dimanche 21 août 2022

Salut, je m'appelle Doris


Je cherchais ce film depuis cinq ans, et pouf ! Je viens de tomber dessus sans le vouloir. J'ai donc regardé Hello, My Name Is Doris séance tenante pour l'interprétation de la désormais rare Sally Field, qui aurait bien mérité une nomination pour le Globe comédie en 2016. À vrai dire, même si j'ai apprécié cette histoire écrite et mise en scène par Michael Showalter, qui s'est récemment illustré avec l'exécrable biographie de Tammy Faye, cette comédie aurait eu du mal à s'élever de l'ordinaire sans la performance d'une actrice principale toujours en forme au crépuscule de la soixantaine. Elle y incarne Doris Miller, une vieille fille très mal habillée ayant passé sa vie à s'occuper de sa mère, et qui cherche à rattraper le temps perdu après le décès de celle-ci. Ce faisant, elle s'éprend d'un nouveau collègue deux fois plus jeune qu'elle, et entreprend de le séduire à la manière d'une adolescente de treize ans.

Résumé de la sorte, le scénario met extrêmement mal à l'aise, sachant que si Sally Field est encore très séduisante à la ville de nos jours, son accoutrement dans le film parviendrait à rebuter même les personnes les mieux intentionnées. Et je reste personnellement dégoûté par les avances mal placées de personnes sexuellement frustrées, des vieux répugnants qui n'arrivent plus à tirer leur coup à une veuve catholique qui m'avait suivi dans tout un magasin avec son fils prénommé Joseph, sans parler des traumatismes qui me travaillent beaucoup ces derniers temps depuis que des souvenirs douloureux ont ressurgi après un séjour chez une personne de ma famille. Pour sûr, tout cela crée le malaise. Je me souviens avoir été particulièrement gêné devant Les Dames de Cornouailles il y a 18 ans : malgré la délicatesse du traitement et de l'interprétation, j'avais trouvé ça horrifiant, mais je nageais moi-même en plein traumatisme à cette date, sans qu'aucun recul ne fût encore possible. Les mésaventures de Doris sont un peu différentes, car au moins, la dame apprend à faire un travail sur elle-même pour ne plus empiéter sur un territoire dont elle n'aurait jamais dû franchir les limites. Cela sert de catharsis, qui n'existe malheureusement pas forcément dans la vraie vie, à un juger par les messages désespérés que je reçois encore à ce jour.

Bref, cela fait plusieurs articles que j'évoque des choses hyper impudiques, et j'en ai honte car il serait plus approprié d'en parler à un psy plutôt qu'à un lectorat. Néanmoins, l'écriture est plus immédiatement libératrice pour moi. Je m'en excuse. Je me trouve à un moment de mon existence où toutes les pièces du puzzle finissent de s'assembler, d'où le besoin d'en parler dans l'impatience de pouvoir enfin tourner la page. De manière plus rassurante, je prépare de nouveaux articles bien plus divertissants qui n'évoqueront pas ce sujet à l'avenir.

Hello, My Name Is Doris est en tout cas un exemple typique de la comédie indépendante américaine : la mise en scène n'y est jamais spectaculaire, mais le scénario fait la part belle aux petites excentricités de personnages ordinaires. Le réalisateur use ici de l'allégorie du fantasme en filmant deux fois la même scène : dans le premier jet, l'héroïne imagine que son collègue la distingue dans la foule et tente sa chance pour une relation avec elle, tandis que la réalité la rattrape au second tour alors qu'elle se rend compte qu'elle vient de rêver, et qu'elle reste plantée au milieu du couloir sans que personne ne se soucie d'elle. Ce procédé scénaristique n'est pas la chose la plus innovante qui soit, mais ça fonctionne très bien dans le film, notamment lors de la conclusion qui permet à Sally Field de tirer sa révérence sur une excellente note pleine de nuances. En revanche, je suis moins convaincu par les autres ficelles utilisées par le récit, notamment ce qui concerne les deutéragonistes qui frôlent tous la caricature du « film indé américain », dont une méchante cheffe de service particulièrement odieuse qui oblige ses employés à s'asseoir sur des boules sans dossier, des collègues homosexuels très stéréotypés, l'inénarrable meilleure amie en surpoids qui a tout compris à la vie, ou encore un frère égoïste et une belle-sœur aussi avare que teigneuse.

