samedi 31 décembre 2022

Nord et Sud


William Wyld : Manchester vue de Kersal Moor (1852)

J'ai été très occupé cette année à lire Nord et Sud, le quatrième roman d'Elizabeth Gaskell, publié en 1855 après une parution hebdomadaire dans la presse à l'automne 1854. C'est le second roman industriel de cette autrice après Mary Barton (1848) : le nord désigne la zone très urbanisée de Manchester, renommée Milton dans le livre, où prolifèrent nombre d'usines de filature de coton, par opposition au sud illustré par la paisible campagne du Hampshire, d'où est originaire l'héroïne, Margaret Hale. L'histoire est justement celle d'un déracinement, puisque la jeune femme a toutes les peines du monde à trouver sa place dans la ville, alors qu'elle reste traumatisée par le déménagement imposé par son père, qui ayant perdu la foi en la doctrine anglicane a décidé de quitter sa cure pour venir enseigner en milieu urbain. Par ailleurs, la relation orageuse que Margaret entretient avec le patron d'une filature de coton, John Thornton, a fait naître nombre de comparaisons entre ce roman d'Elizabeth Gaskell et Orgueil et Préjugés, du fait d'une scène centrale assez similaire. Nord et Sud apparaîtrait ainsi comme le chaînon manquant entre le chef-d'œuvre de Jane Austen et les romans sociaux qu'Émile Zola allait écrire vingt ans plus tard. Qu'en est-il exactement ?


Disons qu'Elizabeth Gaskell n'a pas le mordant de son aînée du Hampshire, composant au contraire des personnages très sérieux, versant parfois dans une sensiblerie qui était sûrement d'actualité au XIXe siècle mais qui nous paraît atrocement datée, à l'image des larmes constantes que verse l'héroïne dès que l'un de ses parents connaît un petit tracas sans importance. Margaret n'a pourtant pas été élevée par eux, ne les voyant qu'une fois par an lors des vacances, mais elle n'en finit plus de pleurnicher à grand renfort de "ma chère maman" "mon pauvre papa" à la moindre contrariété, ce qui agace quelque peu à la longue. Elle est aussi très à cheval sur les principes et ne se permet jamais la moindre remarque envers quiconque, tandis que le mensonge est à ses yeux un péché capital qui mérite une damnation éternelle. Hélas forcée de mentir elle-même pour sauver un proche, elle s'autoflagelle dans tout le second acte, alors qu'un lecteur contemporain se dirait qu'une simple conversation aurait permis de régler cette affaire en une journée. Miss Hale n'en reste pas moins une personne attachante et dynamique, qui n'a pas peur de considérer des personnes défavorisées sans la hauteur habituelle des dames patronnesses, et qui ne craint pas de s'exposer au danger physique pour porter secours à tout être menacé, quelles que soient leurs divergences. En ce sens, suivre son acclimatation à ce milieu urbain étouffant reste absolument passionnant, malgré la petite adaptation nécessaire pour comprendre les scrupules moraux d'une jeune femme née un siècle et demi avant nous.


On regrettera simplement que l'autrice, qui s'est beaucoup projetée dans ce personnage, cède à quelques facilités psychologiques au gré de l'écriture, quitte à se contredire par moments. Par exemple, Margaret n'est pas considérée comme belle au début du roman, mais elle est plus tard décrite comme une beauté triomphante sans que cela n'étonne qui que ce soit. Ses motivations et sa fierté sont aussi difficiles à cerner, car l'héroïne alterne entre la démonstration d'une force de caractère insoupçonné et des accès d'abattement presque exagérés, si bien qu'il fut ardu de mettre un visage sur ce personnage durant de longues pages. Rien de cela n'empêche la lecture d'être fort agréable, Mrs. Gaskell ayant un vrai don pour nous accrocher à son récit et nous donner constamment envie de lire le chapitre suivant, systématiquement introduit par une citation puisée dans les monuments de la littérature anglaise. L'unique défaut de Nord et Sud, et je suis navré de dévoiler la quasi totalité du roman mais impossible de passer ce point sous silence, c'est que Margaret a besoin de non pas une, ni deux, ni trois, mais bien de quatre morts au sein de son entourage pour apprendre à avancer par elle-même ! Et l'on monte carrément à sept si l'on compte les décès périphériques qui la font aussi évoluer à leur manière ! Même l'autrice avait fini par reconnaître qu'elle avait un peu forcé le trait.


