jeudi 24 août 2023

40°C à Lalinde



Depuis un an que je circule le long de la Dordogne, je n'avais jamais pris le temps de m'arrêter à Lalinde. Idem pour Beaumont-du-Périgord, autre ville sans cesse traversée mais finalement jamais visitée, souvent parce que je suis pressé de rentrer et que je ne suis pas toujours motivé pour faire des arrêts. Cela dit, ma mission à Limeuil touche à sa fin, et j'ai réalisé que je n'allais pas repasser à Lalinde avant un bon moment : malgré la canicule, hier soir était le seul jour de libre pour y faire quelques pas, ce que je ne regrette pas.


Ce qui m'a totalement décidé à errer une petite heure dans les ruelles de l'ancienne bastide par une température absolument insoutenable, c'est cette vue sur les rives du fleuve, typiquement parsemé de cygnes en cet endroit, le long des îlots émergés entre la grande commune évoquée et sa voisine Pontours. Lorsque l'on arrive de Sarlat, le reflet de l'affreuse église Saint-Pierre-ès-Liens qui se découpe à contre-jour au milieu des oiseaux blancs revêt un charme singulier qui m'évoque, dans une certaine mesure, l'introduction d'Alice au pays des merveilles de Walt Disney, une image qui m'a toujours fasciné. Le cadre est tout de même moins apaisant à Lalinde, puisque le débit de la Dordogne y est autrement tumultueux que dans ce village anglais, mais les cygnes et les algues dans les flots bleus rendent le paysage vraiment bucolique.


Côté ville, le rivage est également peuplé de maisons pittoresques qui se laissent agréablement admirer depuis le pont, passage obligé pour gagner le Périgord noir par la rive sud. J'avais même failli habiter à Lalinde, puisqu'en cherchant un hébergement en Périgord pourpre l'année dernière, j'avais postulé pour une cohabitation chez une habitante de la place, qui n'était cependant pas disponible avant septembre, ce qui ne faisait pas mes affaires. Pas de regret de toute manière, car Bergerac est une ville autrement animée, et plus proche de ma région natale qui plus est.


Ancienne bastide fondée par Henri III Plantagenêt, le cœur du bourg se démarque par son quadrillage presque parfait. Dans l'un des carrés centraux se situe une halle construite en 1865, où les habitants aiment s'arrêter prendre un rafraîchissement.


Ce n'est cependant pas le plus beau monument de Lalinde : on est en droit de lui préférer ce bel édifice médiéval qui accueille aujourd'hui l'office de tourisme intercommunal des Bastides Dordogne-Périgord, dont Lalinde est justement le siège.


Aménagé le long de la Dordogne, cet édifice offre une vue imprenable sur le pont, ce qui rappelle le rôle joué par la ville dans le commerce d'antan entre l'Auvergne et l'Aquitaine.


Trois pas plus loin, la place du souvenir permet elle aussi d'admirer le célèbre fleuve, bordé en cet endroit par une jolie balustrade ajourée. Sur la colline d'en face à Couze-et-Saint-Front, la petite église Saint-Front-de-Colubri s'élève avec discrétion au milieu des bois, ce qui ne l'empêche nullement de faire ombrage au vilain clocher de Lalinde qui lui répond depuis la rive nord.


Pour être franc, les bâtiments les mieux mis en valeur au bord de l'eau ne sont pas les plus charmants de la cité. Loin s'en faut. En témoignent les vestiges du château de Lalinde, dit de la Bastide : deux tourelles d'angle du XIIIe siècle se retrouvent désormais intégrées à ce pastiche du XIXe siècle. L'ensemble est à la fois très laid et complètement fascinant, ce qui est assez troublant.


Mieux vaut tout de même revenir dans les ruelles du centre-bourg pour y collectionner les fenêtres d'un bien meilleur goût : linteaux en accolade…


… fenêtres à meneau…


… façades à colombages…


… ou fenêtres Renaissance, il y en a pour tous les goûts, pour peu que l'on prenne de la hauteur.


Toutefois, le clou du spectacle lindois n'est pas une fenêtre mais une porte. Il s'agit de la bien nommée porte de Bergerac, évidemment ouverte sur l'occident, et dernier témoignage des remparts édifiés autour de la ville au XIVe siècle. La partie haute fut cependant rebâtie deux siècles plus tard, après les guerres de Religion.


