dimanche 28 novembre 2021

En Mauriacois


Dernière étape d'Auvergne évoquée cette année, voici Mauriac. Cette paisible sous-préfecture du Cantal est injustement laissée pour compte par les guides touristiques, alors que j'y ai passé un très bon moment. Moins tapageuse que Saint-Flour, évidemment moins peuplée qu'Aurillac, un peu éclipsée par les mastodontes obligatoires comme Salers ou le puy Mary, dont elle est pourtant un point d'accès plus qu'honorable, Mauriac est une ville discrète qui ne cherche pas à tromper le visiteur, préférant le laisser découvrir ses nombreux atouts à tête reposée au lieu de lui en mettre d'emblée plein la vue. C'est là une mentalité que j'apprécie. C'est d'ailleurs à Mauriac que j'ai passé la nuit la plus agréable de mon séjour, mais il faut dire qu'avoir récupéré une suite parentale pour moi tout seul avec vue sur des chevaux paissant dans les prés était assez enchanteur pour dormir comme un loir. Surtout, après avoir passé deux jours à courir dans tous les sens pour voir le maximum de choses, j'ai débarqué à Mauriac en fin d'après-midi avec la ferme intention de me relaxer, ce qui m'a permis de poser ma valise le plus tranquillement du monde et de n'avoir d'autres préoccupations qu'arpenter les vieilles rues baignées par le soleil couchant. On était loin de l'angoisse de trouver une chambre la nuit tombée dans des préfectures comme Clermont-Ferrand et Le-Puy-en-Velay!

De toute manière, j'ai un faible pour les petites sous-préfectures excentrées, qui sont généralement de jolis mélanges de ville et de campagne sans trop de béton. Ainsi, voir les champs à perte de vue depuis les remparts est assez rassurant : je pourrais tout à fait m'établir dans ce genre de villes, à condition de leur redonner plus de poids. D'ailleurs, si ça ne tenait qu'à moi, tous les chefs-lieux de cantons devraient avoir en leur sein tous les services publics imaginables, dont entre autres des hôpitaux et des médiathèques largement garnies en raretés : l'accès aux soins et à la culture devrait même être gratuit pour tout le monde, et personne ne devrait avoir à traverser la moitié d'un département pour en bénéficier. Politique de décentralisation à revoir, donc.


L'édifice le plus renommé de Mauriac est certainement la basilique Notre-Dame-des-Miracles, qui trône sur la place Pompidou aux côtés de la modernité d'un hôtel de ville de style Restauration. Il s'agit de la plus grande église romane de Haute Auvergne, à savoir l'actuel Cantal (la Basse Auvergne historique désignant le Puy-de-Dôme et le Brivadois), mais le charme opère joliment sans que ses dimensions phagocytent le centre-bourg. En ses entrailles se niche une cuve baptismale polychrome que ajoute des couleurs chaleureuses à la pierre grise, tandis que le portail occidental fait la part belle aux animaux, des signes du zodiaque accueillant l'ascension du Christ à ce lion pas vraiment volatil. Signe de l'importance de la religion, la même place centrale de la ville accueille également le monastère Saint-Pierre, qui n'était plus ouvert à mon arrivée mais qui mérite apparemment le détour. Ce sera l'occasion d'y revenir, ainsi que de parcourir les environs à la recherche du studiolo du château de La Vigne, apparemment exceptionnel.



En attendant, le clou du spectacle mauriacois reste pour moi l'hôtel d'Orcet, superbe construction du XVIIIe siècle à partir d'éléments Renaissance, qui fut jadis la demeure du receveur des tailles et qui abrite aujourd'hui les bureaux de la sous-préfecture. Le tympan ornant le porche, issu du réfectoire du monastère Saint-Pierre, représente Samson terrassant un lion, épisode déplorable qui rappelle les méfaits de l'homme envers la nature.


Autre bâtiment Renaissance remanié au siècle des Lumières, le collège des Jésuites s'est quant à lui orné de ce magnifique portail d'inspiration antique en devenant collège royal. C'est aujourd'hui un lycée. Les élèves ont la chance d'y entrer par la grande porte.


Tous ces monuments sont concentrés au même endroit, quasiment dans la même rue, preuve que l'on se situe dans une petite ville qui pourrait presque passer pour un gros village. Mais les lieux n'en restent que plus charmants et chaleureux. Mauriac est aussi une place d'échanges d'importance qui se drape de tissus multicolores les matins de marchés. C'est aussi une commune qui regorge de surprises! En effet, qui aurait imaginé, au sortir de la basilique, être accueilli par une salve de notes de trompette lancée depuis ce balcon? En espérant que le « musicien » apprenne le solfège d'ici la prochaine visite, car le spectacle n'était rien de plus qu'une cacophonie de la pire espèce! Maurice André, sauvez-nous!

samedi 27 novembre 2021

Au cœur du Carladès


Il me reste deux cités à évoquer avant de conclure mon périple auvergnat : Mauriac, sympathique sous-préfecture du Cantal où il fait bon se reposer, et la turbulente Vic-sur-Cère, qui cherche à en imposer au regard avec ses bâtiments Renaissance à tous les coins de rues. C'est cette dernière qui nous occupe aujourd'hui, la ville devant son patrimoine remarquable à sa position enviée d'ancienne capitale de la vicomté de Carlat. Comme son nom l'indique, le siège militaire de ce territoire se trouvait à Carlat, mais Vic-sur-Cère l'a rapidement supplantée au fil des ans. Vic reste d'ailleurs à ce jour la ville la plus importante du pays de Carladès, pays traditionnel à cheval sur le Cantal et l'Aveyron, et que les Rouergats de Mur-de-Barrez nomment de préférence Carladez. Côté auvergnat, la Cère conduit aussitôt après à la commune de Polminhac, où le château de Pesteil, que j'aimerais visiter à l'occasion, garde la frontière naturelle entre le Carladès et le bassin d'Aurillac. Il y a donc beaucoup de choses à voir en un micro-rayon de kilomètres, aussi était-il impossible de tout faire en une petite fin d'après-midi. Pas de regrets : la seule promenade dans Vic-sur-Cère a de quoi combler les visiteurs.



Le plus ancien vestige du bourg est une motte castrale dite du Castel Viel, apparemment surplombée par une cascade ravissante qui aurait valu le détour si l'heure l'avait permis. Cependant, si les ruines médiévales n'impressionnent plus guère désormais, c'est parce que l'attrait de la ville est à chercher en sa panoplie de maisons bourgeoises en vieilles pierres et toits de lauze. Signe de prestige, et par jeu de miroir avec Besse, l'une d'entre elles est d'ailleurs baptisée « maison de la reine Margot ». Au secours! Elle est partout! Marguerite vint y prendre les eaux, particulièrement ferrugineuses, dans le courant de l'année 1586. Ce séjour fut surtout l'occasion pour elle de découvrir la bourrée, danse qui lui plut tellement qu'elle s'empressa de l'introduire à la cour lors de son retour en grâce au début du XVIIe siècle. Malgré tout, ladite maison est loin d'être la plus élégante des lieux : il est permis de lui préférer cette jolie tour ronde de l'ancienne école Saint-Antoine, ou le fronton demi-circulaire de la maison Dejou.


Néanmoins, aucune de ces élégantes bâtisses ne peut rivaliser en notoriété avec la maison dite « des princes de Monaco », un logis construit et embelli à la charnière des XVe et XVIe siècles, avec en point d'orgue un tympan de style gothique flamboyant hélas sévèrement endommagé. Un temps revenue dans le domaine royal, la vicomté de Carlat fut érigée en comté de Carladès par Louis XIII, pour être donnée en lot de compensation au prince Honoré II de Monaco, qui avait préféré faire allégeance à la France au détriment de l'Espagne, perdant ainsi nombre de ses revenus originels. Ce qui explique pourquoi le titre honorifique de comte de Carladès est toujours détenu par les Grimaldi, ces parasites qui ne brillaient déjà pas beaucoup à la cour de mon temps, et qui continuent de bénéficier aujourd'hui d'une célébrité nullement justifiée par un quelconque talent. L'ennui, c'est que la plupart des touristes croisés à Vic-sur-Cère n'avaient qu'une idée en tête : photographier la plaque ridicule témoignant du passage du prince actuel lors d'une visite de courtoisie. Et clac clic clac! « Vas-y que je me prenne en photo devant la plaque pour me donner l'illusion de côtoyer les stars de la Riviera! », se disaient ces fanatiques n'ayant même pas eu un seul regard pour la tour d'escalier et son bas-relief autrement séduisant. Tant qu'à fréquenter des têtes couronnées sans trop de jugeote, j'aime autant aller danser la bourrée avec Marguerite, merci bien!


Par bonheur, cela n'enlève rien au charme pittoresque de la ville, qui s'offre sous son meilleur jour depuis la colline de la chapelle du calvaire. La vallée de la Cère y dévoile toute son élégance verdoyante sans excès de pudeur, avec en arrière-plan les nuages buttant sur les monts du Cantal pour recouvrir la partie la moins agréable du département, la fameuse Planèze déjà évoquée lors de mes aventures à Saint-Flour.


