2001, mais il exigeait que je fisse un tour de rocade exprès pour lui tous les jours, tout ça pour le voir jeter des objets au visage de ma grand-mère, ou pour l'entendre draguer des infirmières parfois plus jeunes que moi. Sans commentaires.



Pour occuper mon temps ces années-là, je faisais régulièrement le tour des musées. Celui d'Aquitaine, consacré à l'histoire de la ville, m'avait beaucoup marqué pour les vestiges de l'antique Burdigala, ainsi que pour le rappel du terrible passé esclavagiste du port. Je n'avais pas non plus manqué de visiter celui des Beaux Arts, où une grande bourgeoise était venue m'interpeler devant une peinture hollandaise pour se plaindre qu'elle n'arrivait pas à reproduire ce niveau de détail quand elle peignait un paysage chez elle. « Comment faites-vous ? » m'avait-elle demandé comme s'il était évident que je fusse peintre moi-même ! Lui avouant que je ne m'étais jamais adonné à cet art, elle s'exclama : « Ah ? Vous ne peignez pas ? », avant de me tourner le dos sans me laisser le temps de comprendre ce qui m'arrivait. Je n'avais rien demandé à personne, j'étais simplement venu passer un moment au musée, et il fallut tout de même qu'une inconnue vînt me cracher son mépris à la figure ! Normal : c'est Bordeaux. Je marchais un jour tranquillement dans une rue piétonne où il y avait plein de place pour me contourner, et une cycliste que je n'avais pas entendue m'avait hurlé un délicat « Mais poussez-vous, bordel ! » parce qu'elle ne voulait pas dévier de sa trajectoire. Preuve que malgré leurs grands airs, les Bordelais ne maîtrisent nullement les qualités d'amabilité et de bienveillance qui sont pourtant les ingrédients essentiels de la véritable noblesse. Pour fuir ces humeurs massacrantes, j'aimais me réfugier au musée des Arts décoratifs installé dans le bel hôtel de Lalande, mon havre de paix. L'odeur des boiseries du XVIIIe siècle était un ravissement de tous les instants.



Cela dit, malgré l'évidente richesse de son patrimoine, Bordeaux reste décidément une ville trop pompeuse. La visite du palais Rohan, actuel hôtel de ville, m'avait ainsi un peu déçu, mais il faut dire que la salle du conseil était tellement obscure qu'elle en devenait angoissante. Je lui avais de loin préféré cette jolie salle au rez-de-chaussée, ouverte sur les jardins de l'ancien palais archiépiscopal. Par contre, je garde un goût très prononcé pour les hôtels particuliers de style classique, et autant dire qu'on en a son content à Bordeaux : les hôtels de Poissac et de Basquiat, propriétés du rectorat sur le cours d'Albret, ainsi que l'hôtel de Nesmond, résidence du préfet rue Vital Carles, m'avaient notamment enchanté lors des Journées du Patrimoine.



De style néo-classique, l'opulent Grand-Théâtre est lui aussi à l'image de la ville : somptueux, mais tendant méchamment vers un brin de grandiloquence. Cette salle de réunions et de concerts fut remaniée au XIXe siècle par le peintre rochelais William Bouguereau, dont je n'aime pas le style, mais qui peignit les médaillons de quatorze compositeurs bien connus sous une fresque ovale en hommage aux muses autour d'Apollon.



Bien que Bordeaux soit le triomphe du classicisme par excellence, je suis finalement plus sensible aux vestiges médiévaux de la cité, ce qui rejoint la révélation que j'avais eue au cours de mes études en me trouvant plus attiré par la fin de l'époque médiévale et la Renaissance que par les Lumières et la Révolution. Construit dès la reprise de la ville aux Anglais pendant la guerre de Cent Ans, le fort du Hâ fut malheureusement détruit au XIXe siècle pour faire place à un palais de justice d'une insondable laideur, après plusieurs tentatives avortées au cours des siècles précédents. Ne subsistent que deux tours aujourd'hui intégrées à l'École nationale de la magistrature, dont la tour des Minimes constitue l'élément central.



Autre bel exemple d'architecture du XVe siècle, la porte Cailhau est d'une élégance irrésistible avec son caractère défensif propre au Moyen Âge adouci par des sculptures décoratives annonçant la Renaissance. Terminée en 1496, elle fut dédiée par les jurats à Charles VIII, qui venait de remporter une victoire en Milanais avec l'appui de l'archevêque de Bordeaux.



Cette belle porte tient bon face aux attaques répétées du classicisme ambiant le long des quais et de la place du Palais, d'où un mélange des styles passionnant depuis l'intérieur. J'ai un faible pour les fenêtres à meneau d'antan, mais j'adore les carreaux parfaitement alignés du XVIIIe siècle. Pour moi, la maison idéale aurait un aspect extérieur Renaissance ou gothique flamboyant, et un intérieur meublé en Régence ou en Louis XV.



Pour remonter en des temps encore plus anciens, impossible de ne pas évoquer la basilique Saint-Seurin et son joli portail sud finement sculpté au XIIIe siècle. Les apôtres y sont représentés autour du Christ dans sa tenue du Jugement dernier. Pour faire un bond dans le temps, et d'un style très différent, il faut aussi aller voir l'église Notre-Dame et sa très belle façade sculptée du XVIIe siècle, que je n'ai malheureusement jamais réussi à photographier correctement.



Mais pour en revenir à Saint-Seurin, il faut surtout descendre dans la crypte paléochrétienne afin d'admirer de superbes sarcophages en marbre des Pyrénées, datant du Ve siècle. Les reliques de saintes Bénédicte et Véronique y seraient prétendument inhumées, tandis qu'un cénotaphe central réalisé au XVIIe siècle est consacré à Saint Fort, dont l'existence n'est pas certaine, mais qui aurait été le premier évêque de la ville.



Voici donc, en quelques illustrations ternes desservies par un ancien appareil de piètre qualité, la manière singulière dont j'ai vécu mes années bordelaises. Mes errances me conduisaient souvent aux jardins publics, et notamment au Parc bordelais où cet oiseau aimait lui aussi se réfugier. Je ne suis pas un grand amateur des parcs à l'anglaise, mais compte tenu de l'absence catastrophique de verdure dans l'agglomération, c'étaient les seuls endroits où l'on pouvait se ressourcer, afin de mieux supporter l'étouffement minéral de cette place vraiment peu accueillante. Je regrette de ne pas avoir réussi à apprécier cette ville lors de mon séjour, mais force est de reconnaître que si j'y reviens sereinement à présent que les plaies du passé ont cicatrisé, je ne prends pas pour autant de plaisir à me rendre à Bordeaux. Le seul lien qui m'y rattache, c'est la librairie Mollat, à la fois pour ses choix très vastes dans de nombreux domaines, mais aussi parce qu'il s'agit de la seule entreprise locale qui avait eu l'amabilité de me répondre, même par la négative, à l'occasion d'une candidature spontanée. Le bémol, c'est que certains livres qui m'intéressent sont écornés et ne sont pas remplacés. Quoi qu'il en soit, Bordeaux ne sera jamais la métropole de mes rêves. Rien qu'en France, je lui préfère de loin Paris !

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