Ces quelques vues font de Lalinde une étape agréable sur la route de sites autrement pittoresques dans la vallée de la Dordogne, vallée qui mériterait d'ailleurs d'être classée à l'Unesco vu toutes les beautés naturelles et patrimoniales que l'on peut y admirer tous les dix mètres. Lalinde souffre un peu de la comparaison avec des villages justement plus célébrés, mais la découverte de l'ancienne bastide fut loin d'être indigne en cette chaude soirée d'août. En regagnant Bergerac, je n'ai pas manqué de suivre le canal de Lalinde, difficile à photographier au bord de la grand route, mais absolument ravissant au soleil levant ou déclinant, lorsque les rayons dorent les feuilles des platanes dans la pénombre. De curieux aménagements hydrauliques en aval de la Dordogne seront évoqués prochainement, de même que de nouvelles découvertes cinématographiques qui m'ont permis de passer des soirées au frais devant l'écran d'argent, de l'effervescente Barbie à la plus solennelle Anatomie d'une chute. Stay tuned !

samedi 12 août 2023

Cingle et confluent


J'ai la chance de travailler à Limeuil pour tout l'été, depuis début juillet jusqu'à fin août. Je n'avais jamais entendu parler de ce village avant d'arriver à Bergerac l'année dernière, et je trépignais depuis d'impatience pour le visiter. Je profite donc des pauses dîner pour joindre l'utile à l'agréable, sans compter que j'ai vue sur le confluent formé par la Dordogne et la Vézère depuis mon bureau. Et comme j'adore mon travail, il n'y a décidément que du positif à retirer de ce séjour.


Classé parmi les plus beaux de France, le village mérite le détour pour ses maisons pittoresques qui s'étagent à flanc de colline, et surtout pour son réseau hydrographique de toute beauté. En effet, la commune est le point de rencontre d'un fleuve majestueux en provenance d'Auvergne et d'une somptueuse rivière prenant sa source dans le Limousin. Et ce n'est pas tout, puisque la Dordogne augmentée de la Vézère eut le bon goût de former un cingle surprenant à l'ouest du village, ce qui rend la navigation particulièrement plaisante le long des berges. Comme j'ai profité de la chaude soirée d'hier pour nager d'un cours d'eau à l'autre, c'est l'aspect aquatique que je choisis de mettre en avant pour ce premier article consacré à cette localité fort attrayante.


Cette proximité de l'eau fit de Limeuil un centre de batellerie d'importance au cours des XVIIIe et XIXe siècles. La rue principale du village, qui descend le long de l'éperon rocheux, se nomme d'ailleurs rue du port, témoignage du dynamisme économique d'antan, aujourd'hui supplanté par le tourisme.


Deux ponts, sur chacun des cours d'eau, furent construits à partir de 1891, avant d'être agrandis au cours du XXe sicle afin de permettre aux voitures de mieux s'y croiser. Leurs arches s'observent parfaitement depuis les jardins panoramiques installés tout en haut du village, à l'emplacement de l'ancien château fort, lesquels feront l'objet d'un prochain article.


En attendant, les ponts et le confluent sont également très bien mis en valeur depuis le jardin de l'hôtel de ville, où diverses plantes roses se marient élégamment au bleu des eaux qui se rejoignent, sous l'ombrage d'une tonnelle de vigne vierge fort agréable. C'est l'endroit idéal pour manger son pamplemousse du midi ! Avec les gens en terrasse sur le port et ceux qui se baignent sur chaque rive, on a vraiment l'impression d'être en vacances au travail, c'est fabuleux !


Je ne fais jamais de publicité pour les restaurants car j'ai horreur de m'y sustenter, mais notez qu'il existe un bistro très recommandable rue du port, qui a le bon goût de proposer une salade végétarienne fort copieuse avec des fraises, ainsi qu'un succulent gâteau au chocolat recouvert de mousse. Ce qui n'est malheureusement pas très diététique : moi qui me réjouissait d'avoir perdu 24 kilos l'automne dernier et d'avoir gardé le cap toute l'année, voilà que j'ai déjà repris 3 kilos en un mois. C'est catastrophique. Même en ne mangeant que des légumes pendant une semaine pour compenser, le résultat sur la balance ne baisse plus depuis fin juillet, ce qui me désespère.