Je n'ai pas non plus compris la position du réalisateur sur l'univers gay qui ne s'exprime que de la manière la plus déroutante qui soit, avec cette institutrice défoncée qui dit travailler dans une école primaire spécialisée pour les enfants qui deviendront plus tard gays ou lesbiennes, ou ce cercle de tricoteuses saphiques qui se regroupent sur les toits de la ville. Tout cela est montré pour nous dire que, malgré tout, les personnages principaux sont bien hétéros, mais je ne vois pas en quoi cela sert le film. On dirait même que le metteur en scène, lui-même hétéro, n'utilise l'homosexualité que comme image d'Épinal de l'excentricité propre aux films indépendants, ce qui est un cliché peu enthousiasmant. Quoi qu'il en soit, rappeler sans cesse que John est hétéro bien qu'il aille à des soirées électro avec des potes LGBTQ, et que Brooklyn l'est tout autant bien qu'elle fasse partie d'un cercle de couturières lesbiennes, n'apporte pas de plus-value au film, à mon avis. Nous ne mentionnerons pas ce « jeu de la vérité » arrosé où tous les homosexuels présents ont forcément participé à une priapée une fois dans leur vie. Merci pour ce gracieux cliché.

Cela ne m'a pas empêché d'être diverti tout du long, même si tout ne fait pas toujours sens. La métaphore de la maison remplie d'objets inutiles, qu'il faudra parvenir à vider pour passer à autre chose, est certainement plus réussie à défaut d'être originale, elle aussi. Cette parabole porte assurément la meilleure scène de Sally Field, lorsque celle-ci hurle après ce qui lui reste de famille tout en réalisant qu'elle est passée à côté de sa vie alors qu'elle est la seule à avoir eu la conscience morale de venir en aide aux autres. C'est à la fois touchant et criant de vérité, et cette scène aurait constitué un formidable clip à Oscar si le film avait eu un meilleur retentissement. Qu'on se le dise tout de même, Sally Field n'a pas attendu cette séquence pour être épatante : toute sa composition est remarquable d'entrée de jeu avec sa démarche gauche et son maintien volontairement repoussant, mais avec tout ce qu'il faut de personnalité pour que l'héroïne reste attachante. Impossible pour moi de cautionner ses actions, de la traque d'un individu dans sa vie privée à une rupture qu'elle provoque sciemment sans jamais s'excuser, mais la comédienne a le talent de nous faire comprendre le désarroi de cette femme simple, et de faire entendre par-là même le bruit des mécanismes qui la conduisent à agir de la sorte. D'abord enthousiaste comme une gamine, Doris trouve vraiment sa place lors de la grande séquence électro où son look improbable fait des ravages, avant de laisser le terrain à une déception déchirante puis à un repentir qui ne va pas aussi loin qu'il aurait fallu, mais qui a le mérite d'exister, et de révéler toute la complexité d'un jeu d'actrice passant par de multiples émotions en une scène de dégrisement aussi cocasse qu'émouvante.

À ses côtés, Max Greenfield est vraiment mignon, mais trop lisse pour être marquant. Le scénario joue clairement en sa défaveur, car on a du mal à croire que ce personnage ne se doute de rien après avoir reçu une mystérieuse invitation sur Facebook, et après avoir vu le disque mentionné sur sa dernière publication sur le bureau de sa collègue le lendemain. En outre, il ne se bat pas pour reconquérir la femme qu'il aime alors qu'il est la victime d'un terrible malentendu ? C'est qu'il ne devait pas tenir à elle tant que ça. Quel dommage, alors qu'ils étaient si bien assortis. On a aussi du mal à croire que Brooklyn ne fasse pas le lien entre la mystérieuse inconnue d'internet et Doris vu les réactions fort maladroites de celle-ci lors des confidences de la fiancée déçue, mais cette scène permet au moins d'admirer les nuances de jeu de Sally Field entre gaucherie, sentiment de culpabilité sincère et tentative de conserver un semblant de dignité. Une réplique m'a fait notoirement rire, lorsque Brooklyn dit qu'elle se nomme ainsi parce que ses parents sont des admirateurs de Woody Allen, et que Doris répond : « Alors pourquoi ne vous ont-ils pas appelée Woody Allen ? » Oui, c'est ridicule, mais ça reflète tellement bien la personnalité de l'héroïne que c'était drôle à entendre. Le clou du spectacle reste tout de même la danse improvisée en sabots dans son salon, qui est désormais mythique !