Sous le ciel bleu, la promenade dans Vic était tout à fait agréable. L'occasion idéale pour admirer ce charmant édifice sis rue Bertrand, du nom d'une lignée de notaires et d'avocats, dont la dernière héritière, morte sans descendance, légua tous ses biens à des œuvres de charité afin de créer une maison de retraite. Parmi les autres célébrités locales, citons encore Louis de Boissy, écrivain prolifique qui termina ses jours à l'Académie Française, mais aussi comme directeur du Mercure de France, grâce à l'appui de Madame de Pompadour.


Le monument qui m'a le plus marqué reste toutefois la maison du « Chevalier des Huttes », avec laquelle j'ai choisi d'illustrer l'article, et dont on voit ici une échauguette, contrepoint élégant à la tour polygonale du corps de logis. Largement remanié au fil des siècles, ce bâtiment invite à pénétrer dans le centre historique avec ses vieilles pierres apparentes. Il tient son nom d'une famille noble ayant fourni des gardes du corps à rien moins que Louis XVI et Marie-Antoinette. L'un d'entre eux, Jean-Baptiste Pagès des Huttes, fut d'ailleurs massacré pour avoir défendu la reine lors de la journée du 6 octobre 1789, qui vit la famille royale conduite de Versailles à Paris. À l'autre bout du spectre, un autre Jean-Baptiste, Coffinhal, lui aussi né à Vic-sur-Cère au tournant des années 1760, fut l'un des juges les plus impitoyables du tribunal révolutionnaire. La chute de ses amis Robespierre et Fouquier-Tinville entraîna la sienne.

Comme quoi, passer par Vic-sur-Cère est un bon moyen de laisser une trace dans l'Histoire. Des ravages des guerres de Religion au thermalisme de la Belle Époque qui vit des reines serbes et malgaches descendre céans, la ville reste dotée d'un passé tout à fait prestigieux qui s'inscrit dans la pierre de chaque maison. Cet arrêt ne fut pas nécessairement le coup de cœur absolu de mon périple auvergnat, mais la visite est hautement recommandée!

dimanche 21 novembre 2021

Ève a commencé



Ève a commencé! Mais Ève a également terminé une fructueuse collaboration entre Deanna Durbin et Henry Koster, son metteur en scène attitré, après les francs succès remportés par Trois Jeunes Filles à la page (1936), Deanna et ses boys (1937), Les Trois Jeunes Filles ont grandi (1939), Premier Amour (1939) et Chanson d'avril (1940). En fait, à l'exception de La Coqueluche de Paris tourné avec Danielle Darrieux en 1938, Henry Koster a consacré six ans de sa vie à diriger la jeune chanteuse prodige pour les studios Universal. Et bien lui en a pris, car sans être un réalisateur de génie, il a su tirer le meilleur parti de l'actrice afin de la sublimer dans des contes de fées absolument charmants. C'est sous sa patte que Deanna a tourné ses meilleurs films, qui sans être des chefs-d'œuvre sont invariablement réjouissants.

Né en Allemagne en 1905, Henry Koster s'était déjà illustré dans le cinéma germanique, bien que l'antisémitisme ambiant le forçât à quitter son pays après avoir assommé un officier nazi. Le film à voir de cette période est Peter, une production autrichienne tournée en Hongrie et sortie en 1934, où Franciska Gaal doit se travestir en homme afin de sauver son grand-père Felix Bressart de la misère, et ce pour un résultat plus convaincant que la première version de Viktor und Viktoria sortie en Allemagne un an plus tôt. Visuellement, Peter n'est pas nécessairement un grand film, mais son charme chaleureux annonce effectivement les grandes heures du réalisateur en Amérique, cette fois-ci aidé par un budget plus conséquent. En dehors de l'atmosphère incroyablement plaisante qu'il a donné à tous ses travaux, Henry Koster ne s'est pourtant jamais distingué par une mise en scène inspirée, se contentant de diffuser son optimisme dans de jolies fables chrétiennes avec Loretta Young, une douce folie telle Harvey, un mystère tragique comme Ma Cousine Rachel, ou encore quelques grands spectacles en couleurs, mais hélas assez empesés, de La Tunique à La Maja nue, en passant par Désirée et Les Seigneurs de l'aventure. Il est donc tout à fait permis de préférer les très riches heures de Deanna Durbin, dont It Started with Eve qui nous occupe aujourd'hui.

En tant que princesse, mon goût se porte encore davantage vers l'ambiance familiale des Trois Jeunes Filles, la romance de Cendrillon dans Premier Amour et la viennoiserie bien nommée Chanson d'avril, mais Ève a commencé est à juste titre considéré comme la pièce maîtresse de la filmographie de l'adolescente-star, sans doute parce que tous les ingrédients sont réunis pour tirer cet opus vers le haut. En effet, avec un partenaire comme Charles Laughton, un scénario loufoque rempli de quiproquos signé Leo Townsend et Norman Krasna d'après Hanns Kräly, une décoration intérieure complètement improbable et des chansons dynamiques, le tout forme un écrin idéal pour permettre à la comédienne de s'épanouir dans son registre de prédilection, et accompagner par-là même sa métamorphose en jeune adulte désormais prête à séduire. C'est d'ailleurs le premier film qu'elle tourna après sa première lune de miel, preuve qu'elle entrait décidément dans une nouvelle ère, sans sacrifier pour autant l'espièglerie juvénile qui fit toujours son succès.

Pourtant, malgré les apparences d'un résultat particulièrement enchanteur, le tournage ne se passa pas aussi bien que prévu : Norman Krasna quitta la production faute de pouvoir se mettre d'accord avec la vision de Koster, lui-même en instance de divorce, tandis que le producteur Joe Pasternak mit fin à son contrat dès la fin du tournage afin de partir pour la MGM. Et du côté de l'équipe technique, des électriciens furent gravement blessés lors de certaines prises, ce qui ajouté aux diverses maladies contractées par les grands noms du générique, prouve que les contes de fées se nourrissent toujours de sang et de larmes.

Mais le résultat est bel et bien là, Ève a commencé est hautement attrayant, bien que le film ne porte pas très bien son nom. En effet, loin d'être une tentatrice en puissance ou la quelconque victime d'un serpent malhonnête, Anne Terry est une héroïne tout à fait normale, une employée d'un grand hôtel qui n'avait rien demandé à personne, mais qu'un héritier presse de venir au chevet de son père mourant, car celui-ci exige se rencontrer sa future bru avant de rendre l'âme. Et comme la fiancée en question est une croqueuse de diamants qui aime faire languir son monde, le pauvre amoureux n'a d'autre choix que demander une faveur à la jeune inconnue, qui ayant bon cœur accepte. Mais patatras! Charmé par la spontanéité et les manières affables de la jeune femme, l'agonisant se remet bien vite de son malaise, obligeant les deux héros à poursuivre la supercherie pour lui éviter un nouveau choc cette fois-ci fatal. Et voilà l'histoire partie à toute allure au gré de rebondissements endiablés, alors que la très sympathique Anne cherche en parallèle à percer dans le monde de la musique.

Le film semble donc avoir été écrit pour moi! Et je ne boude certainement pas mon plaisir, même si à la longue le charme opère légèrement moins qu'aux premiers temps. En tout cas, ce jeu de dupes est fortement divertissant, et tout à fait rassurant : le cinéma cherchait toujours à vendre du rêve à cette époque, et force est de reconnaître que l'on est servi. En effet, la pauvreté n'existe tout bonnement pas dans It Started with Eve : tout le monde évolue au sein des belles demeures de Park Avenue dans la joie et la bonne humeur, le seul inconvénient étant que les jeunes femmes peu fortunées, forcées de travailler pour gagner leur vie, habitent un appartement où l'un des fauteuils perd son ressort! On est ainsi bel et bien dans un conte de fées : tout le monde gagne à côtoyer un gentil millionnaire, et tant pis si celui-ci a la curieuse idée de décorer ses escaliers avec des gravures représentant des mécanismes gigantesques. De la sorte, la seule chose qui pourrait vexer le tiers-état, c'est l'existence d'une cachette secrète dans la chambre de l'alité, contenant des bijoux que le fils de la maison a peur de voir dérobés par la nouvelle venue. Point n'était pourtant besoin de s'inquiéter : Anne a trop de dignité pour s'abaisser à de tels actes, mais elle a assez de coquetterie pour essayer la parure avec un plaisir non feint.

Les rapports conflictuels entre le fils et la fausse bru sont le principal moteur d'Ève a commencé, et c'est d'ailleurs dans ces moments-là qu'Henry Koster insuffle une bonne dose d'énergie au film, à montrer les jeunes gens se courir après dans un salon en renversant les meubles d'une manière artistique. Mais sous le rire facile, quelque chose de plus sérieux et de plus romantique affleure, à la manière qu'a l'héroïne de ne pas se sentir vraiment à sa place en ces lieux : son hésitation à réclamer l'argent promis par son complice pour un jeu de rôles qui ne devait durer qu'une nuit est notamment touchante. Cependant, Robert Cummings est aussi le point faible du film : rien de déshonorant, mais il a du mal à vraiment exister entre une actrice mise en lumière dans tous les plans, et un Charles Laughton qui s'amuse comme un fou à jouer les vieillards! C'est alors la dynamique Durbin-Laughton qui prend véritablement le pas sur la romance juvénile, et qui rend le film d'autant plus mémorable.