Pour me refaire une santé, j'essaie donc de marcher le plus possible dès que je peux. Je m'amuse à remonter la très raide rue du port au pas de course, au grand étonnement des touristes qui doivent se demander qui peut bien être assez masochiste pour s'infliger ça, et quand j'ai un peu plus de temps devant moi, je prends également plaisir à sortir du village historique pour admirer les fresques médiévales de la chapelle Saint-Martin, ou pour contempler les falaises calcaires du cingle depuis les hauteurs.



En rejoignant la rive d'en face, sur la plage de Sors à Alles-sur-Dordogne, on peut admirer ces superbes roches striées de traits horizontaux de plus près. C'est un autre endroit idéal pour pique-niquer.



Si Limeuil a donné son nom au cingle, les falaises les plus impressionnantes se situent très exactement dans le territoire limitrophe de Paunat, autre village touristique renommé pour son église abbatiale qui compte parmi les plus anciennes de Dordogne, et que je n'ai pas encore visitée.



Cet environnement minéral peint de belles couleurs froides rappelle l'importance de la pierre dans l'histoire du Périgord. Ces vues sont évidemment moins spectaculaires que celles, plus célèbres, de la vallée de la Vézère aux Eyzies ou de la vallée de la Dordogne à La Roque-Gageac, mais le tableau n'en est pas moins envoûtant.



Dans leur prolongement occidental, les falaises ressemblent par endroit à des cheminées de fées, ce qui ne manque pas de stimuler l'imagination pour donner envie d'écrire des contes en lien avec la Préhistoire, ou avec des bateliers qui feraient des rencontres mystiques sur un chemin de halage.



Le cingle de Limeuil est cependant moins connu que son voisin, le cingle de Trémolat, un méandre plus étroit d'où rayonnent des champs multicolores qui rendent cet autre point de vue enchanteur. Toutefois, les falaises de Limeuil m'inspirent davantage. Des images du bourg médiéval et des jardins magiques suivront dans les jours qui viennent : affaire à suivre !

mardi 8 août 2023

f(x) = ax + b


Ce n'est pas du tout d'actualité, mais je viens enfin de terminer Proof, un film sorti en 2005 dans lequel Gwyneth Paltrow incarne une mathématicienne luttant contre la folie dans l'espoir d'achever l'œuvre de son père. Adaptée d'une pièce écrite par David Auburn, qui remporta le célèbre prix Pulitzer cinq ans plus tôt, cette fiction a été réalisée par John Madden, le type qui avait déjà dirigé Gwyneth dans le fameux Shakespeare in Love, avant de se reconvertir en animateur de maison de retraite avec les aventures de Mémé Dench aux Indes. Je dois avouer que j'ai eu beaucoup de mal à entrer dans le film, ce qui m'avait conduit à faire une pause de plusieurs mois, avant de m'y remettre cet été. Surprise : la dernière heure est bien plus captivante que l'interminable introduction.

Je pense que j'avais été refroidi par deux choses. D'une part, l'impossibilité du metteur en scène à rendre son sujet cinématographique : n'arrivant pas à masquer l'origine théâtrale de son huis clos peuplé de seulement quatre personnages dans une maison meublée de carnets d'équations, il lui était certainement difficile de passionner son public à partir d'un langage mathématique. Après, le pauvre homme n'y est pour rien si je reste hermétique à cette langue : après une scolarité en dent de scie dans cette discipline, alternant entre les 8 et les 18 d'un exercice à l'autre sans jamais trouver de juste milieu, j'avais heureusement fini par avoir le déclic grâce à mon excellente professeure de première, la dame n'hésitant pas à illustrer, avant chaque chapitre, à quoi celui-ci avait servi concrètement aux hommes à travers l'histoire. Elle nous parlait autant de l'utilisation des dés pipés à travers les âges que du film Matrix, tant et si bien que j'avais fini le lycée avec 17 au bac de maths, ce qui était franchement inespéré dans cette matière ! J'ai bien entendu oublié tout cet apprentissage 17 ans plus tard, mais je garde cette petite fierté d'avoir compris, à un instant de mon existence, le sujet complexe des fonctions dérivées ! Par bonheur, Proof est finalement moins mathématique que littéraire : cela reste une pièce digne d'intérêt sur les conflits familiaux et le rapport à une psyché défaillante, sachant que la seule lecture d'une formule pendant le film est en réalité un poème sur les saisons que le pauvre père devenu fou a pris pour une démonstration scientifique de génie. Ainsi, le texte ne s'égare pas dans les méandres des f(x) et compagnie, mais l'entrée en scène, filmée de manière assez laborieuse par John Madden, ne mettait pas exactement dans les meilleures dispositions pour se laisser prendre au jeu.