Hello, My Name Is Doris fut donc un film plaisant à regarder, bien que le sujet me mette très mal à l'aise et que je ne sois pas très disposé à apprécier ce genre de personnages intrusifs, aux conséquences désastreuses pour les autres, dans la vraie vie. Sally Field est le film, tant et si bien que son interprétation aurait dû lui valoir le Globe d'or de l'actrice comique de l'année, ainsi qu'une nomination aux Oscars : sa composition est plus riche et nuancée que celles des cinq candidates officielles ! Cela me confirme qu'elle est aussi une comédienne qui me fait aller à contre-courant des idées reçues : je ne suis pas sensible à sa performance dans Norma Rae, lui préférant des rôles dont on parle moins dont Absence de malice et Doris, ou qui ne sont pas vraiment passés à la postérité comme Les Saisons du cœur. Il me faut encore découvrir Soapdish et Steel Magnolias qui ont l'air d'être des incontournables, mais sans être mon actrice préférée de cette génération, je ne peux nier le fait que je l'apprécie.

dimanche 14 août 2022

Urbi et Albi


Bon. Me voilà à Bergerac pour les six prochains mois. J'adore la Dordogne, mais là, c'est vraiment terra incognita pour moi. J'en profite pour découvrir un peu le Périgord pourpre, mais à petite dose, car je ne veux pas tout faire trop vite, et parce qu'il y a encore trop de touristes pour pouvoir photographier les monuments. Ainsi, j'attends septembre avec impatience pour en savoir plus sur cette contrée, en espérant qu'il se remette à pleuvoir au plus vite. À la place, j'évoque aujourd'hui une autre ville découverte pour la première fois cette année, la rougeoyante préfecture du Tarn : Albi. Je ne savais pas trop ce que j'allais en penser, car je ne suis pas le plus grand amateur au monde des villes du sud, ni un grand amoureux des briques. Mais j'ai adoré ! C'est vraiment un gros coup de cœur qui a cette fois-ci coïncidé avec les avis des guides touristiques, à la différence du Puy-en-Velay l'année dernière. À l'origine, j'avais prévu de passer la nuit à Sauveterre-de-Rouergue ce soir-là, mais lorsque j'ai réalisé que le seul hôtel ouvert dans la bastide était hors de prix, je m'en suis donc allé dans le département d'à-côté, et tant mieux, car j'ai pu m'imprégner d'Albi toute la soirée au crépuscule, puis sous un soleil éclatant le lendemain. J'y ai même vécu une aventure romanesque dans la lignée des grandes histoires d'amour d'antan ! Il fallait donc que je vinsse en Albi ce jour de printemps, c'était écrit. La promenade sous la vigne du palais de la Berbie, qui surplombe une rivière bordée de pins parasols et de murailles rouges, invite certainement à la romance : je ne connais pas la capitale de l'Italie, mais on se croirait tout bonnement à Rome !


Cette impression est confirmée par la place accordée aux monuments du culte catholique, avec en point d'orgue la cathédrale Sainte-Cécile. Construite dans le style gothique méridional entre les XIIIe et XVe siècles, cette cathédrale en impose par son allure de palais fortifié imprenable, dont les murs d'une solidité redoutable sont percés de vitraux longilignes vertigineux. L'évêque Bernard de Castanet, à qui l'on attribue le projet d'édification, souhaitait un bâtiment de grande ampleur afin de réaffirmer la toute puissance du catholicisme dans la région, après la terrible croisade qui avait ravagé le territoire albigeois quelques décennies plus tôt. Assurément, on ne peut manquer cet édifice qui étale sa silhouette massive dans tout l'ouest de la ville. Malgré tout, Sainte-Cécile n'a rien de monstrueux, loin des sinistres outrances de Notre-Dame du Puy-en-Velay qui m'avaient terrifié l'été dernier.


La dentelle flamboyante de pierres blanches du porche d'entrée est certainement bien plus accueillante et harmonieuse que le trou noir béant de la cathédrale vellave. Ce baldaquin finement ciselé donne au contraire envie de gravir les escaliers qui conduisent au saint des saints. Pour tout dire, le contraste avec la brique austère des murs est d'une élégance extrême : on est impressionné mais irrésistiblement attiré par cet assemblage magnifique de variations gothiques. Avec les vieilles tours du palais de la Berbie juste à côté, la place Sainte-Cécile m'a d'ailleurs donné le sentiment d'être un troubadour se préparant à visiter les châteaux du Languedoc, tels Les Visiteurs du soir.


Et l'émerveillement n'en finit pas une fois qu'on a franchi le seuil, car l'intérieur de la cathédrale est à mourir de ravissement. Je ne suis pourtant pas rentré dans le chœur gothique flamboyant car je refuse de donner de l'argent à l'Église, mais je ne suis pas déçu car les lieux accessibles à tous sont eux-mêmes exceptionnels. Tout est peint dans un bleu roi somptueux et apaisant, sur lequel se détachent les ors scintillants, les blancs purs et les rouges chatoyants des saints et des apôtres. Ces fresques datent de l'aube du XVIe siècle.