Deanna a d'ailleurs toujours admis que son œuvre-phare appartenait avant tout à son partenaire de légende, ce en quoi elle n'a pas tout à fait tort car celui-ci est tout bonnement brillant à fumer en cachette et à danser au restaurant sur une conga ébouriffante! Il joue tout du long avec un plaisir communicatif et aide par là même sa coéquipière à donner le meilleur d'elle-même. C'est d'ailleurs le premier film qui montre Deanna s'essayer à autre chose que l'espièglerie, cherchant justement à s'aventurer sur le terrain de l'émotion. Si la première séquence triste révèle la limite qui sera toujours la sienne dans le registre des larmes, alors qu'elle est visiblement affectée par le sort funeste du millionnaire, la confusion des sentiments est autrement convaincante alors qu'elle s'isole dans son appartement et confie sa détresse à son prétendu beau-père. C'est assurément la scène la plus mémorable de l'actrice dans le drame, aussi est-il regrettable qu'elle n'ait pas eu l'opportunité d'aller plus loin sur ce sentier par la suite. Pour le reste, c'est la Deanna Durbin que l'on connaît et qu'on adore, à savoir une bonne comédienne qui sait faire rire par son énergie et sa fraîcheur, avec quelques grimaces bien senties et un éclat de rire dantesque.

Et comme une performance de la dame ne serait pas complète sans musique, elle chante évidemment trois chansons en cours de route, à commencer par When I Sing, une adaptation de La Belle au bois dormant de Tchaïkovski où elle manque de légèreté au départ, bien qu'on se laisse finalement prendre au jeu. Elle cherche justement à montrer l'étendue de son talent à Charles Laughton afin que celui-ci l'aide à lancer sa carrière. Le souffle et la maîtrise technique sont là, même si elle a été meilleure en bien d'autres occasions. Le brillant arrive justement avec la seconde chanson, la trépidante Clavelitos de Joaquín Valverde Sanjuán, qu'elle interprète au piano afin d'échapper aux remarques de Robert Cummings. Deanna fut généralement très douée avec la langue espagnole, et cela s'entend ici, avec ses aigus clairs et sa maîtrise d'un tempo presto. Ce moment est certainement le morceau de bravoure musical du film, tout du moins dans le registre comique. La gravité n'est pas en reste grâce au Goin' Home inspiré de Dvořák, qu'elle chante précisément à son possible beau-père alors qu'elle se croit au plus bas. Elle y est parfaitement mélancolique et donc particulièrement touchante, malgré quelques notes qui auraient gagné à être moins appuyées.

Parmi les seconds rôles, on retrouvera brièvement Guy Kibbee en évêque calme et posé, contrepoint angélique aux croque-morts qui attendent en vain dans le hall, mais aussi Walter Catlett en médecin complètement dépassé par les facéties de son patient. Margaret Tallichet et Catherine Doucet ne sont en revanche pas très intéressantes en gentes dames aux arrière-pensées sournoises, mais il faut dire que l'histoire ne leur fait pas beaucoup de place en dehors d'une confrontation amusante qui se retourne contre elles. On leur préférera Clara Blandick en infirmière qui se drape dans sa dignité et Mantan Moreland en porteur indigné. Finalement, tout ce petit monde a son rôle à jouer afin de faire d'Ève a commencé une œuvre sympathique, toujours hautement plaisante même après de multiples révisions, bien que ce ne soit pas nécessairement mon film préféré ayant pour vedette Deanna. C'est tout de même un incontournable, et sûrement le film par lequel il faut commencer pour appréhender le phénomène Durbin. Je le recommande chaudement!

samedi 13 novembre 2021

La Rochelle par la mer

 



Je suis retourné à La Rochelle, mais à l'inverse d'Anne Sylvestre, je l'ai bel et bien retrouvée. Sachant que j'ai passé les premières années de ma vie dans le nord saintongeais, La Rochelle a longtemps été ma grande ville, ma préfecture de référence, bien qu'historiquement l'Aunis fût différent de la Saintonge. C'est d'ailleurs la première cité où j'ai appris à me repérer, et à découvrir un environnement urbain. Et même si je n'y ai plus d'attaches aujourd'hui, c'est toujours un plaisir d'y revenir. Alors, comme une amie m'a proposé d'y passer la journée hier, j'ai évidemment sauté sur l'occasion! Au programme, promenade à pieds depuis Aytré et flânerie dans les vieilles rues, en passant par les Minimes, soit six à sept bonnes heures de marche aller-retour. Et j'ai évidemment adoré! J'ai reconnu des points de vue dont je n'avais plus souvenance et m'y suis tout simplement senti très bien.


Promenade littorale

Le départ d'Aytré offre une vue imprenable sur l'ensemble du pertuis d'Antioche, ce détroit au nom exotique qui fut apparemment le départ de croisés santons vers le Proche-Orient. La balade a d'ailleurs très bien commencé le long des célèbres carrelets où des mouettes nous attendaient en rang d'honneur!


Le sentier littoral permet ensuite de longer la plage du Roux avant de gagner La Rochelle en passant devant un complexe d'immeubles épouvantables : mieux vaut se tourner vers l'océan pour observer la pointe du Chay à Angoulins depuis ce charmant escalier qui, orné de vieilles pierres surplombées de tamaris, évoque irrésistiblement le mot "vacances"!


Le parc des Pères est lui-même enchanteur, avec ses couleurs chamarrées baignées par la lumière méridienne. Même en novembre, on a envie de piquer une tête et jouer avec des galets.


Bien qu'elles ne passent pas le cap de la photographie, les îles charentaises s'offrent dans toute leur splendeur entre les branches des arbres. On distingue bien entendu l'île d'Aix, la plus proche, mais aussi l'île d'Oléron qui se laisse soupçonner par un temps dégagé. Se découpe également la silhouette du lugubre fort Boyard, ce dispositif inutile dont je n'ai jamais compris l'intérêt touristique qu'il continue de susciter.


Les Minimes

Parvenus à la pointe des Minimes, c'est désormais le phare du bout du monde qui s'élève sur l'horizon. Cette réponse française à un phare argentin de Patagonie s'admire très bien à midi, alors que le bleu est à son ensoleillement maximum, quoique la vue reste plus impressionnante encore à contre-jour, pour une ambiance crépusculaire qui sied bien à son nom. À côté, l'île de Ré est également bien surveillée par le port de plaisance des Minimes et sa forêt de mâts. Ce n'est pas mon coin de prédilection : je préfère de loin les vieilles pierres du port d'origine, bien que tous les gens que je connaisse se battent pour acquérir un logement aux Minimes. Il faut en vouloir.


L'entrée du Vieux-Port

Par bonheur, après avoir longé ce port interminable, la récompense est au rendez-vous, avec cette vue imprenable sur toutes les plus belles tours de la ville. Partant de la maison du chat de style faussement normand, la tour de la Lanterne prête ainsi sa blancheur au ciel comme aux flots, laissant le regard se porter successivement vers le clocher de l'ancienne église Saint-Jean-du-Perrot, seul vestige d'un sanctuaire marin hélas tombé en ruines et démoli au XIXe siècle ; le sommet de la porte de l'Horloge ; le clocher de l'église Saint-Sauveur, dont le style actuel date de la fin du règne de Louis XIV ; et bien entendu les deux tours les plus célèbres du port, les tours de la Chaîne et Saint-Nicolas.


Justice, tout de même, pour la tour de la Lanterne, la plus élégante selon moi, mais hélas grande oubliée de la chanson d'Anne Sylvestre. On l'appelle aussi Tour des Quatre Sergents, en hommage aux soldats bonapartistes qui se soulevèrent contre la Restauration des Bourbons à la tête du pays. La contestation est l'un des grands héritages de La Rochelle : le siège de Richelieu contre les protestants en 1627 en est certainement l'exemple le plus célèbre.


Moins glorieux, le passé esclavagiste du port est aussi une réalité. Les historiens estiment que plus de cent-trente-mille captifs transitèrent par La Rochelle avant d'être déportés en Amérique. Il n'est pas toujours facile d'aimer pleinement le littoral atlantique français… Comme pour faire oublier cette tâche immonde sur l'histoire locale, le parking Saint-Jean-d'Acre, dont le nom évoque tout de même ces épisodes tout aussi embarrassants que furent les croisades, accueille désormais une vie festive les étés avec les célèbres Francofolies, entre les tours de la Chaîne et de la Lanterne. N'étant pas du tout amateur de variété française, je n'y suis jamais allé.