L'autre difficulté à surmonter, c'est le caractère de l'héroïne, Catherine, une gentille personne qui tâche de faire au mieux pour s'émanciper des tares de son père sans pour autant renier son héritage et son talent, mais qui passe l'ensemble du film dans une dépression si profonde qu'il est parfois assez difficile de la suivre. Tout du moins ce personnage nécessite-t-il un temps d'adaptation pour passionner le spectateur, et ne pas donner envie à celui-ci de se trancher les veines avec une feuille de calcul ! Par ailleurs, si les joutes entre Catherine et son père sont électrisantes, les deux autres personnes qui gravitent autour d'elle sont d'horribles clichés qui plombent un peu tout ce que l'histoire a d'intéressant à raconter. Je ne sais pas ce qu'il en est dans la pièce, mais peut-être qu'une interprétation plus affirmée de ces deutéragonistes aurait rendu le film plus fort. En l'état, nous nous retrouvons avec une grande sœur matérialiste, qui coche toutes les lignes de son agenda dès qu'une action programmée a été accomplie, et qui jalouse de la complicité de Catherine avec leur père et de leur génie qui lui échappe ne fait rien pour vraiment soigner celle-ci. Hope Davis reste très sobre dans cette caractérisation, pour servir de contrepoint à l'héroïne nerveuse tout en apportant des nuances bienvenues montrant que Claire a sa propre complexité, mais cette performance reste tout de même trop superficielle pour rendre cette personne vraiment humaine.

Pire : Jake Gyllenhaal, qu'on a beaucoup de mal à imaginer en scientifique brillant, campe un adjuvant intègre qui ne cherche jamais à nuire à l'héroïne, et qui prend au contraire le contrepied de la sœur pour l'aider à surmonter ses névroses. Problème : ces personnages n'existent pas dans la vraie vie. Le théâtre et le cinéma sont certes supposés nous vendre du rêve, mais dans le monde réel, la pauvre Catherine se serait fait piquer sa découverte révolutionnaire et aurait fini ses jours à l'asile sans le moindre état d'âme pour son entourage. L'interprétation très lisse de l'acteur ne permet pas à un tel personnage d'être crédible. Les personnes gentilles attirent toujours des gens qui cherchent à tirer d'elles un bénéfice, et je ne crois pas qu'Hal soit une Audrey Hepburn cachée pour être réellement bienveillant envers Catherine. Tout l'intérêt du texte est de nous faire douter d'Hal pour nous placer dans le point de vue tourmenté de l'héroïne, mais impossible de croire à un tel dénouement à la manière dont l'acteur se comporte dans le film. Dans tous les cas, il ne s'agit jamais d'un être en chair et en os : il aurait fallu un comédien bien plus vigoureux pour résoudre cette difficulté majeure posée par le scénario.

La découverte d'un mystérieux carnet permet assurément au film de rebondir après un premier acte difficile d'accès. À partir de là, un véritable mystère anime le propos, puisqu'il s'agit de savoir qui, de Catherine ou de son père, est l'auteur de la formule extraordinaire supposée révolutionner je ne sais quoi dans le monde des nombres premiers. Luttant contre la folie, et craignant de plonger dedans si elle se remet à faire des calculs, l'héroïne doit chercher dans les fragments épars de sa mémoire pour se souvenir de ce qui s'est passé à l'époque, sachant qu'outre le savoir scientifique, elle a aussi hérité de l'écriture de son père, ce qui rend difficile l'identification du véritable auteur. La voir chercher en elle-même, le visage tendu et les yeux plissés, alors que la moindre évocation du patriarche la plonge dans une profonde léthargie dont elle risque de ne pas revenir, reste finalement passionnant à observer, malgré l'environnement froid, et donc assez opaque, dans lequel cette recherche a lieu. Cela dit, ce dynamisme qui m'a finalement permis de me laisser prendre au jeu est en grande partie dû à l'écriture : la mise en scène de John Madden reste quant à elle trop classique pour se démarquer, ce qui n'est finalement guère étonnant vu sa filmographie. Alternant entre retours dans le passé et scènes du temps présent dans une maison qui se vide, il filme cette quête d'une manière tout à fait correcte, avec parfois un montage haletant qui révèle un bout de solution sans en dire trop tout de suite, mais sans jamais donner au projet une dimension hautement cinématographique. C'est une jolie adaptation d'une bonne pièce théâtrale, ni plus ni moins. Les séquences improbables qui s'enchaînement dans la seconde partie, avec une course-poursuite contre une voiture à toute allure, un lancer de carnet qui arrive comme par hasard à destination, ou encore l'inévitable croisement de regards parmi la foule d'un campus, ne sont clairement pas les témoins d'une mise en scène très inspirée.

