lundi 29 mai 2023

Midi aux Andelys


Deux des objets les plus précieux de ma collection sont deux stéréoscopes en bois des années 1930, forts de toutes les plaquettes de verre allant avec. Le principe est simple : sur chaque plaquette est imprimée une image en double, et lorsque l'on glisse celle-ci dans l'appareil, cela donne une unique image en relief. Mes grands-parents avaient trouvé ces ouvrages dans le grenier d'une maison de campagne qu'ils avaient achetée à une ancienne institutrice. Celle-ci devait s'en servir pour ses leçons, puisque plusieurs boîtes de plaquettes sont consacrées aux sciences, bien que la plupart soient surtout des témoignages historiques et géographiques de la France de la première moitié du XXe siècle. On y retrouve en effet nombre d'images de montagnes ou de littoraux, ainsi qu'une bonne quantité de photographies des colonies d'Afrique et d'Asie, qui se concentrent davantage sur le travail des habitants de ces régions du monde qui ont heureusement retrouvé leur indépendance depuis lors. L'un de mes grands plaisirs est de me plonger dans ces beaux clichés aux nuances de noir et blanc parfaitement contrastées : je voyage ainsi mentalement des heures durant au gré de lieux pittoresques qui donnent corps à tous les rêves. L'une de mes plaquettes préférées est sobrement intitulée "Les Andelys, vallée de la Seine" : grâce à elle, je fantasmais sur cette vue depuis plusieurs décennies, et j'ai enfin eu l'occasion de m'y rendre cette semaine !


À vrai dire, je ne connaissais même pas la Normandie avant mardi dernier. J'avais visité le mont Saint-Michel comme tout le monde à la fin des années 1990, et c'est tout. Ce souvenir n'était même pas chaleureux puisque je me rappelle surtout d'une foule fort angoissante, les visiteurs y étant si nombreux qu'il fallait faire la queue pour avancer jusqu'au sommet. Pour le reste, j'ai longtemps fait un complexe d'infériorité. En effet, comme tout se passe à Paris et que la Normandie est à peu de choses près la campagne des Parisiens, j'entendais constamment parler de cette région prestigieuse comme si c'était le lieu qu'il fallait avoir vu dans sa vie, sans avoir jamais trouvé l'opportunité de m'y rendre. Mention spéciale à l'année de troisième, où notre très séduisant professeur de français nous avait fait étudier Maupassant de long en large, tout en me demandant de commenter le célèbre tableau des Falaises à Étretat par Claude Monet, à l'occasion d'un exposé. Quelques années plus tard, l'étude poussée de Madame Bovary en prépa, puis la découverte enchantée du Plaisir de Max Ophüls, m'avaient à nouveau attiré vers la Normandie, mais il me fallut encore une quinzaine d'années de patience pour que j'y pose enfin le pied. Et je vais forcément devoir y retourner le mois prochain pour chercher ma voiture qui m'attend sagement quelque part dans l'Orne : avouez que le destin ne manque pas d'humour !


J'ai donc réalisé mon rêve de visiter enfin la sous-préfecture bien connue de l'Eure, adossée à de somptueuses falaises de craie. J'avoue n'avoir que traversé la ville en elle-même sans m'arrêter, pour monter directement au point de vue spectaculaire qu'offrent les coteaux sur cette magnifique boucle de la Seine. Après l'enfer des briques rouges du Nord, cette peinture de verts et de bleus mouchetés de touches blanches m'a indéniablement ravi.


Le site est surtout célèbre pour les ruines imposantes du solide Château-Gaillard, une forteresse dont l'édification fut commandée par Richard Cœur de Lion à l'extrême fin du XIIe siècle. Lui-même duc de Normandie, le roi d'Angleterre souhaitait en effet contrôler la vallée de la Seine, pour mieux tenir en respect son encombrant suzerain Philippe Auguste. La mort du souverain anglais un an plus tard en Limousin ouvrit la voie royale au Français, qui ne tarda pas à reprendre l'offensive contre le successeur de Richard, Jean sans Terre, dès 1202. La prise de Château-Gaillard dès 1204 fut un choc psychologique pour les Anglais, qui n'imaginaient pas qu'un château aussi imposant pût tomber si vite : cela favorisa la chute de Rouen trois mois plus tard, moment à partir duquel la Normandie fut définitivement rattachée au domaine royal de France, à l'exception des îles anglo-normandes qui ne furent jamais conquises et font aujourd'hui encore partie de l'apanage d'un parasite nouvellement couronné outre-Manche.