Si la tour de la Lanterne servit d'abord de phare avant d'être une prison, la tour de la Chaîne doit quant à elle son nom à la chaîne que l'on actionnait depuis l'intérieur, et qui reliée à la tour Saint-Nicolas permettait de barrer le port aux navires indésirables. Malgré mon goût pour le raffinement, j'admets avoir un faible pour ces vieilles fortifications médiévales d'aspect imposant : la régularité circulaire de la tour est notoirement agréable à contempler.


La fonction défensive de la tour Saint-Nicolas est également prégnante. C'est un véritable donjon de mer qui fut à l'origine la première tour du Vieux-Port. Autre signe de contestation, elle servit de refuge aux célèbres frondeurs qui discutèrent l'autorité royale lors de la minorité de Louis XIV.


À l'intérieur du Vieux-Port

Les tours gardent jalousement l'entrée d'une rade qui nous paraît aujourd'hui bien paisible. Les mâts des bateaux de plaisance et les clochers forment une verticalité contrastant joliment avec l'horizontalité de belles demeures dont les rez-de-chaussée sont désormais tous dédiés à la restauration. Le tourisme n'est pas la moindre des activités de la ville.


La promenade fut aussi l'occasion d'admirer l'habileté des nouvelles techniques de restauration, mais cette fois-ci des bâtiments. En effet, le clocher de l'église Saint-Sauveur est en ce moment recouvert de filets, mais ce masque est invisible de loin. Le port garde dès lors tout son charme malgré les nombreux travaux en cours ou à venir.


Lieu éminemment fréquenté même hors saison en pleine épidémie, le Vieux-Port se remet à attirer des spectacles de rue. Malheureusement, le programme de la journée n'était guère palpitant. Par chance, les arbres ayant encore des feuilles invitaient à poursuivre la promenade le long des quais, bien qu'il fût déjà grand temps de trouver un endroit où dîner.


À vrai dire, ce sont surtout les animaux qui ont mis de l'animation dans les rues. Un chien, manifestement ravi d'être là, passait notamment tout son temps à se rouler sur les pavés dès qu'il croisait un passant! Mais le clou du spectacle, c'étaient ces deux goélands qui se faisaient la cour, en une cacophonie que seule Florence Foster Jenkins aurait trouvé mélodieuse!


Afin d'oublier ces horribles sons, mieux valait revenir du côté des tours pour entendre le vent. Très bon choix! Ce fut l'occasion de redécouvrir ma rue préférée de la ville, la rue sur les Murs ralliant la Chaîne à la Lanterne au-dessus du parking Saint-Jean-d'Acre. Cette bonne idée venait d'un geste altruiste de mon amie. En effet, ayant repéré un groupe de touristes élégants dont certains n'étaient clairement pas hétéros, elle m'encouragea à emprunter le même itinéraire. Ce qui est bien gentil, mais je ne peux pas aborder quelqu'un comme ça, même si la beauté des lieux invite à la romance! Je me suis contenté de dépasser le plus beau des messieurs sur le trottoir, dont l'étroitesse obligea les manches de nos vestes à se frôler. Ce sera mon activité la plus sensuelle de la semaine, mais chaque chose en son temps!


Dans la vieille ville

Les vieilles rues de La Rochelle valent toutes le détour, mais sachant qu'il fallait compter deux bonnes heures pour le retour à la voiture, il n'était pas possible de tout voir. Il n'empêche, s'éloigner du port par la tour de la Grosse-Horloge me donne un petit frisson à chaque fois. Cette arche unique fut percée en 1672 au regard de la circulation abondante, en remplacement des deux petites baies d'origine.


Mon édifice favori du centre-ville reste assurément l'hôtel de ville, au corps de logis Renaissance ceint d'un mur gothique flamboyant. Soit mes deux styles architecturaux de prédilection réunis en un même bâtiment! Jour férié oblige, les portes étaient malheureusement fermées, de telle sorte que je n'ai pas revu l'intérieur de la cour et sa galerie ornée d'arcades. Ravagée par un incendie en 2013, la mairie est longtemps restée bâchée le temps des travaux. Espérons que ceux-ci n'ont pas trop dénaturé le monument, à l'inverse des restaurations françaises typiquement ratées du XIXe siècle. Avouons toutefois que le curieux beffroi ajouté en 1878 n'est pas ce qui s'est fait de pire en la matière.


Par ailleurs, j'avais complètement oublié cette façade sculptée à la Renaissance, rue des Merciers. Redécouvrir des aspects méconnus d'une ville est toujours un plaisir. Très mémorables, les célèbres arcades étaient quant à elles trop fréquentées pour justifier une photographie, mais les revoir fut émouvant. On s'étonnera tout de même de constater que toutes les boutiques étaient ouvertes en ce jour chômé. Capitalisme ou retard à rattraper suite à l'épidémie? Les rues n'en étaient que plus animées, bien que je reste sceptique devant tous ces commerces de prêt-à-porter où il est impossible de trouver son bonheur.


Témoin du passé protestant de la ville, le temple est aussi marqué du sceau de la répression, puisque son architecture est typique de la Contre-Réforme. Comme bon nombre de lieux de cultes non catholiques, celui-ci fut récupéré par la religion dominante pour effacer les traces de l'idéologie que l'État voulait faire disparaître.


Retour au crépuscule

Le jour tombant vite en cette saison, il était déjà temps de repartir. Cela nous permit de repasser devant le phare du bout du monde qui, je le disais, est encore plus impressionnant à contre-jour, d'autant que les nombreux voiliers ayant pris le large dans l'après-midi formaient tout autour un écrin ravissant. Notez autrement que la promenade en cet endroit des Minimes s'appelle Stella Maris, le nom latin de l'étoile de mer. Hélas! Pour nous autres cinéphiles, cela nous évoque forcément la pire performance de Mary Pickford, dans un film glaçant où elle est éclipsée par son chien. Vite! Voguons vers de nouveaux rivages pour chasser ce vilain souvenir!


Heureusement, ce fut rapidement chose faite grâce à la récolte de jolis coquillages sur la plage du Roux d'Aytré. Le soleil qui se couchait à la vitesse de l'éclair donnait aux lieux une ambiance particulièrement nostalgique.


De manière assez époustouflante, l'horizon était dominé par ces nuages de forme indescriptible, comme si un peintre les avait retouchés avec son pinceau.


Les mouettes avaient fini par quitter les carrelets : il était temps de rentrer. Ce fut en tout une excellente journée.

vendredi 12 novembre 2021

Une dame dans un train

 



Alors que nous nous rapprochons du centenaire de Deanna Durbin, je vais tâcher d'évoquer certains de ses films les plus mémorables, si tant est que mémorable soit un adjectif approprié puisque l'actrice a trop souvent été distribuée dans des productions de routine où sa personnalité primait sur l'histoire et les qualités cinématographiques. Cela n'ôte rien au plaisir qu'il y a à les revoir, bien qu'on ne puisse pas vraiment crier au chef-d'œuvre. Lady on a Train, de son futur mari Charles David, n'échappe pas à la règle : c'est une comédie policière sortie en 1945, où la comédienne désormais bien adulte cherche à résoudre le meurtre dont elle a été témoin depuis la fenêtre de son compartiment, en arrivant à New York. Un scénario loufoque qui ne se prend pas au sérieux, la décontraction ultime, la sensualité nouvelle et la voix d'or de la star, rendent l'ensemble tout à fait divertissant! Cependant, en filigrane, on sent bien que cette fiction a d'abord été vendue comme le véhicule annuel de l'étoile des studios Universal : le titre français n'a d'ailleurs pas manqué de remplacer le nom de l'héroïne par celui de l'actrice, comme si ça n'était qu'un épisode d'une série dirigé par un nom des plus obscurs.

Curieuse carrière justement, que celle de l'inconnu Charles David : né dans la Lorraine allemande en 1906, il fut d'abord directeur de production en France, ayant notamment travaillé sur les premiers films parlants de Jean Renoir, avant d'assister Zoltan Korda sur ses grands spectacles britanniques en couleurs, pour finalement se lancer dans l'écriture et la mise en scène aux États-Unis, mais uniquement durant l'année 1945. À l'instar de sa future épouse, il se retira dans l'anonymat le plus pur d'une ferme francilienne dès la fin des années 1940, ne réapparaissant dans le monde de l'image que très brièvement, à l'aube des années 1970. On ne peut pas dire que sa réalisation fît entrer Lady on a Train dans la légende : le rythme est assez bien soutenu, entre égarement de son héroïne sur des rails de banlieue et scènes de bagarres au cabaret, mais on est assez loin des grandes comédies subtiles et endiablées de la décennie précédente : le résultat est simplement plaisant, ni plus ni moins. À sa décharge, le scénario n'était pas non plus un matériau à polir comme une émeraude. L'auteur, l'anglo-chinois Leslie Charteris créateur de la série policière Le Saint, ne fait pas toujours dans la finesse, avec cette serveuse aux jambes nues qu'on reluque dans un jeu de miroir, ou ces valets noirs qui tremblent de frayeur comme des enfants à la simple mention du mot "meurtre", scènes déplorables qui alourdissent l'intrigue et qui, je l'espère, ne faisaient plus rire personne à l'époque. Par ailleurs, le récit est parfois brouillon, avec des indices telles les pantoufles dont l'utilité pour le dénouement est hautement contestable, et ces liens confus entre bas-fonds urbains et villas luxueuses de Long Island. La trame a toutefois inspiré d'autres œuvres, dont Agatha Christie pour sa production annuelle, où encore un récent drame raté mais divertissant avec Emily Blunt sous un titre quasi identique, mais sans le slogan hautement vulgaire de l'affiche originelle, heureusement!