Ce qui rend donc Proof totalement divertissant en fin de compte, c'est l'interprétation d'Anthony Hopkins et de Gwyneth Paltrow. L'acteur britannique de légende est vraiment très bon dans cet excellent second rôle de scientifique passionné par son art doublé d'un père aimant, mais qui ne se rend pas compte qu'il sombre dans la folie et ne réalise pas qu'il en est à l'hiver de son existence. C'est en quelque sorte la répétition générale de sa performance exceptionnelle dans The Father, le grand film de Florian Zeller sur la perception du monde à travers la démence. Gwyneth Paltrow prouve de son côté, mais il n'était déjà plus besoin de le démontrer en 2005, qu'elle fut une grande actrice. On peut trouver la dame irritante dans la vraie vie, mais elle n'a certainement pas volé sa renommée cinématographique bien qu'elle eut la chance de tout avoir sur un plateau à la naissance. Les cinéphiles se sont longtemps moqués d'elle à cause de son Oscar supposément volé à Cate Blanchett, mais il est aussi permis de trouver en Gwyneth une actrice tout aussi intéressante que sa collègue prestigieuse. Car ce qu'elle perd en charisme par comparaison, elle le compense par un jeu toujours juste, et finalement plus en retenue, que celui de l'Australienne emphatique (ce qui, en aparté, n'inclut pas sa brillante composition dans Tár, où la sobriété avec laquelle elle tempère sa théâtralité légendaire m'a totalement surpris). Bref, pour en revenir l'insupportable dame qui se lave les fesses avec du marc de café, elle est totalement dans son élément ici : fière, certainement distante, absolument convaincante dans le portrait du doute et de la dépression, avec un visage naturellement fatigué sans maquillage qui soutient parfaitement ce type de personnages, elle ne manque jamais d'être expressive sans avoir besoin d'en faire trop. Elle alterne entre abattement et scènes de colère qui montrent que l'héroïne se raccroche coûte que coûte à la vie malgré la tentation de sombrer définitivement, le tout avec une dose bien acide d'autodérision.. Ses confrontations avec Anthony Hopkins atteignent quant à elles des sommets, entre tendresse, froideur, inquiétude, et embryon de jalousie. Dommage que Jake Gyllenhaal soit si lisse à ses côtés, car elle donne un peu l'impression de jouer toute seule dans son coin dans les scènes du présent : Hope Davis est heureusement une partenaire bien plus coopérative.

Conclusion : je suis finalement content d'avoir vu Proof, car une pièce digne d'intérêt et un duel de comédiens en très grande forme constituent un excellent divertissement, mais une mise en scène peu inspirée, des seconds rôles à clichés et une entrée en matière laborieuse rendent le tout difficile d'accès de prime abord. Anthony Hopkins et Gwyneth Paltrow auraient mérité un film plus à la hauteur de leur engagement, mais bientôt vingt ans après les faits, on se contentera de ce qu'on nous offre. Pour sûr, j'aurais voté pour l'actrice principale parmi les cinq candidates au Globe d'or cette année-là, même si je garde un bon souvenir de Maria Bello dans le très supérieur A History of Violence. J'aurais également apprécié une nomination pour Anthony Hopkins, mais c'est une autre histoire.

