dimanche 20 mars 2016

La surprise du soir.


Qui l'eût cru? Je viens de revoir Mata Hari pour la troisième fois et contrairement à toute attente, ce n'est pas du tout aussi mauvais que dans mon souvenir! Ce n'est pas très bon pour autant, mais les qualités de l’œuvre ne m'avaient visiblement jamais sauté aux yeux jusqu'alors.

La première chose qui m'a frappé, c'est la réussite photographique de William Daniels. Vous me direz qu'avec Garbo en personne pour modèle, il aurait été difficile de mal photographier le film, et l'actrice reste certes très joliment mise en valeur même si l'on ne voit presque jamais ses cheveux. Cependant, nombre d'images ont une réelle puissance cinématographique: les lignes de tambours et trompettes qui dérivent vers le champ des fusillés ancrent d'emblée le film dans sa dimension tragique; les bras tentaculaires de la statue de Shiva donnent quant à eux une dimension vraiment érotique à la danse de l'héroïne, quand bien même la séquence fût apparemment tronçonnée par la censure, d'où l'impression que Garbo ne fait que marcher sur scène; les plongées sur la foule félicitant Mata alors que celle-ci monte les escaliers permettent pour leur part de placer le personnage sur le piédestal que son charisme et son habileté méritent; les ombres chinoises des espions ont de leur côté quelque chose de quasi expressionniste qui rehausse la qualité de l’œuvre; et la descente des marches finale, brillamment opposée à l'ascension de l'introduction de la légendaire danseuse après son spectacle, reste un plan magnifique où tous les personnages se retrouvent pour un dernier adieu.

Le placement des personnages d'une séquence à l'autre est également très intéressant, la grande force de la mise en scène de George Fitzmaurice étant de toujours placer l'héroïne fatale et tragique au centre d'un plan, qu'elle soit tranquillement assise sur un canapé et s'amuse à toiser du regard les hommes debout devant elle quoique psychologiquement à ses pieds, ou qu'elle soit cernée par l'ombre de multiples soldats lors de la scène de cour martiale. Le plan où Mata Hari et Rosanoff s'étreignent dans la prison avec les religieuses à droite et la gardien à gauche a également tout d'une scène mythique; celui où la dame referme lentement ses rideaux sur son amant contient pour sa part plus d'érotisme que toute autre image un tant soit peu suggestive; et le cadrage sur l'icône sainte éclairée à la bougie et dominant de son auguste présence une héroïne allongée suintant de charme oppose religieusement le mal et la bonté représentés par chaque personnage de la scène. En y repensant, le film n'est pas du tout statique, mon ressenti désagréable des deux premiers essais tenant sans doute à l'absence de musique, une chose qui fausse systématiquement, et assez bêtement, ma perception d'une œuvre de cinéma, sans compter que pour avoir découvert Mata Hari après des chefs-d’œuvre comme Anna Karénine, il m'avait probablement été plus difficile d'en admettre ses réelles qualités. 

Les décors sont pour leur part bien travaillés, notamment la chambre de Garbo et ses arcades monumentales illustrant à la perfection le haut rang que la dame tient dans la société parisienne au faîte de sa carrière, tandis que les costumes sont trop ostensiblement exotiques pour croire que Mata Hari se promenait tous les jours dans la rue avec huit pyramides sur la tête en guise de chapeau! Néanmoins, le pied bot de l'assassin reste effrayant, l'immense chaussure gauche donnant à elle seule la mesure de l'angoisse du second acte, même si le rythme du film pèche un peu à ce moment-là pour que ce genre de scènes parviennent à captiver. A l'image du rythme un peu lent, le montage est parfois un peu laborieux, a fortiori lorsqu'on voit un personnage prêt à se faire assassiner avant de sauter sans transition à une toute autre scène, pour mieux entendre le cri funeste avec plus de deux bonnes minutes de retard. Certes, il fallait intégrer Mata Hari à l'action afin de faire peser sur elle le poids de la menace, mais l'agencement de cette séquence reste un peu maladroit.