Par moments, on se croirait dans un tarot géant, comme en témoigne ce soleil coiffé d'une lune au milieu des étoiles. Mention spéciale à la pénitente armée d'un fouet qui cherche à punir les pécheurs, mais qui a eu l'inverse de l'effet escompté puisqu'elle ma plutôt donné envie de jouir de la vie et de mon séjour.


Outre les alcôves et les plafonds, la cathédrale se démarque également par sa fresque du Jugement dernier, peinte à la fin du XVe siècle sur la tribune soutenant l'orgue, mais percée à l'époque moderne pour ouvrir un accès à la chapelle Saint-Clair sous le clocher. La symétrie n'en reste pas moins remarquable, sans que le percement ait altéré la lecture verticale sur plusieurs degrés allant de l'enfer au paradis, avec les âmes au centre, les élus s'apprêtant à rejoindre les anges à gauche, tandis que les maudits sont précipités vers l'abîme à droite.


Avec les airs baroques qui accompagnaient cette visite, la cathédrale Sainte-Cécile m'a bien semblé être le paradis sur terre, malgré la présence d'ecclésiastiques sûrement moins tolérants que leur courtoisie de coutume le laisserait supposer. Vous me trouverez sûrement sévère avec les religieux, mais il faut dire qu'à chaque fois que j'en ai croisés sur ma route, ils ont tous cherché à me pousser au baptême, alors même que je n'avais pas l'âge d'entendre quoi que ce fût à la religion. Quand j'allais visiter ma pieuse arrière-grand-mère vendéenne, il s'est trouvé à plusieurs reprises qu'elle fût à confesse, suite à quoi le prêtre ne manquait jamais de nous faire remarquer que je n'étais pas encore baptisé… Plus tard, j'ai brièvement été en contact avec deux curés bienveillants qui venaient en aide à des homosexuels catholiques pour les aider à s'assumer, ce qui est tout à leur honneur, mais qui militaient ardemment pour que je me convertisse en retour. Ils auraient attendu longtemps : je n'ai pas besoin d'épouser une religion pour faire ce que je crois être bon pour moi et pour le monde alentour, et si tel était le cas, je serais plus spontanément attiré par le zoroastrisme. Mais là encore, pas la peine de m'envoyer des vénérateurs du feu persan sur des airs de Rameau : je ne veux pas adopter une religion, quelle qu'elle soit, et plus on insistera de toutes parts, plus je résisterai.


L'autre église emblématique de la ville, c'est la collégiale Saint-Salvi, ensemble hétéroclite où s'entremêlent les styles roman et gothique sur des fondations carolingiennes, elles-mêmes bâties sur une nécropole mérovingienne. La césure entre roman et gothique se lit dans la couleur des pierres : les bandes lombardes blanches sont indéniablement romanes, alors que l'étage en brique toulousaine est incontestablement gothique. Le hasard a même fait que l'ombre d'un pigeon s'est imprimée sur la tourelle de la Gacholle en passant devant le soleil, à qui je tournais le dos. Je ne sais pas comment appeler ce style-là. Le style gothique colombin ?!


Le réceptionniste de l'hôtel m'avait plus particulièrement invité à voir le cloître Saint-Salvi, son lieu favori dans l'ensemble de la ville. C'est ce que j'ai fait. Ce n'est pourtant pas mon cloître favori de France, la faute aux destructions successives de trois des quatre galeries, mais ce jardin n'en reste pas moins agréable avec ses compositions végétales. C'est visiblement le rendez-vous de prédilection de la jeunesse albigeoise.


Il y avait décidément beaucoup à dire sur les églises d'Albi. La cité épiscopale est justement classée à l'Unesco depuis douze ans, ce qui est amplement mérité. Le périmètre inclut également le palais de la Berbie, où résidaient les évêques et qui accueille désormais le musée Toulouse-Lautrec, ainsi que le pont Vieux qui enjambe le Tarn, mais tout cela fera l'objet d'un prochain article. J'ai tellement aimé ce séjour que je suis d'humeur à m'étendre sur le sujet. Affaire à suivre… Je vous laisse aujourd'hui avec cette photographie du clocher de Sainte-Cécile, qu'un promeneur m'a invité à saisir sous cet angle. Haut de 78 mètres, il fut conçu spécialement pour avoir l'air d'un donjon. Le résultat est impressionnant.