Elle a toutefois le talent bien réel de créer des personnages captivants, et d'autant plus réalistes qu'elle n'a pas peur d'user d'argot pour faire parler les ouvriers. Tout devient alors très réaliste, et chaque individu est doté de sa personnalité propre : les interactions de ces diverses personnes font ainsi naître des dialogues palpitants. Si Mr. et Mrs. Hale sont pour leur part très effacés quoique fort aimables, au point qu'on finit par leur préférer Mr. Bell, leur ami de longue date, les personnages les plus forts sont issus du monde du travail : Nicholas Higgins, symbole de l'ouvrier pauvre prêt à se battre comme syndicaliste pour de plus justes salaires, et à l'opposé du spectre, le duo mère et fils des Thornton, propriétaires de l'une des manufactures de coton les plus renommées de la ville. Et si Mrs. Thornton est d'emblée hostile à Margaret, qu'elle prend pour une petite fille passablement gâtée qui n'a jamais eu besoin de se salir les mains pour vivre dans un confort relatif, les sentiments de John à son égard son plus complexes, étant donné qu'elle lui plaît malgré leurs opinions très différentes sur la condition ouvrière, mais aussi parce qu'il se sent tout de même inférieur à elle bien que plus fortuné, puisqu'il lui a fallu commencer tout au bas de l'échelle sociale pour en arriver là où il est, alors qu'elle-même s'est contentée de naître et d'être élevée dans l'opulence londonienne, quoiqu'il soit bien précisé que la fortune des Hale est considérablement moins élevée que celle des cousins Shaw. C'est là le génie d'Elizabeth Gaskell : au lieu de parler de la sempiternelle héroïne souhaitant se marier au-dessus de sa condition, elle renverse les rapports de domination sociale entre l'homme et la femme, tout en nuançant la bonne naissance de celle-ci par une fortune nettement plus modeste que celle de celui qui l'aime secrètement. Tous deux se retrouvent en quelque sorte sur un pied d'égalité pendant de longues pages, ce qui renforce la tension dans leurs échanges, notamment lorsqu'ils en viennent à parler de grève. Et comme tout deux sont orgueilleux et pensent que chacun méprise l'autre du fait de préjugés tenaces, la comparaison avec le roman de Jane Austen est effectivement de mise.


Là où Mrs. Gaskell surpasse son aînée, c'est dans sa capacité à sortir de son propre milieu social pour explorer des mondes inconnus. Mais les deux romancières étaient issues de strates différentes, et n'étaient pas de la même génération. En effet, Jane Austen venait de la petite gentry : il lui était donc facile d'écrire sur les difficultés des jeunes femmes de ce monde-là à trouver preneur dans la haute aristocratie, sans jamais s'intéresser pour autant au sort des personnes moins fortunées. Dans Emma, tout rentre dans l'ordre à partir du moment où Harriet Smith apprend à rester à sa place, à savoir hors de la noblesse, tandis que l'héroïne se fait fortement tancer par son voisin après l'insulte faite à Mrs. Bates, non pas parce que Mr. Knightley trouve cette dernière intéressante, mais parce que celle-ci est tout de même d'un petit rang noble et qu'elle ne saurait être méprisée. Et d'une manière générale, le peuple n'existe tout bonnement pas dans l'univers austenien, hormis sous les traits de gouvernantes ravies de travailler pour les gentils nobles qu'elles vénèrent. Il était également facile à Jane Austen de faire de Mr. Wickham le méchant coureur de dots d'Orgueil et Préjugés, alors que d'un point de vue social, il s'agit d'un homme qui allait se retrouver coincé dans un destin imposé par ses supérieurs hiérarchiques, et qui reste condamné pour avoir osé s'en émanciper. Le personnage étant abject, on ne peut pas cautionner ses actes, mais c'est quand même bien pratique pour l'autrice de retourner les préjugés initiaux à l'avantage de la haute aristocratie. À se demander si, quand elle pointe la méchanceté des sœurs Bingley, elle s'en serait autant offusquée si ce mépris était destiné à des femmes du peuple. Ces remarques n'empêchent nullement ces deux romans d'être brillants, que cela soit dit.