dimanche 16 juillet 2023

Roses de Picardie


Je n'ai pas vraiment pris le temps de m'arrêter en Picardie durant mon voyage du printemps au nord. J'avais pourtant envisagé de visiter Amiens pour sa cathédrale et son quartier Saint-Leu, mais ce sera pour une autre fois, quand je m'arrangerai pour coupler ce détour avec Péronne et la baie de Somme. Quant aux autres villes traversées, je dois avouer que ni Doullens, ni Conty, ni Crèvecœur-le-Grand, ni Poix-de-Picardie, ni la bien nommée Rubempré et ni la très peu méditerranéenne Marseille-en-Beauvaisis ne m'ont tenté pour une promenade. Le nord de la France a vraiment une histoire particulière qui mérite d'être honorée, mais après cette virée à Lille ayant tourné au fiasco, j'admets que je n'étais vraiment pas d'humeur à passer plus de temps au milieu de villes et villages tout de briques d'un rouge angoissant. Dès lors, je reviendrai en Picardie quand je serai dans un état d'esprit plus serein, afin d'admirer les richesses de cette région à leur juste valeur. Ma seule certitude était que je voulais faire le crochet par Gerberoy dans l'Oise, car ce village est classé parmi les plus beaux de France, et reste notamment connu pour ses floraisons qu'une fin mai rendait irrésistibles.



D'inspiration normande avec ses maisons à colombages typiques du pays de Bray, Gerberoy n'en reste pas moins une localité culturellement picarde. L'alternance de briques et pans de bois fait certainement la liaison entre la Normandie et le Nord de la France, tout en conférant au village un charme incomparable.



Apparemment, tout l'intérêt de la place est de visiter des jardins privés pour humer le parfum des fleurs, mais le temps de faire la route depuis l'Aquitaine, je suis arrivé céans bien après l'horaire de fermeture. Trop tard, dès lors, pour voir ces aménagements en terrasse au milieu de vieilles pierres qui ont l'air bien accueillantes sur les photographies. Ce n'est pas grave, car le reste du village m'a beaucoup plu, avec ses petites ruelles d'un autre temps et les vestiges de ses remparts veillant sur la campagne alentour. J'ai particulièrement apprécié ce bassin en demi-lune qui met dans de bonnes dispositions avant d'explorer les lieux plus en détail.



Après la rue du faubourg Saint-Jean, la première rue mémorable de Gerberoy est celle dite du Logis du Roy, où se concentrent de multiples colombages de toutes les couleurs, pour un ravissement de tous les instants.



Si les roses nous font penser à la célèbre chanson-phare de la Première Guerre mondiale, Gerberoy échappa heureusement aux ravages, car située plus au sud du théâtre des opérations. C'est plutôt l'époque médiévale qui fut difficile pour les habitants : Guillaume le Conquérant y fut blessé par son propre fils à la fin du XIe siècle, tandis qu'au XVe, le septième comte d'Arundel y fut victime d'un tir de couleuvrine en pleine guerre de Cent Ans, ce qui compromit momentanément la position des Anglais dans la région. Ravagé par Charles le Téméraire à la fin du siècle, puis lourdement pillé lors des guerres de Religion, le village perdit progressivement ses fortifications, d'où son aspect particulièrement paisible de nos jours.



La fin de la Renaissance y vit naître le compositeur Eustache du Caurroy, auteur talentueux de musiques profane et sacrée, dont la Messe pour les défunts connut par la suite un grand succès auprès des familles princières de France, qui aimaient apparemment être inhumées sur ce son élégiaque à Saint-Denis.



Au 19 rue du Logis du Roy, une maison attire particulièrement le regard avec de nombreuses images d'animaux et personnages en tous genres imbriquées entre les pans de bois.



Le même concept se poursuit sur toute la façade, avec des médaillons circulaires séparant l'étage du rez-de-chaussée. Je n'arrive pas à trouver de plus amples informations sur ce monument, qui mérite assurément d'être contemplé longuement.



Malgré tout, l'habitation la plus célèbre du village est indéniablement la « maison bleue », évidemment remarquable par ses poutres colorées qui mettent en valeur la tour-porte, vestige qui permettait l'accès à l'ancien château détruit sur les hauteurs du bourg.



Entourées d'iris et de glycines, les vieilles maisons de pierre de la rue Saint-Amant ne manquent pas non plus de charme, avec leurs jardins qui semblent bien agréables dans la fraîcheur vespérale.



Solidement bâtie en briques rouges au XVIIIe siècle, la mairie-halle ne manque pas, à son tour, de faire son petit effet. Les fameuses roses essaimant leur arôme si doux dès que revient l'avril attiédi atténuent joliment l'austérité des arcades, de même que le très beau plafond de bois éclairé par le soleil couchant.