En fait, le postulat de départ est palpitant : une jeune femme un peu rêveuse, adorant les romans policiers, est donc témoin d'un assassinat alors que son train s'arrête devant la fenêtre d'un appartement, ce qu'elle s'empresse d'aller dénoncer au commissariat où personne ne la prend au sérieux puisqu'elle brandit son polar comme preuve de ce qu'elle avance! Cela ne manque évidemment pas de générer de nombreux quiproquos, puisqu'elle cherche à la fois à résoudre l'énigme seule en infiltrant la riche demeure de la victime, tout en faisant appel à l'aide de son auteur favori, qui ne demandait rien tant que passer un Noël tranquille avec sa fiancée. Notons au passage que cette comédie hivernale est sortie en plein été, tout comme Christmas in Connecticut à une semaine d'intervalle, choix assez curieux quand on y pense. Le vrai problème, c'est que le traitement de ces quiproquos loufoques n'en finit plus de patiner au bout d'un moment. Au début, il est assez drôle de voir l'héroïne suivre le romancier au cinéma, quitte à faire déloger toute la salle à force d'allers-retours, l'histoire regorgeant d'autres bons moments à montrer l'héroïne se déguiser en fauteuil pour enquêter dans un grenier, quand elle ne joue pas à la chanteuse de cabaret prête à allumer son adjuvant sous les yeux de sa bien-aimée capricieuse! Mais à la fin, on finit par se désintéresser de l'énigme. Les suspects, qui gravitaient autour d'un riche homme d'affaires dans l'espoir d'un héritage, manquent de vigueur pour captiver, les déboires conjugaux de l'écrivain tournent en rond car il est écrit d'entrée de jeu que sa compagne est une harpie, et la vie privée de l'enquêtrice est inexistante. Certes, elle se débat avec son agent et parle une fois à son père au téléphone, mais on aurait aimé voir d'autres facettes d'un personnage uniquement défini par son dynamisme et son répondant.

Deanna est évidemment idéale dans ce type de rôles : j'ai toujours maintenu que, si son registre dramatique était fort limité, elle fut une artiste comique de grand talent dès son plus jeune âge. Alors, avec un peu plus de maturité, elle atteint l'un de ses sommets : agile et charismatique, elle n'a pas peur du ridicule pour amuser la galerie, et n'hésite pas à décocher un sourire ravageur à ses ennemis pour obtenir ce qu'elle veut. Difficile de ne pas être sous le charme! J'admire surtout la manière effrontée, et cependant très digne, qu'elle a de s'imposer un peu partout, prétendant avoir été invitée dans la villa alors que deux molosses qui ne l'ont bien sûr jamais vue lui courent après : elle ment avec cette spontanéité enfantine qui a fait son succès, tout en conservant l'allure d'une grande dame que plus rien n'étonne. Le mélange est irrésistible, et l'actrice est décidément parfaite pour incarner ce personnage plein d'imagination.

Cerise sur le gâteau, elle chante trois chansons qui constituent son apogée dans le registre non lyrique, chose idéale pour se marier à ce film à l'ambiance moderne, loin des contes de fées d'antan. La première, c'est évidemment la version anglaise de Stille Nacht, heilige Nacht, qu'elle chante à son père au téléphone en un moment de grâce qui fait monter les larmes aux yeux de l'homme qui était venu la liquider en cachette. Malgré le comique de cette situation contrastée, on se situe ici davantage dans la veine des comédies adolescentes, où Deanna princesse des anges fait preuve de toute sa délicatesse pour enchanter l'univers entier, des brebis aux loups. Les chansons de cabaret, alors qu'elle enquête sous une fausse identité, sont autrement sulfureuses : Give Me a Little Kiss lui permet par exemple de dévoiler une sensualité classe que même ses premiers films en tant qu'adulte encore trop sage ne permettaient pas de soupçonner, à la manière qu'elle a de se rapprocher et s'éloigner aussitôt du visage des hommes, qu'elle cherche d'ailleurs moins à séduire qu'à amadouer pour la bonne cause! Admirons surtout à quelle point sa voix swingue très bien, chose pas si facile à faire quand on est spécialisé dans le lyrique. Quant à Night and Day et son introduction envoûtante en plongée, elle révèle une jeune femme maîtresse de ses sentiments, qui invite aux rêves et aux fantasmes tout en réalisant elle-même que son admiration pour le romancier est sûrement plus que littéraire. La voix, plus lyrique qu'il ne le faudrait sur cette partition, est aussi un refuge alors que cette déclaration d'amour déguisée en numéro pour tout un public la projette dans l'intensité de l'inconnu.

Pourtant, bien que l'actrice domine le film avec aplomb, elle n'est nullement aidée par une équipe technique qui avait visiblement pour mission d'écorner son image! Ainsi, lorsqu'elle est surprise dans le manoir de Long Island et qu'on la prend pour la petite amie vulgaire de la victime qui doit hériter de tout, Ralph Bellamy ne laisse pas d'exprimer sa surprise devant le bon goût d'une héroïne qui parvient à rester digne même dans les situations les plus embarrassantes. Certes, ses bonnes manières sont innées et font tout son charme, mais la chose est assez ironique lorsque l'on réalise comment la pauvre actrice est affublée jusqu'à la dernière scène! Entre l'imperméable trois fois trop grand, la belle coiffure qui devient celle de Fifi Brindacier sous la pluie, la plume de perdrix fichée à l'envers et les cheveux en forme de bagel derrière une tête ornée d'un pompon, c'est un feu d'artifice de tout ce qu'il ne faut surtout pas faire pour conserver un semblant d'amour-propre en public! Sans parler de ce réveil ébouriffé dans l'appartement de l'écrivain! Un moyen pour la star de casser un peu son image trop propre auprès d'un studio omniprésent? Je ne saurais dire, mais après le costume de chevrière de Chanson d'avril et le maquillage à la truelle de Can't Help Singing, force est de constater que le glamour de l'Universal laissait parfois beaucoup à désirer!

Le reste de la distribution n'est pas aussi textilement déshonoré, ce qui est un peu injuste! Cela dit, la fiancée excédée est un mannequin professionnel qui présente ses plus belles pièces en avant-première des films : on ne pouvait décemment pas lui offrir un drap pour Noël. Celle-ci est incarnée par l'élégante Patricia Morrison, peu connue au cinéma en dehors d'un petit rôle dans Sherlock Holmes face à Basil mon amour, ou dans celui de l'impératrice Eugénie du Chant de Bernadette. Elle fut avant tout une actrice de théâtre ayant connu ses plus grands succès dans Kiss Me, Kate et Le Roi et moi, et chose tout à fait surprenante, elle n'est décédée que très récemment à l'âge de 103 ans! À ses côtés, nous retrouvons David Bruce dans le rôle de l'auteur pourchassé, qui après recherche n'était autre que le père d'Amanda McBroom, l'autrice de la ballade The Rose de Bette Midler. Le monde est petit. Mona Plash en personne, Jacqueline deWit, est aussi de la partie dans le rôle d'une secrétaire-esclave qui tient la chandelle, tandis que Ralph Bellamy surprend dans un rôle plus trouble qu'à l'accoutumée. À l'ouest, rien de nouveau pour Elizabeth Patterson, Dan Duryea, Allen Jenkins et surtout Edward Everett Horton dans des rôles taillés sur mesure pour eux, tandis que George Coulouris incarne l'archétype de l'antagoniste ombrageux ami des chats. Soyons honnêtes, aucun de ces interprètes sympathiques n'a grand chose à faire dans ce film, tout entier centré sur la star principale. Mais c'est au moins la preuve que même dans un studio mineur dans la hiérarchie artistique d'alors, on pouvait constituer un casting assez prestigieux malgré tout. L'autre grand nom attaché à cette production, c'est Miklós Rózsa, même si ce n'est clairement pas pour cette partition sans âme qu'on se souviendra de lui.