Toutefois, le plus gros défaut du film tient à un scénario qui enchaîne les rebondissements incongrus, selon lesquels une héroïne sûre d'elle et qui privilégie son confort avant tout autre chose se met à tout sacrifier du jour au lendemain, d'après le schéma bien connu de bon nombre d'histoires romanesques, où le désir d'un moment est confondu avec le grand amour. Dans bien des cas, ces coups de foudre ahurissants ne posent pas vraiment problème du moment que les acteurs ont assez d'alchimie entre eux pour faire passer la pilule, mais c'est particulièrement gênant ici puisque Ramon Novarro n'y met clairement pas du sien pour composer un amant crédible. Il faut dire que les personnages masculins sont tous plus inconsistants les uns que les autres, Rosanoff jouant la carte de l'amoureux transi toujours ébahi, Shubin n'étant qu'un imbécile teigneux, et Andriani étant simplement méchant, sans aucune trace de complexité décelable. On regrettera par ailleurs que l'histoire d'espionnage devienne de plus en plus brouillonne à mesure que le dénouement approche, ce qui semble confirmé par ce procès expédié en un rien de temps où les indices fusent de toutes parts sans avoir été suggérés avant. Le scénario a malgré tout des qualités, et j'apprécie tout particulièrement le second degré dont fait toujours preuve la vivace héroïne afin de mieux manipuler les hommes, sans que les scénaristes se sentent obligés de trop expliquer ses manigances aux spectateurs et laissent ceux-ci découvrir les choses avec fraîcheur et amusement. Sur le moment, on ne comprend pas vraiment la présence de l'espion chez Rosanoff pendant que Mata passe la nuit avec lui, mais tout fait sens après coup, et ça ne me semble pas être un problème de coupes dans le film.

Du côté de l'interprétation, Garbo est nettement meilleure que je ne l'avais cru du prime abord. En effet, elle livre une prestation détonante chargée d'humour, de charisme et d'émotions, et jamais sa séduction ne semble fausse ou forcée, malgré l'apathie de son partenaire en face. L'actrice parvient donc à sauver leur couple en faisant totalement illusion à elle seule, en particulier dans le premier acte où son mordant et sa repartie font merveilles, Garbo arrivant même à rendre l'héroïne indéniablement sympathique alors que le scénario fait tout pour la présenter comme la pire des tentatrices. Mais c'est surtout dans la dernière partie tragique qu'elle impressionne, car bien qu'il soit impossible de prendre au sérieux cet amour foudroyant et le repentir qui en découle sur le papier, la Divine n'en est pas moins sincère dans ses sentiments contrariés, à travers les touches de regret qu'elle s'autorise devant les nonnes, et le regard lumineux qui l'anime en présence de son amant retrouvé. A vrai dire, sa théâtralité passe extrêmement bien dans la dernière séquence, lorsqu'elle reprend non sans humour son au revoir en faisant tout pour le rendre le moins dramatique possible, afin de ne pas troubler Rosanoff. En somme, Mata Hari confirme bien le talent de l'une des mes idoles préférées, et si j'ai toujours tendance à me laisser éblouir par la dame dans à peu près tout, je suis content qu'elle me plaise bien ici, dans un film beaucoup plus en demi-teinte que ses chefs-d’œuvre habituels. Je n'irai tout de même pas jusqu'à la sélectionner pour un Orfeoscar: elle a été encore bien meilleure ailleurs, et il y a déjà trop de beau monde sur les rangs en 1931.

Devant les qualités à présent indéniables du film, je remonte la note jusqu'à un petit 6/10, Garbo et William Daniels y étant pour beaucoup en s'élevant au-dessus d'une histoire aberrante et d'un rythme trop lent. Malgré tout, je ne me suis ennuyé à aucun moment lors de cette troisième visite, et j'ai réussi à prendre plaisir au visionnage sans jamais décrocher. Ça me conforte donc dans l'idée qu'on reste sur un 6 et non un 5, même si bien des éléments restent à améliorer. Le bonus dont je ne me lasse pas: ce doublage français, sublime dans son atrocité, et qu'il est de bon ton de regarder en parallèle pour comparer: "Il a eu trèèès bon goût, elle n'est paaas ordinaiiire." "Prenez-moiii dans vos braaas." "Éteignez cette lampe, si vous m'aimez!" "Bonjour menteuse serait plus poli!" Même sans ça, Mata Hari est loin du chef-d’œuvre mais j'aime redécouvrir les films maudits sous un jour plus lumineux. 

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