La collégiale Saint-Pierre ne m'a pas autant enthousiasmé. Toutefois, son parvis offre un joli panorama sur les toits du village. Les façades mouchetées de taches bleues sont décidément conviviales.



Cette douceur chaleureuse fut bien perçue par le peintre postimpressionniste Henri Le Sidaner, qui y séjourna longuement dans la première moitié du XXe siècle. Gerberoy fut en grande partie sa muse principale, à en juger par les nombreuses représentations qu'il fit de son jardin remarquable.



J'avoue ne pas être réceptif à son style ou à ses choix de couleurs, mais je tâcherai tout de même de revenir voir les fameuses terrasses fleuries qu'il aménagea avec goût au sud du village, à l'emplacement de l'ancienne forteresse.



J'imagine que ces jardins rendent le tableau encore plus charmant. En l'état, j'ai déjà adoré flâner dans les rues de Gerberoy, qui mérite amplement son classement aux plus beaux villages de France. Avec Parfondeval dans l'Aisne, c'est la seule localité de Picardie, et des Hauts-de-France en général, à bénéficier de cette distinction. Je suis donc ravi d'avoir trouvé le temps de m'y arrêter. Le pique-nique au crépuscule fut à n'en point douter une pause bucolique très appréciable avant l'enfer urbain des Flandres !

vendredi 14 juillet 2023

Ruines et paysages

 


Il y a quelque chose de presque indécent à poster des photos de vacances alors que des compatriotes ne mangent pas à leur faim, que des fascistes paradent avec l'armée dans la capitale, et que l'environnement s'effondre sous nos yeux, au point que mon département d'origine sera sous les eaux de mon vivant puisque les gens qui ont confisqué le pouvoir ne feront absolument rien pour stopper cela. Comme j'ai l'impression que tout le monde s'en moque autour de moi, j'ai peur de ne plus avoir l'énergie de continuer à motiver les troupes pour lutter en faveur de la vie et de la liberté. Je me réfugie donc dans les images de nature verdoyante et de villages sereins croquées ces deux dernières années. Nous voici aujourd'hui de retour à l'été 2021, où j'avais eu la chance de revenir dans la ville pyrénéenne d'Ax-les-Thermes, dans laquelle j'avais suivi une cure au souffre en 1999 et 2000 afin de m'aider à vaincre de multiples allergies de jeunesse. Pour avoir passé les vingt-cinq premières années de ma vie avec les sinus complètement bouchés pendant huit mois de l'année, j'apprécie de pouvoir respirer désormais, ne consommant guère plus d'un paquet de mouchoirs par an.


Nous séjournions à l'époque sur les hauteurs, dans la commune de Prades, où nous louions un chalet. Nous empruntions chaque matin les lacets du col du Chioula afin d'aller aux thermes, avant de regagner les sommets pour des randonnées qui duraient tout l'après-midi. Et tout cela pendant trois semaines d'affilée, un véritable refuge temporel qui m'évitait de songer à l'autre partie des vacances qu'il me fallait passer dans ma famille paternelle. Je garde sincèrement un souvenir ému de cette époque dans les jolis paysages du Sabarthès. Je me souviens tout particulièrement de ma chienne qui adorait courir dans les chemins alors que l'herbe était plus haute qu'elle, et qui avait sympathisé avec un chien de berger qui nous accompagnait régulièrement en promenade. Un jour qu'elle vit des veaux dans un pré, elle s'empressa de les courser malgré sa petite taille, mais elle n'avait pas perçu les vaches adultes qui se reposaient à l'ombre de conifères. Celles-ci formèrent alors une ligne de front pour protéger leur descendance, et c'est ventre à terre, toute penaude, que ma chienne revint sur le droit chemin ! Les sentiers ariégeois de Prades et de Montaillou n'avaient alors plus aucun secret pour moi, aussi ai-je pris grand plaisir à revenir sur certains d'entre eux vingt ans après.