En définitive, il n'est pas absolument facile de dire du bien de Lady on a Train. On est certainement diverti à plus d'une reprise, mais rarement pour son histoire ou ses qualités visuelles. À en juger par le catalogue du studio cette année-là, ça semble tout de même avoir été le film le plus important de leur répertoire, avec La Rue rouge et Le Suspect, deux films noirs évidemment moins drôles que cette comédie, mais aussi plus renommés grâce à leurs réalisateurs autrement reconnus. J'en reviens donc à ce que je disais au départ : cette enquête policière doit tout à son actrice principale et à sa voix d'or. Aussi ne feindrons-nous pas la déception : Deanna est irrésistible et donne assurément sa meilleure performance comique d'adulte, grâce à un art du grotesque atténué par un raffinement qui ne se dément jamais, et à un art de la séduction qui tranche avec l'image trop sage de l'ancienne enfant-star. Les trois chansons ne sont qu'un prétexte pour faire marcher la recette qui a toujours fait son succès, mais quand on atteint ce degré de grâce mâtinée d'espièglerie et d'un brin de gravité, on ne peut qu'applaudir! L'essentiel était de faire rire, et c'est un pari réussi!

lundi 8 novembre 2021

Dilili à Paris



Bien que l'ayant découvert à un âge avancé, j'aime finalement beaucoup le cinéma d'animation de Michel Ocelot. J'avais entendu parler de Kirikou depuis toujours, mais je me disais que c'était "pour les enfants", aussi n'y avais-je jamais vraiment prêté attention, jusqu'à ce que je découvre les décors marocains d'Azur et Asmar. Mon dieu ! Je fus tellement ébloui que je me suis empressé de regarder les aventures du héros africain dans la foulée, ce qui ne m'a pas déçu : la beauté visuelle de l'ensemble, ses couleurs chatoyantes et une histoire sur la tolérance forment un tout parfait. La seule chose que je reproche à ces dessins animés, c'est le doublage, les comédiens se croyant obligés de parler d'un rythme saccadé, sans faire grand cas de leur public juvénile qui gagne toujours à être éduqué avec des manières d'adultes, au lieu d'être ramené à sa condition puérile. Le problème vient peut-être de moi, mais à trois ans, je ne supportais pas qu'on me lût une histoire avec un ton affecté supposément adapté aux enfants : une voix bien posée, aux inflexions fermes, et qui ne met pas en doute l'intelligence des êtres en plein apprentissage du monde, m'a toujours parue plus noble. Sans surprise, les mêmes sons déconcertants se laissent entendre chez Dilili à Paris, l'héroïne passant toutes ses journées à répéter avec le même ton emprunté : "Je suis heu-reu-se de faire votre connaissance." Chose qui finit par agacer prodigieusement au bout de trois minutes ! Ce n'est toutefois que son moindre défaut, ce qui est un peu dommage quand on sait que j'avais très envie d'aimer le film, au point que j'ai même acheté le disque les yeux fermés.

Et pour cause : l'histoire est celle d'une fille franco-kanake qui visite le Paris de la Belle Époque, croisant au passage tous les grands noms du monde artistique français, et menant conjointement une enquête avec son ami Orel afin de déjouer une conspiration misogyne. Visuellement, c'est évidemment superbe : Michel Ocelot a retouché des photographies de la capitale pour y incruster ses personnages animés et son ambiance Art Nouveau, syncrétisme assez savoureux qui donne beaucoup d'élégance à la place Vendôme, à la butte Montmartre, aux différents étages de l'opéra Garnier, et à la piste de danse du Moulin Rouge. Euh… Vous avez cinq ans, Mademoiselle ! Enfin, peu importe, car l'héroïne intrépide ne fait pas son âge. Et c'est tout à l'honneur du métrage de proposer un portrait de fille forte et indépendante, qui sait prendre les choses en mains, n'hésite pas à pédaler dans tout Paris pour sauver une vie, et a le bon sens de se méfier des gens louches qui tentent de l'aborder. Dilili est un vrai modèle pour les enfants d'aujourd'hui, cassant les codes de la demoiselle en détresse auxquels son genre et son âge auraient pu la rattacher chez des esprits moins subtils. Le duo qu'elle forme avec Orel, un adolescent non moins habile, fonctionne d'ailleurs joliment, car tous deux sont sur un pied d'égalité : on peut aussi bien s'identifier à l'une comme à l'autre, car chacun est éminemment positif et entreprenant, tout en consacrant la notion d'entraide comme vertu suprême.

Du point de vue féministe, l'histoire est ainsi particulièrement plaisante, d'autant que Dilili est entourée de femmes fortes qui savent s'unir pour sauver certaines des leurs. L'adjuvante principale est la cantatrice Emma Calvé, doublée par la volontaire Natalie Dessay, qui n'a pas peur d'aller dans les égouts en bateau-cygne, ou à l'inverse de s'élever dans les airs en dirigeable. À ses côtés gravitent Sarah Bernhardt, passée maîtresse dans l'art de faire marcher ses relations afin de sauver les filles kidnappées, Louise Michel, qui a instruit Dilili sur le bateau les ramenant de Nouvelle-Calédonie, ou encore Marie Curie, toujours de bon conseil. Les hommes ne sont pas en reste, puisque chacun apporte sa pierre à l'édifice pour aider les protagonistes dans leur enquête, à commencer par Louis Pasteur pour son savoir médical, mais aussi le futur Édouard VII pour son témoignage discret.

À l'inverse, les antagonistes sont une secte de Mâles-Maîtres, qui enlève les femmes de Paris pour les réduire au rang de siège afin de promouvoir la domination masculine. Ici, la critique devient extrêmement lourde, avec des images terrifiantes qui ne manquent pas d'évoquer la situation épouvantable des femmes afghanes masquées de la tête aux pieds. Disons que Michel Ocelot n'a pas eu peur de forcer le trait avec l'image des chaises, mais on ne peut pas dire que cette facette de l'intrigue serve son propos féministe : d'un glauque insondable, cette métaphore est le point d'aboutissement d'une enquête cousue de fil blanc, qui ennuie même poliment dans une certaine mesure, d'où un décalage assez violent qui ne me convainc pas. Surtout, si la fin heureuse permet de se rassurer quant au sort des filles libérées (ne feignez pas la surprise, c'est un film pour enfants !), on aurait aimé savoir ce que deviennent les femmes adultes elles-mêmes victimes de ce destin atroce : on suppose qu'elles sont sauvées lorsque le réseau est démantelé, mais il est dommage que l'histoire les laisse pour compte alors qu'il aurait été bouleversant de les voir revenir à la vie. Et s'il est plaisant de savoir ce que devient la geôlière, dire qu'une femme entre deux âges a été enfin "éduquée" est par trop simpliste, comme si elle n'était pas assez maîtresse d'elle-même pour avoir conscience de ce qu'elle a fait pendant tout ce temps.

L'autre problème impliquant les Mâles-Maîtres, c'est que le metteur en scène ne peut se départir d'une forme de racisme, chose qui semble incroyable quand on y pense, lui qui a toujours milité à travers ses dessins en faveur des différences et des autres cultures, avec des héros noirs, métisses ou basanés tout à fait mémorables. Malheureusement, les faciès choisis pour les antagonistes sont hyper racistes. L'homme qui cherche à enlever Dilili tout au long du film est notamment une caricature extrême-orientale avec un teint exagérément jaunâtre, et des yeux bridés quasi bestiaux que même Disney n'aurait osé imaginer. Idem pour le maître de la confrérie avec son allure monstrueuse de pacha déformé. Certes, les autres méchants sont blancs, mais ça ne suffit pas à atténuer le malaise ambiant concernant ces deux personnages. D'autant que, à moins de considérer Orel comme métisse, ce qui n'est pas précisé, aucune personne de type asiatique n'est montrée dans le film, alors dommage de se montrer très positif envers les Kanaks si c'est pour se planter aussi lamentablement sur le reste du monde.

L'apprentissage du racisme par Dilili en personne est par bonheur mieux amené, à voir son air blasé devant certains gendarmes qui se croient obligés de lui parler en "petit nègre" bien qu'elle ait cent fois plus de vocabulaire qu'eux. Néanmoins, la réussite est fortement tempérée par l'idée que le métissage de l'héroïne ne lui pose jamais aucun problème. C'est ce qui devrait être le cas dans un monde normal, mais ce portrait très rose d'une France tolérante à la Belle Époque n'est pas convainquant. L'introduction brillante sur le zoo humain est notamment une forte déception, car cette pratique n'a même pas le temps d'être critiquée qu'elle s'évapore comme par magie. Ainsi, comment Dilili peut-elle se retrouver dans un zoo un jour, pour loger chez une baronne et se promener en calèche le reste de la semaine ? Si l'histoire avait préféré montrer une fille déterminée à s'émanciper d'un emprisonnement immonde pour se faire sa place par elle-même dans la société, la voir triompher des préjugés eût été intéressant. Mais en l'état, puisqu'elle mène un mode de vie bourgeois et a déjà tout sur un plateau dès le départ, son parcours perd beaucoup de sa force. Par ailleurs, imagine-t-on un instant que sur la centaine de grands noms cités, il n'y en ait pas un seul qui n'ait été raciste au quotidien ? Je comprends la volonté de Michel Ocelot de montrer un autre monde possible, mais il ne fait que s'égarer à vouloir aller trop loin dans l'utopie.