À l'inverse, Elizabeth Gaskell n'était pas issue de la gentry, mais de la classe moyenne supérieure, ce qui en matière de revenus et de capital culturel revient au même, mais pas à une époque où les titres comptaient plus que tout au monde. Il lui était peut-être plus facile de s'intéresser à moins bien loti qu'elle, chose admirablement bien faite dans Nord et Sud, qui en écho au choc des paysages entre ville et campagne narre surtout la rencontre entre deux mondes, celui de ceux qui détiennent la fortune, qu'elle fût acquise par héritage ou par un travail acharné, et celui des ouvriers soumis à des cadences infernales et n'ayant d'autre choix que loger dans des taudis. La romancière est certainement sensible au sort de ces derniers, notamment à travers la sympathique Bessy Higgins, qui à seulement vingt ans a beaucoup de mal à respirer pour avoir inhalé toute sa vie les floches de coton. Mrs. Gaskell n'est pas pour autant une figure d'extrême-gauche : elle n'est pas contre l'idée de dominants et de dominés économiques, puisqu'elle croit absolument que par un dur labeur, on peut changer de catégorie (John Thornton), se permettant même de mettre en scène un personnage d'ouvrier lâche et suicidaire (John Boucher), chose condamnable dans son esprit. Le but de son roman est de vanter les mérites du dialogue social entre ces deux blocs, d'où une conclusion assez irréaliste sur l'amitié naissante entre deux ennemis autrefois irréconciliables. Il n'empêche qu'à l'aune du mouvement ouvrier, Nord et Sud est un roman très intéressant, voire audacieux.


L'ensemble du livre est passionnant, de toute manière. S'y mêlent avec habileté des thèmes aussi variés que l'acclimatation à un rude environnement, les doutes concernant certains points d'une doctrine religieuse, la relation filiale dans chaque famille concernée, des grandes demeures londoniennes aux taudis ; les sentiments empreints d'orgueil et de préjugés, la justice sociale dans la marine, la palpitation d'une course contre la montre pour un personnage secret, les conséquences d'un mensonge "pour la bonne cause", le courage à différentes échelles (physique pour Margaret, mental pour Nicholas), et bien entendu la confrontation entre diverses strates sociales quant aux conditions de travail. Nord et Sud est donc cent fois plus riche qu'un simple roman sentimental, ce qui compense aisément la tonalité très sérieuse que l'autrice donne à son histoire et à son héroïne. J'ai donc beaucoup aimé cette lecture malgré l'énorme défaut consistant à faire disparaître trop de personnages, alors que Margaret avait largement en elle les ressources pour avancer dans la vie sans cet artifice. Les conversations parfois très techniques sur des détails souvent difficiles d'accès quant à la religion anglicane sont balancées par des instants d'action vraiment haletants, à l'image de l'émeute dans la cour de la filature, ou de la grande séquence de la gare. À lire, donc : Nord et Sud concentre en lui tout ce qu'il faut savoir sur les sociétés occidentales du milieu du XIXe siècle. L'expérience est vraiment captivante.