Un siècle plus tard, les brus de Philippe IV le Bel furent enfermées en quelque endroit de la forteresse, après avoir été reconnues coupables d'adultère lors du scandale de la tour de Nesle, comme le rappelle la trame narrative des célèbres Rois maudits de Maurice Druon. Une seule des trois, Jeanne, connut une peine moins lourde car elle ne fut jugée coupable que de connivence : après un bref emprisonnement à Dourdan, elle retrouva sa place à la cour et devint reine en peu de temps. Sa sœur Blanche et sa cousine Marguerite n'eurent pas tant de chance. La seconde mourut notamment au bout d'un an à Château-Gaillard, possiblement assassinée pour que Louis X pût se remarier afin d'engendrer un héritier mâle, à moins qu'elle ne décédât à cause des mauvais traitements subis dans un logis lugubre ouvert à tous vents. La première y passa quant à elle dix ans de réclusion, dans une pièce apparemment plus confortable grâce à l'influence de sa mère Mahaut d'Artois, avant de finir ses jours prématurément, cloîtrée dans une abbaye. On voyait bien sûr les choses différemment au Moyen Âge, mais ces féminicides à court et moyen termes n'en restent pas moins tragiques. Le vent qui souffle encore par fortes rafales de nos jours donne une certaine idée des rudes conditions environnementales auxquelles ces femmes furent confrontées.


La crise de succession engendrée par cette affaire, puisqu'aucun des trois héritiers de Philippe IV n'eut de garçons, fut une cause directe de la guerre de Cent Ans : le trône de France fut en effet revendiqué par Édouard III d'Angleterre, petit-fils de Philippe IV par sa mère Isabelle. Chose que n'admettait pas le nouveau roi français Philippe VI de Valois. Le conflit franco-anglais reprit ainsi de plus belle, et Château-Gaillard fut à nouveau le théâtre de multiples sièges, passant successivement aux mains des insulaires et des continentaux jusqu'à sa reprise définitive par la France en 1449.


C'est toutefois l'époque moderne qui fut la plus tragique pour le château, puisque durant les guerres de Religion, des ligueurs catholiques s'y retranchèrent et commirent plusieurs exactions dans la région. Après sa victoire contre ceux qui contestaient son autorité, Henri IV décida ainsi la démolition de la forteresse pour éviter qu'elle ne servît de refuge à d'autres frondeurs. Le démantèlement se poursuivit sous le règne suivant par l'action de Richelieu, ce qui explique pourquoi il ne subsiste que des vestiges, heureusement encore assez imposants pour donner une bonne idée de la grandeur des lieux.


Classé aux monuments historiques en 1862, Château-Gaillard devint à partir de là une destination touristique par excellence, attirant toutes les âmes romantiques en mal de drames passés et d'idéale mélancolie. Pas étonnant que ces murs continuent de susciter bien des fantasmes. En passant devant cette ruine, une jeune fille s'exclama précisément haut et fort : « C'est la tour de Raiponce ! » C'était amusant.


Le paysage, absolument spectaculaire depuis ces murs qui résistent si bien à l'usure du temps, invite certainement au rêve et à la contemplation. Comme le suggérait depuis toujours la plaquette de verre du stéréoscope, Les Andelys sont un site enchanteur qui stimule l'imagination. De même que les écoliers y jouent aux chevaliers dans la basse-cour, on a envie d'inventer mille histoires d'héroïnes médiévales prêtes à prendre les armes pour repousser le patriarcat au-delà des mers !


Je suis donc très heureux d'avoir enfin vu en vrai ces images qui me faisaient rêver depuis l'enfance. Le coup de soleil qui commençait à m'assaillir ce midi-là n'avait finalement guère d'importance face à la beauté des lieux. J'ai surtout eu un sentiment de symétrie parfaite, car mes pas me conduisirent un peu plus tard à La Roche-Guyon, réponse francilienne aux Andelys avec son donjon construit à la même époque que Château-Gaillard et ses fabuleuses falaises de craie. Il me faudra encore revenir explorer les bords de Seine côté normand, car une formation rocheuse à La Roquette invite à son tour au voyage. Affaire à suivre.

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