Au-delà de la question des couleurs traitée avec maladresse, le film est surtout réactionnaire sur le plan social. En effet, l'écriture est tout à la gloire du carnet d'adresse de prestige déplié par le réalisateur, ce Who's Who gigantesque étant d'ailleurs l'aspect le plus drôle de l'histoire pour nous autres adultes, mais à ne faire qu'encenser la strate sociale dominante, le récit commet l'erreur de dénigrer ostensiblement les échelons moins élevés en retour. Ainsi, lorsque Orel et Dilili atterrissent dans les bas quartiers au gré de leurs péripéties, ils ne rencontrent que des gens rustres et vulgaires, fortement portés sur la boisson. Orel recommande alors à son amie de ne jamais devenir comme eux, ce qui a peu de chance d'arriver vu que la demoiselle habite dans un hôtel particulier! Or, à aucun moment les causes de la misère ne sont évoquées! D'après le film, les pauvres semblent avoir mérité leur sort, comme pour les punir de leurs péchés, alors que les héros sont si bien dans leur entre-soi mondain et richissime qu'il convient d'imiter. Ainsi, le gratin français de l'époque est composé d'artistes affables, qui n'ont jamais de sautes d'humeur et ne feront jamais montre d'orgueil (Rodin et Camille Claudel sont notoirement complices !), et tous sont là pour venir en aide à Dilili sans jamais la ramener à son métissage. Pour ça, on a les gens du peuple, à l'instar du chauffeur d'Emma qui apprendra heureusement à devenir tolérant sous l'influence de sa riche patronne, ou des journalistes qui, malgré leurs propos racistes envers l'héroïne, ne sont jamais noircis comme les ouvriers puisqu'ils ont le bon sens de côtoyer d'assez près les gentes dames et les nobles messieurs.

Le film va jusqu'à commettre l'affront de ne faire intervenir Louise Michel qu'à une unique reprise, dans le boudoir de sa grande amie Sarah Bernhardt chez qui elle sirote son thé dans une débauche de luxe inouïe. Louise Michel ! Si l'intention de la présenter au jeune public est hautement louable, comment peut-on passer sous silence son action, son militantisme et ses années d'emprisonnement, pour ne lui faire dire que deux répliques vaguement révolutionnaires sur un fauteuil doré? Certes, elle a le bon goût de s'habiller d'une robe noire toute simple qui tranche avec le rougeoiement du salon, mais pouvait-on faire plus grand contresens ? Elle ne semble faire acte de présence que pour apparaître comme la caution de gauche de l'histoire, tandis que la bourgeoisie continue de s'empiffrer dans les palaces pour le plus grand ravissement de Dilili. Vous noterez d'ailleurs que les filles libérées appartiennent toutes à la haute société à en juger par les toilettes de leurs parents qui viennent à leur rencontre : la caste est sauve, les employés peuvent se réjouir de rester au contact de personnes si belles et argentées, tandis que les putes et les ouvriers peuvent bien crever dans la crasse. Il ne faudrait quand même pas gâcher le souper de ces messieurs au sommet de la tour Eiffel ! Alors, bien sûr que la Belle Époque fut une période foisonnante pour les arts et les sciences, bien sûr qu'il reste extrêmement plaisant de voir défiler cette galerie de grands noms pour se remémorer les plus belles phrases de Marcel Proust ou les plus belles partitions de Reynaldo Hahn, et bien sûr qu'il est très honorable pour une fiction d'éveiller la curiosité de son jeune public pour l'histoire et la culture, au prix de quelques anachronismes ; mais tout de même, le portrait de la société est extrêmement rétrograde.

Peut-être qu'en tant qu'adulte, je ne suis pas la personne appropriée pour critiquer Dilili à Paris. Il est aussi permis de se laisser éblouir par le charme visuel de l'ensemble et le name dropping passionnant, tout en regrettant que l'enquête sur les enlèvements ne soit qu'un prétexte maladroit pour étoffer ce qui aurait été tout aussi bien sous forme de documentaire. Je vous invite d'ailleurs à voir Paris 1900 de Nicole Vedrès, un excellent assemblage de vidéos d'époque présenté en 1947. Du côté de Dilili, le projet est pavé de bonnes intentions, qui aboutissent toutefois à un discours infernal : le propos féministe et la lutte contre le racisme, avec toutes leurs forces et faiblesses, sont fortement refroidies par une vision de la société assez nauséabonde. Le réalisateur n'a peut-être même pas eu conscience de tout cela en cours de route, ce que je comprends : il est facile de se laisser éblouir par l'univers rassurant de la haute société et oublier de faire grand cas des degrés inférieurs de l'échelle sociale. Ce qui est impardonnable, c'est de justifier les différences comme si elles étaient innées et méritées. Ainsi, les éléments négatifs du film se fracassent sur ses grandes qualités, ce qui laisse perplexe.

dimanche 7 novembre 2021

En pays d'Artense


À cheval sur les départements du Cantal et du Puy-de-Dôme, l'Artense est l'une des régions les plus occidentales de l'Auvergne, à la frontière du Limousin. Une pointe de la Corrèze y pénètre même du côté de Bort-les-Orgues, preuve que l'on se situe bien dans une terre de confins : si les orgues en questions sont bel et bien limousins, le château de Val est quant à lui auvergnat puisque situé sur la commune de Lanobre… Sauf que son propriétaire reste la municipalité de Bort-les-Orgues! Suivre les gorges de la Rhue le long de la D 679, reliant Condat à la célèbre falaise de phonolite, permet d'explorer la partie cantalienne du pays d'Artense, dont le nom celtique signifie "pays des ours". Dommage qu'il n'y en ait plus dans ce territoire joliment boisé, qui reste l'un de mes plus gros coups de cœur de ce voyage.


Les gorges de la Rhue

Si Condat, petite bourgade séparant l'Artense du Cézallier, n'a rien d'exceptionnel en soi, sa situation au bord de la Rhue en fait une station intéressante sur la route du Limousin. C'est à partir de là que l'on peut longer la rivière, affluent de la Dordogne, dans ses méandres les plus pittoresques. Malheureusement, en plein soleil méridien, les photographies ne donnent pas grand chose, mais je vous assure que c'est tout à fait renversant : l'ombre des arbres offre un joli contraste aux roches ensoleillées au bord de l'eau, d'où une promenade très agréable qui donne envie de s'arrêter à tous les recoins.


On traverse la rivière en deux endroits, d'abord par un pont sur la commune de Montboudif, qui offre une vue verdoyante où s'entremêlent le vert foncé des conifères et la clarté des arbres à feuilles caduques, puis un peu plus loin sur le territoire de Saint-Étienne-de-Chomeil, au pont dit des Faux Monnayeurs, qui offre cette vue spectaculaire sur cette roche ciselée dominant les eaux. Voilà qui met dans de bonnes dispositions pour la suite du périple, même si ça n'est qu'une maigre mise en bouche avant l'apparition exceptionnelle de la falaise la plus remarquable du Massif Central.


Pique-nique à Bort-les-Orgues

Et pique-nique en musique, s'il vous plaît! Cela faisait des années que je rêvais de les voir, et je n'ai pas été déçu. Les orgues de Bort sont époustouflants dès qu'ils apparaissent à l'horizon. Ils doivent leur nom musical à leur forme et à leur consistance : en se solidifiant, la lave a formé ces impressionnantes colonnes qui rappellent les tuyaux des instruments des plus belles cathédrales, et pour couronner le tout, la phonolite est une roche qui résonne quand on la frappe. Curieusement, l'acoustique n'est pas excellente sur le site : les voix s'égarent dans ce vaste espace long de deux kilomètres, mais ça n'enlève rien à son caractère d'exception. La plus grande surprise, c'est que cette falaise qui s'élève à seulement 800 mètres du sol est située dans une vaste plaine, de telle sorte qu'on ne voit qu'elle… et qu'elle offre le plus beau panorama imaginable sur l'ensemble de l'Auvergne.


Évidemment, ça ne donne rien en photo, mais en vrai, c'est le point de vue le plus sensationnel qui se puisse contempler. Au nord, les monts Dore forment un écrin protecteur autour du Sancy, qui impressionne toujours autant même à des kilomètres de là. 


Plein est, les gorges de la Rhue se fraient un chemin dans le paysage, indiquant le passage vers les monts du Cézallier.


Au sud, ce sont bien entendu les monts du Cantal et leur célèbre Plomb qui s'offrent au regard. Lorsque celui-ci embrasse ces trois points cardinaux en un même mouvement, une émotion réelle vous saisit. Cette vue est à couper le souffle, et l'on y resterait bien des heures entières à méditer devant tant de merveilles.


Que cela ne fasse pas oublier le côté ouest, lorsque l'on quitte la place : les prairies verdoyantes du Limousin soutiennent fort bien la comparaison même en l'absence de volcans pour les surplomber. La récompense ne s'obtient toutefois qu'au prix d'un effort surhumain, puisque l'accès au site par la D 127 est incroyablement vertigineux, avec cette route étroite qui s'élève au-dessus du vide en contournant la falaise. Heureusement qu'il n'y avait personne, car j'étais proprement tétanisé par endroits, les mains crispées sur le volant. À tel point que j'ai bien cru rester coincé au sommet pour l'éternité après cette ascension rocambolesque, avant de découvrir que l'on peut redescendre par la D 979, nettement moins remarquable, mais au relief bien plus doux! Cela dit, je suis content de cet exploit!