Par ailleurs, comme un bonheur n'arrive jamais seul, j'ai trouvé l'adaptation télévisée faite par la BBC en 2004 dans l'une des librairies de Bergerac ! Le scénario fut confié à Sandy Welch, et les quatre épisodes furent réalisés par Brian Percival. De prime abord, j'ai été surpris par l'emballement du rythme dès les premières minutes, puisque l'action commence directement à l'arrivée à Milton, en ne revenant que furtivement sur les causes du départ. J'ai tout de même fini par me laisser prendre au jeu, d'autant que la reconstitution d'une ville industrielle avec les décors austères et grandioses d'Édimbourg ne manque pas de faire sensation. Les défauts du roman sont toutefois décuplés ici, puisque le visionnage va forcément plus vite qu'une lecture, tant et si bien qu'on ressent plus vivement l'hécatombe qu'au fil des pages. La série a également la très mauvaise idée de se tirer une balle dans le pied dès l'ouverture, en montrant John rouer de coups l'un de ses employés. Cette scène malheureuse est une infidélité notoire au roman, où John Thornton reste un personnage attachant, qui est d'ailleurs systématiquement dans le contrôle de soi pour ne jamais dévoiler ses émotions. En outre, comment peut-on imaginer un seul instant que Margaret, témoin de tant de violence, puisse ne serait-ce qu'avoir l'idée de tomber amoureuse d'un tel homme ? Le pire est que le scénario fait intervenir Nicholas Higgins, qui justifie cet acte en rappelant que son collègue a été puni parce qu'il fumait dans la filature, à laquelle il aurait pu mettre le feu. Mais ce n'est pas une raison valable : un patron digne de ce nom aurait fait sortir l'imprudent avec des éclats de voix, mais pas en le tabassant de plusieurs coups de pieds dans la tête. Je ne sais pas pourquoi cette scène a été inventée, mais ça rompt totalement avec le livre.


La série se regarde pourtant avec plaisir, bien que la mise en scène ne sorte pas assez de l'ordinaire pour donner envie de crier au chef-d'œuvre, malgré l'exquise réputation dont jouit cette adaptation auprès du public britannique. Les grandes séquences de l'émeute, puis du rendez-vous mystérieux à la gare, ne sont notamment pas assez palpitantes pour faire mouche, mais ça ne nuit pas à la qualité tout à fait correcte de l'ensemble. On appréciera surtout l'interprétation de chaque comédien, mention spéciale à la fabuleuse Sinéad Cusack, qui campe une Mrs. Thornton à la fois terrifiante et merveilleusement nuancée, et dont la silhouette noire règne sur les quatre épisode avec une incroyable majesté. Personne ne parvient à l'égaler, mais le très séduisant Richard Armitage est parfait en patron d'apparence hautaine mais au fond torturé par une vraie sensibilité, tandis que l'autre révélation de la série est Anna Maxwell Martin dans le rôle de Bessy. Elle est très surprenante, car elle évite le côté larmoyant du personnage dans le livre, lui donnant au contraire une force de caractère impressionnante, sans jamais renier la modestie de l'ouvrière. Chapeau ! À leurs côtés, nous retrouvons d'autres noms fort prestigieux de la scène britannique, dont Brendan Coyle de Downton Abbey, magnifique de charisme terrien dans le rôle de Nicholas Higgins ; Tim Piggott-Smith, une fois n'est pas coutume très doux dans le rôle du pasteur démissionnaire, et la formidable Lesley Manville, hélas coincée dans le rôle peu gratifiant de la mère fragile. Forte de sa présence imposante, Pauline Quirke est également très bien dans le rôle de la bonne des Hale, tandis que Daniela Denby-Ashe campe une Margaret digne d'intérêt, sans toutefois parvenir à résoudre toutes les difficultés inhérentes à l'écriture du personnage par Mrs. Gaskell. Le tout n'en reste pas moins une bonne mini-série, qui n'égale cependant pas le roman d'origine.

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