mardi 8 août 2023

f(x) = ax + b


Ce n'est pas du tout d'actualité, mais je viens enfin de terminer Proof, un film sorti en 2005 dans lequel Gwyneth Paltrow incarne une mathématicienne luttant contre la folie dans l'espoir d'achever l'œuvre de son père. Adaptée d'une pièce écrite par David Auburn, qui remporta le célèbre prix Pulitzer cinq ans plus tôt, cette fiction a été réalisée par John Madden, le type qui avait déjà dirigé Gwyneth dans le fameux Shakespeare in Love, avant de se reconvertir en animateur de maison de retraite avec les aventures de Mémé Dench aux Indes. Je dois avouer que j'ai eu beaucoup de mal à entrer dans le film, ce qui m'avait conduit à faire une pause de plusieurs mois, avant de m'y remettre cet été. Surprise : la dernière heure est bien plus captivante que l'interminable introduction.

Je pense que j'avais été refroidi par deux choses. D'une part, l'impossibilité du metteur en scène à rendre son sujet cinématographique : n'arrivant pas à masquer l'origine théâtrale de son huis clos peuplé de seulement quatre personnages dans une maison meublée de carnets d'équations, il lui était certainement difficile de passionner son public à partir d'un langage mathématique. Après, le pauvre homme n'y est pour rien si je reste hermétique à cette langue : après une scolarité en dent de scie dans cette discipline, alternant entre les 8 et les 18 d'un exercice à l'autre sans jamais trouver de juste milieu, j'avais heureusement fini par avoir le déclic grâce à mon excellente professeure de première, la dame n'hésitant pas à illustrer, avant chaque chapitre, à quoi celui-ci avait servi concrètement aux hommes à travers l'histoire. Elle nous parlait autant de l'utilisation des dés pipés à travers les âges que du film Matrix, tant et si bien que j'avais fini le lycée avec 17 au bac de maths, ce qui était franchement inespéré dans cette matière ! J'ai bien entendu oublié tout cet apprentissage 17 ans plus tard, mais je garde cette petite fierté d'avoir compris, à un instant de mon existence, le sujet complexe des fonctions dérivées ! Par bonheur, Proof est finalement moins mathématique que littéraire : cela reste une pièce digne d'intérêt sur les conflits familiaux et le rapport à une psyché défaillante, sachant que la seule lecture d'une formule pendant le film est en réalité un poème sur les saisons que le pauvre père devenu fou a pris pour une démonstration scientifique de génie. Ainsi, le texte ne s'égare pas dans les méandres des f(x) et compagnie, mais l'entrée en scène, filmée de manière assez laborieuse par John Madden, ne mettait pas exactement dans les meilleures dispositions pour se laisser prendre au jeu.

L'autre difficulté à surmonter, c'est le caractère de l'héroïne, Catherine, une gentille personne qui tâche de faire au mieux pour s'émanciper des tares de son père sans pour autant renier son héritage et son talent, mais qui passe l'ensemble du film dans une dépression si profonde qu'il est parfois assez difficile de la suivre. Tout du moins ce personnage nécessite-t-il un temps d'adaptation pour passionner le spectateur, et ne pas donner envie à celui-ci de se trancher les veines avec une feuille de calcul ! Par ailleurs, si les joutes entre Catherine et son père sont électrisantes, les deux autres personnes qui gravitent autour d'elle sont d'horribles clichés qui plombent un peu tout ce que l'histoire a d'intéressant à raconter. Je ne sais pas ce qu'il en est dans la pièce, mais peut-être qu'une interprétation plus affirmée de ces deutéragonistes aurait rendu le film plus fort. En l'état, nous nous retrouvons avec une grande sœur matérialiste, qui coche toutes les lignes de son agenda dès qu'une action programmée a été accomplie, et qui jalouse de la complicité de Catherine avec leur père et de leur génie qui lui échappe ne fait rien pour vraiment soigner celle-ci. Hope Davis reste très sobre dans cette caractérisation, pour servir de contrepoint à l'héroïne nerveuse tout en apportant des nuances bienvenues montrant que Claire a sa propre complexité, mais cette performance reste tout de même trop superficielle pour rendre cette personne vraiment humaine.

Pire : Jake Gyllenhaal, qu'on a beaucoup de mal à imaginer en scientifique brillant, campe un adjuvant intègre qui ne cherche jamais à nuire à l'héroïne, et qui prend au contraire le contrepied de la sœur pour l'aider à surmonter ses névroses. Problème : ces personnages n'existent pas dans la vraie vie. Le théâtre et le cinéma sont certes supposés nous vendre du rêve, mais dans le monde réel, la pauvre Catherine se serait fait piquer sa découverte révolutionnaire et aurait fini ses jours à l'asile sans le moindre état d'âme pour son entourage. L'interprétation très lisse de l'acteur ne permet pas à un tel personnage d'être crédible. Les personnes gentilles attirent toujours des gens qui cherchent à tirer d'elles un bénéfice, et je ne crois pas qu'Hal soit une Audrey Hepburn cachée pour être réellement bienveillant envers Catherine. Tout l'intérêt du texte est de nous faire douter d'Hal pour nous placer dans le point de vue tourmenté de l'héroïne, mais impossible de croire à un tel dénouement à la manière dont l'acteur se comporte dans le film. Dans tous les cas, il ne s'agit jamais d'un être en chair et en os : il aurait fallu un comédien bien plus vigoureux pour résoudre cette difficulté majeure posée par le scénario.