Le château de Val

Si la nature n'est pas votre tasse de thé et que la matière ouvragée vous semble plus rassurante, sachez que Bort-les-Orgues est aussi connue pour son barrage sur la Dordogne, qui permet au fleuve de s'élargir en un lac de retenue assez impressionnant, sur les rives duquel s'égrainent des plages touristiques surveillées avec élégance par le château de Val. Achevé au XVe siècle, ce château fort est tout simplement lumineux, loin de l'austérité médiévale d'un Sarzay ou d'un Anjony. Il était à l'origine située sur une hauteur, mais la vallée a été engloutie par le barrage. La promenade ombragée le long du lac permet de l'admirer sous toutes ses coutures, et agrémente joliment une fin d'après-midi estival. Le sentier est en revanche un vrai terrain de jeu, avec notamment un dénivelé à pic. Pas étonnant que les lieux aient servi de décors à un film de cape et d'épée comme Le Capitan, où l'insupportable Jean Marais gravit les murs du château à l'aide d'un poignard. L'acteur a refusé d'être doublé et a vraiment atteint le sommet de la tour par lui-même, sans aucun filet de protection. Ce qui, même si je n'aime pas son jeu, lui vaudra de ma part un respect infini, car ce n'est clairement pas moi qui ferais ça! À la place, je me suis sagement contenté de me rapprocher de Mauriac par une vallée accueillante, gravir la montagne de phonolite m'ayant donné mon content d'émotions pour la journée!

samedi 6 novembre 2021

Cratère et pierres de lave


Après le puy de Sancy et surtout les roches Tuilière et Sanadoire, je m'en fus donc à Besse-et-Saint-Anastaise, une commune du Puy-de-Dôme ayant l'insigne avantage de contenir sur son territoire un centre-bourg de style Renaissance, un lac de cratère unique en son genre, des cascades que je n'ai pas vues, et même une station de sports d'hiver. En quelque sorte, il y en a pour tous les goûts, bien que les rues en pierre de lave sombre ne soient pas des plus chaleureuses au premier regard.

Le centre historique

La petite ville mérite cependant le détour pour son patrimoine très riche : Besse est depuis le Moyen Âge une place marchande de la plus haute importance, ce qui permit aux bourgeois du XVIe siècle de moderniser leurs maisons dans le goût d'alors, apparemment sous l'impulsion bienveillante de Catherine de Médicis, elle-même héritière du comté d'Auvergne par sa tante. L'importance du commerce est toujours prégnante de nos jours, puisqu'il n'est pas un rez-de-chaussée qui ne soit occupé par une boutique, allant des fromageries aux ventes de paniers d'osier, en passant par l'étalage horrifiant de peaux de bêtes. La cité n'est pas un haut lieu du véganisme… Pendant la guerre de Cent Ans, Besse fut aussi une place forte, avec une porte de ville surmontée d'un beffroi, et un chemin de ronde surveillé par le château du bailli, représentant des seigneurs de La Tour d'Auvergne et investi de missions militaires, judiciaires et financières.


L'édifice le plus réputé de la ville, mais impossible à photographier correctement, reste cependant la maison dite de la reine Margot, la légende voulant que la tumultueuse reine de Navarre y ait passé une nuit lors de son exil de vingt ans en Auvergne. Rien n'est moins sûr, car aucun document écrit n'en atteste. D'ailleurs, ce bâtiment n'a plus grand chose à voir avec Marguerite, puisque s'y trouve désormais le musée du… ski! C'est sûrement très intéressant pour les passionnés, mais n'en faisant pas partie, je me suis contenté d'en admirer la façade, imaginant non sans humour la princesse Valois s'échapper du château d'Usson à la manière de Marielle Goitschel!


Parmi les autres monuments remarquables, citons encore la maison des consuls, ces représentants jadis élus par les habitants pour organiser la vie économique et politique de la cité ; l'ancien hôpital de Broglie, parrainé au XVIIe siècle par Marie de Lamoignon, comtesse de Broglie et dame patronnesse à ses heures perdues ; le manoir Sainte-Marie des Remparts bâti en 1935 à l'aide d'éléments architecturaux en péril ; et bien sûr l'église Saint-André qui abrite une vierge noire dite Notre-Dame de Vassivière, dont le culte est célébré dans une chapelle éponyme aux confins du territoire communal. L'occasion pour moi de confirmer que je n'ai décidément pas de chance avec les croyants : en effet, à peine venais-je de finir un cantique dans l'église déserte qu'une touriste illuminée, me prenant peut-être pour le chantre des lieux, me sauta dessus pour me demander la direction de la chapelle… dont je n'avais jamais entendu parler à ce moment-là! "Je n'en ai pas la moindre idée!" dis-je en m'enfuyant vers la mairie!


Finalement, même sous un ciel gris, Besse-et-Saint-Anastaise vaut le détour : les maisons anciennes y sont légion, et la pierre sombre est nuancée par les touches rougeoyantes des encadrements de fenêtres et des géraniums qui fleurissent à tous les coins de rues. Celles-ci sont le témoin d'un passé riche et foisonnant, dont on entend toujours les échos aujourd'hui, à en juger par la vie commerçante particulièrement animée qui attire de trop nombreux touristes.


Le lac Pavin

Très touristique également, le lac Pavin a la réputation d'être le plus beau lac d'Auvergne. C'est assurément l'un des plus captivants : ses eaux occupent un cratère profond de 92 mètres et ne se mélangent que très rarement entre la surface et les profondeurs. Les géologues le qualifient ainsi de lac méromictique. Interdit à la baignade, ses eaux profondes sont bourrées de gaz et de bactéries, mais ses eaux oxygénées laissent tout de même place à une vie plus rassurante faisant les beaux jours de l'omble chevalier.


Cette situation particulière, apparemment unique en France, alimente bien des légendes depuis le Moyen Âge, et toujours sous le masque de la tragédie. Il faut dire que ce lac est né de la violence, l'éruption qui l'a créé ayant laissé des traces jusqu'en Suisse, aussi ne s'étonnera-t-on guère de le savoir propice au drame. Son nom vient d'ailleurs du latin pavere qui signifie "être épouvanté". Tout un programme… On raconte par exemple que le village originel de Besse y serait englouti par punition divine et qu'y jeter une pierre le dernier jour de l'année permettrait d'entendre les cloches de l'église chanter toute leur détresse.


En tant que promeneur, l'intérêt du lac vient surtout de ses couleurs chatoyantes sous le soleil, et des multiples points de vue sur les volcans alentour. Le lac Pavin est d'ailleurs situé aux pieds du puy de Montchal qui offre manifestement une vision époustouflante sur les monts Dore et le Cézallier. Dommage que je n'aie pas eu l'information plus tôt, mais le tour des rivages n'est pas en reste, surtout dans la partie orientale où le sentier se met à surplomber une falaise. On peut ainsi admirer le sommet du puy de Chambourguet, mais aussi le point culminant du Sancy, ainsi que toute la face sud-est des monts Dore.


Les eaux virant du bleu roi au bleu turquoise en fonction de l'ensoleillement apportent également une belle variété de nuances au gré de cette balade d'une facilité enfantine, adaptée à tous les publics. Finalement, le seul et unique défaut du lac Pavin, et de l'Auvergne tout entière, c'est qu'il s'agit du temple… de la famille nucléaire. On n'y croisera que des couples hétéros, par essence très mal habillés, et affublés d'enfants en bas âge qui ne regardent pas devant eux et fondent en larmes dès qu'ils se prennent les pieds dans une racine, où qui ont des conversations affligeantes quant à la typologie des excréments d'animaux. Sans parler de ces mères hystériques qui hurlent au moindre danger, le péril en question étant une souche s'élevant à dix centimètres du sol, qui leur donne l'impression que leur rejeton va se suicider du haut de la cathédrale de Milan! Le pire étant qu'on retrouve certaines des mêmes familles croisées la veille au puy de Dôme, mais pas la Francilienne inquisitrice, dieu merci! En attendant, à part moi, les deux seules autres personnes vêtues correctement étaient… un vieux couple gay avec des chapeaux. CQFD. Certes, tout le monde n'est pas tenu de se parer comme une baronne pour aller faire le tour du lac Pavin, mais cela dit, aucun arrêté préfectoral n'impose le port d'anoraks phosphorescents non plus. Alors, je sais que l'hétérosexualité est une souffrance pour tous ces gens privés du gène du bon goût, mais ne soyez pas tristes : ce n'est pas irrémédiable!


La preuve en image! Voici un couple hétérosexuel qui sait comment se vêtir pour faire le tour d'un lac. Vous voyez bien que tout n'est pas perdu! Que l'esprit de la baronne guide les randonneurs à l'avenir! Amen!