Le château cathare de Montaillou



Situé aux portes du pays de Sault dans l'Aude, à la lisière de la somptueuse forêt domaniale de Niave, le village microscopique de Montaillou ne compte pas plus de 17 habitants ! Ce qui ne l'empêche pas d'avoir un rayonnement prestigieux grâce à la silhouette de son château ruiné du XIIIe siècle. Haut lieu du catharisme, Montaillou fut d'ailleurs l'une des dernières places à tomber dans la région, lorsque le futur pape Benoît XII entreprit d'éradiquer l'hérésie dans le reste du comté de Foix afin de se faire un nom. Le passé cathare du village connut en outre une renommée internationale grâce au succès du livre scientifique Montaillou, village occitan (1975), d'un historien homophobe dont nous tairons le nom, dont l'étude des registres d'inquisition du futur pontife a cependant permis de mettre en lumière un destin de femme rocambolesque, Béatrice de Planisolles, accusée de sorcellerie pour avoir eu recours à des méthodes de contraception.



Démoli puis reconstruit, le château servit par la suite de poste frontière et fut agrandi en conséquence. Ayant toutefois perdu son utilité à l'époque moderne, il fut démantelé en 1638. Il ne subsiste aujourd'hui que les vestiges du donjon. Loin des tumultes passés, la colline boisée que l'on aperçoit derrière fut mon terrain de jeu de prédilection à 12 ans : j'adorais courir entre les chardons et les conifères en imaginant des histoires romanesques ou de grand banditisme. Ces ruines qui défient l'usure du temps constituent indéniablement une belle source d'inspiration.


Un grand frisson à Prades



Malgré tout, aucune vue ne me fit autant d'effet que le terrible rocher de Scaramus sur la frontière occidentale de Prades. Entrevue par hasard au cours d'un été, cette formation rocheuse qui semblera anodine à plus d'un m'avait littéralement glacé le sang depuis les hauteurs boisées du pic de Gérale. Mais rien ne fut comparable à ce séjour hivernal où nous avions entrepris une randonnée depuis le col de Marmare jusqu'au col du Fajou : le ciel qui s'obscurcissait de minute en minute avait fini par se transformer en véritable tempête de neige, ce qui nous avait contraints à faire demi-tour devant une bergerie. Mes repères étant brouillés, je n'avais pas vraiment réalisé sur quel chemin nous nous trouvions, si bien que j'avais commencé à imaginer une histoire à propos d'un mouton égaré dans la neige, qui cherchait à regagner son havre de paix chaleureux incarné par cette bergerie. Hélas ! Lorsque nous revînmes le lendemain sous un ciel parfaitement dégagé, je réalisai que la maisonnette en question n'était autre que la gardienne des lieux du roc qui m'avait tant fait peur l'été précédent. Sous son manteau blanc, celui-ci était encore plus effrayant que par le passé, à tel point que je fus, pour l'unique fois de ma vie, complètement tétanisé. Impossible de faire le moindre pas alors que la forme immaculée monstrueuse s'érigeait droit devant moi.



Maintenant, allons comprendre : pourquoi diable craindre ce rocher bien inoffensif sur un plateau paisible des Pyrénées, alors que d'autres montagnes à travers le monde ont un aspect primitif bien plus effrayant ? Je n'ai jamais su l'expliquer. Revenir sur les lieux à l'âge adulte m'a cependant permis de vaincre les démons du passé, puisque j'ai pu dépasser sans problème la bergerie pour m'approcher du roc. Si je devais chercher des embryons de réponse, je dirais que l'absence d'arbre, les falaises bien plus imposantes en vrai qu'en photo, un toponyme méphistophélique et la sensation d'être pris au piège dans ce qui ressemble à un cul-de-sac sous certains angles avait dû m'angoisser plus que de raison.



Pour se rassurer, mieux vaut lui tourner le dos et contempler le pla de Sept Cases où se trouve la bergerie mentionnée, qui offre une vision bucolique sur les sommets pyrénéens derrière un rideau de chardons roses.



À défaut de moutons, des vaches paissant alentour furent des compagnes de bon aloi pour m'aider à retrouver ma sérénité enfuie. De toute manière, les versants boisés sont autrement accueillants que les pentes dénudées du rocher de Scaramus, preuve que les arbres sont l'avenir des êtres vivants. Il faut donc les préserver coûte que coûte.



De nature aventureuse, j'aimerais toutefois revenir explorer de plus près le fameux roc, ne serait-ce que pour me donner une petite dose d'adrénaline, mais aussi parce qu'une croix gravée sur une paroi est à retrouver. Le point de vue sur certaines des plus hautes montagnes de ce côté-ci de la célèbre chaîne vaut de toute manière le détour.