La découverte d'un mystérieux carnet permet assurément au film de rebondir après un premier acte difficile d'accès. À partir de là, un véritable mystère anime le propos, puisqu'il s'agit de savoir qui, de Catherine ou de son père, est l'auteur de la formule extraordinaire supposée révolutionner je ne sais quoi dans le monde des nombres premiers. Luttant contre la folie, et craignant de plonger dedans si elle se remet à faire des calculs, l'héroïne doit chercher dans les fragments épars de sa mémoire pour se souvenir de ce qui s'est passé à l'époque, sachant qu'outre le savoir scientifique, elle a aussi hérité de l'écriture de son père, ce qui rend difficile l'identification du véritable auteur. La voir chercher en elle-même, le visage tendu et les yeux plissés, alors que la moindre évocation du patriarche la plonge dans une profonde léthargie dont elle risque de ne pas revenir, reste finalement passionnant à observer, malgré l'environnement froid, et donc assez opaque, dans lequel cette recherche a lieu. Cela dit, ce dynamisme qui m'a finalement permis de me laisser prendre au jeu est en grande partie dû à l'écriture : la mise en scène de John Madden reste quant à elle trop classique pour se démarquer, ce qui n'est finalement guère étonnant vu sa filmographie. Alternant entre retours dans le passé et scènes du temps présent dans une maison qui se vide, il filme cette quête d'une manière tout à fait correcte, avec parfois un montage haletant qui révèle un bout de solution sans en dire trop tout de suite, mais sans jamais donner au projet une dimension hautement cinématographique. C'est une jolie adaptation d'une bonne pièce théâtrale, ni plus ni moins. Les séquences improbables qui s'enchaînement dans la seconde partie, avec une course-poursuite contre une voiture à toute allure, un lancer de carnet qui arrive comme par hasard à destination, ou encore l'inévitable croisement de regards parmi la foule d'un campus, ne sont clairement pas les témoins d'une mise en scène très inspirée.

Ce qui rend donc Proof totalement divertissant en fin de compte, c'est l'interprétation d'Anthony Hopkins et de Gwyneth Paltrow. L'acteur britannique de légende est vraiment très bon dans cet excellent second rôle de scientifique passionné par son art doublé d'un père aimant, mais qui ne se rend pas compte qu'il sombre dans la folie et ne réalise pas qu'il en est à l'hiver de son existence. C'est en quelque sorte la répétition générale de sa performance exceptionnelle dans The Father, le grand film de Florian Zeller sur la perception du monde à travers la démence. Gwyneth Paltrow prouve de son côté, mais il n'était déjà plus besoin de le démontrer en 2005, qu'elle fut une grande actrice. On peut trouver la dame irritante dans la vraie vie, mais elle n'a certainement pas volé sa renommée cinématographique bien qu'elle eut la chance de tout avoir sur un plateau à la naissance. Les cinéphiles se sont longtemps moqués d'elle à cause de son Oscar supposément volé à Cate Blanchett, mais il est aussi permis de trouver en Gwyneth une actrice tout aussi intéressante que sa collègue prestigieuse. Car ce qu'elle perd en charisme par comparaison, elle le compense par un jeu toujours juste, et finalement plus en retenue, que celui de l'Australienne emphatique (ce qui, en aparté, n'inclut pas sa brillante composition dans Tár, où la sobriété avec laquelle elle tempère sa théâtralité légendaire m'a totalement surpris). Bref, pour en revenir l'insupportable dame qui se lave les fesses avec du marc de café, elle est totalement dans son élément ici : fière, certainement distante, absolument convaincante dans le portrait du doute et de la dépression, avec un visage naturellement fatigué sans maquillage qui soutient parfaitement ce type de personnages, elle ne manque jamais d'être expressive sans avoir besoin d'en faire trop. Elle alterne entre abattement et scènes de colère qui montrent que l'héroïne se raccroche coûte que coûte à la vie malgré la tentation de sombrer définitivement, le tout avec une dose bien acide d'autodérision.. Ses confrontations avec Anthony Hopkins atteignent quant à elles des sommets, entre tendresse, froideur, inquiétude, et embryon de jalousie. Dommage que Jake Gyllenhaal soit si lisse à ses côtés, car elle donne un peu l'impression de jouer toute seule dans son coin dans les scènes du présent : Hope Davis est heureusement une partenaire bien plus coopérative.

Conclusion : je suis finalement content d'avoir vu Proof, car une pièce digne d'intérêt et un duel de comédiens en très grande forme constituent un excellent divertissement, mais une mise en scène peu inspirée, des seconds rôles à clichés et une entrée en matière laborieuse rendent le tout difficile d'accès de prime abord. Anthony Hopkins et Gwyneth Paltrow auraient mérité un film plus à la hauteur de leur engagement, mais bientôt vingt ans après les faits, on se contentera de ce qu'on nous offre. Pour sûr, j'aurais voté pour l'actrice principale parmi les cinq candidates au Globe d'or cette année-là, même si je garde un bon souvenir de Maria Bello dans le très supérieur A History of Violence. J'aurais également apprécié une nomination pour Anthony Hopkins, mais c'est une autre histoire.

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