Et pour cause : l'histoire est celle d'une fille franco-kanake qui visite le Paris de la Belle Époque, croisant au passage tous les grands noms du monde artistique français, et menant conjointement une enquête avec son ami Orel afin de déjouer une conspiration misogyne. Visuellement, c'est évidemment superbe : Michel Ocelot a retouché des photographies de la capitale pour y incruster ses personnages animés et son ambiance Art Nouveau, syncrétisme assez savoureux qui donne beaucoup d'élégance à la place Vendôme, à la butte Montmartre, aux différents étages de l'opéra Garnier, et à la piste de danse du Moulin Rouge. Euh… Vous avez cinq ans, Mademoiselle ! Enfin, peu importe, car l'héroïne intrépide ne fait pas son âge. Et c'est tout à l'honneur du métrage de proposer un portrait de fille forte et indépendante, qui sait prendre les choses en mains, n'hésite pas à pédaler dans tout Paris pour sauver une vie, et a le bon sens de se méfier des gens louches qui tentent de l'aborder. Dilili est un vrai modèle pour les enfants d'aujourd'hui, cassant les codes de la demoiselle en détresse auxquels son genre et son âge auraient pu la rattacher chez des esprits moins subtils. Le duo qu'elle forme avec Orel, un adolescent non moins habile, fonctionne d'ailleurs joliment, car tous deux sont sur un pied d'égalité : on peut aussi bien s'identifier à l'une comme à l'autre, car chacun est éminemment positif et entreprenant, tout en consacrant la notion d'entraide comme vertu suprême.
Du point de vue féministe, l'histoire est ainsi particulièrement plaisante, d'autant que Dilili est entourée de femmes fortes qui savent s'unir pour sauver certaines des leurs. L'adjuvante principale est la cantatrice Emma Calvé, doublée par la volontaire Natalie Dessay, qui n'a pas peur d'aller dans les égouts en bateau-cygne, ou à l'inverse de s'élever dans les airs en dirigeable. À ses côtés gravitent Sarah Bernhardt, passée maîtresse dans l'art de faire marcher ses relations afin de sauver les filles kidnappées, Louise Michel, qui a instruit Dilili sur le bateau les ramenant de Nouvelle-Calédonie, ou encore Marie Curie, toujours de bon conseil. Les hommes ne sont pas en reste, puisque chacun apporte sa pierre à l'édifice pour aider les protagonistes dans leur enquête, à commencer par Louis Pasteur pour son savoir médical, mais aussi le futur Édouard VII pour son témoignage discret.
À l'inverse, les antagonistes sont une secte de Mâles-Maîtres, qui enlève les femmes de Paris pour les réduire au rang de siège afin de promouvoir la domination masculine. Ici, la critique devient extrêmement lourde, avec des images terrifiantes qui ne manquent pas d'évoquer la situation épouvantable des femmes afghanes masquées de la tête aux pieds. Disons que Michel Ocelot n'a pas eu peur de forcer le trait avec l'image des chaises, mais on ne peut pas dire que cette facette de l'intrigue serve son propos féministe : d'un glauque insondable, cette métaphore est le point d'aboutissement d'une enquête cousue de fil blanc, qui ennuie même poliment dans une certaine mesure, d'où un décalage assez violent qui ne me convainc pas. Surtout, si la fin heureuse permet de se rassurer quant au sort des filles libérées (ne feignez pas la surprise, c'est un film pour enfants !), on aurait aimé savoir ce que deviennent les femmes adultes elles-mêmes victimes de ce destin atroce : on suppose qu'elles sont sauvées lorsque le réseau est démantelé, mais il est dommage que l'histoire les laisse pour compte alors qu'il aurait été bouleversant de les voir revenir à la vie. Et s'il est plaisant de savoir ce que devient la geôlière, dire qu'une femme entre deux âges a été enfin "éduquée" est par trop simpliste, comme si elle n'était pas assez maîtresse d'elle-même pour avoir conscience de ce qu'elle a fait pendant tout ce temps.
L'autre problème impliquant les Mâles-Maîtres, c'est que le metteur en scène ne peut se départir d'une forme de racisme, chose qui semble incroyable quand on y pense, lui qui a toujours milité à travers ses dessins en faveur des différences et des autres cultures, avec des héros noirs, métisses ou basanés tout à fait mémorables. Malheureusement, les faciès choisis pour les antagonistes sont hyper racistes. L'homme qui cherche à enlever Dilili tout au long du film est notamment une caricature extrême-orientale avec un teint exagérément jaunâtre, et des yeux bridés quasi bestiaux que même Disney n'aurait osé imaginer. Idem pour le maître de la confrérie avec son allure monstrueuse de pacha déformé. Certes, les autres méchants sont blancs, mais ça ne suffit pas à atténuer le malaise ambiant concernant ces deux personnages. D'autant que, à moins de considérer Orel comme métisse, ce qui n'est pas précisé, aucune personne de type asiatique n'est montrée dans le film, alors dommage de se montrer très positif envers les Kanaks si c'est pour se planter aussi lamentablement sur le reste du monde.
L'apprentissage du racisme par Dilili en personne est par bonheur mieux amené, à voir son air blasé devant certains gendarmes qui se croient obligés de lui parler en "petit nègre" bien qu'elle ait cent fois plus de vocabulaire qu'eux. Néanmoins, la réussite est fortement tempérée par l'idée que le métissage de l'héroïne ne lui pose jamais aucun problème. C'est ce qui devrait être le cas dans un monde normal, mais ce portrait très rose d'une France tolérante à la Belle Époque n'est pas convainquant. L'introduction brillante sur le zoo humain est notamment une forte déception, car cette pratique n'a même pas le temps d'être critiquée qu'elle s'évapore comme par magie. Ainsi, comment Dilili peut-elle se retrouver dans un zoo un jour, pour loger chez une baronne et se promener en calèche le reste de la semaine ? Si l'histoire avait préféré montrer une fille déterminée à s'émanciper d'un emprisonnement immonde pour se faire sa place par elle-même dans la société, la voir triompher des préjugés eût été intéressant. Mais en l'état, puisqu'elle mène un mode de vie bourgeois et a déjà tout sur un plateau dès le départ, son parcours perd beaucoup de sa force. Par ailleurs, imagine-t-on un instant que sur la centaine de grands noms cités, il n'y en ait pas un seul qui n'ait été raciste au quotidien ? Je comprends la volonté de Michel Ocelot de montrer un autre monde possible, mais il ne fait que s'égarer à vouloir aller trop loin dans l'utopie.
Au-delà de la question des couleurs traitée avec maladresse, le film est surtout réactionnaire sur le plan social. En effet, l'écriture est tout à la gloire du carnet d'adresse de prestige déplié par le réalisateur, ce Who's Who gigantesque étant d'ailleurs l'aspect le plus drôle de l'histoire pour nous autres adultes, mais à ne faire qu'encenser la strate sociale dominante, le récit commet l'erreur de dénigrer ostensiblement les échelons moins élevés en retour. Ainsi, lorsque Orel et Dilili atterrissent dans les bas quartiers au gré de leurs péripéties, ils ne rencontrent que des gens rustres et vulgaires, fortement portés sur la boisson. Orel recommande alors à son amie de ne jamais devenir comme eux, ce qui a peu de chance d'arriver vu que la demoiselle habite dans un hôtel particulier! Or, à aucun moment les causes de la misère ne sont évoquées! D'après le film, les pauvres semblent avoir mérité leur sort, comme pour les punir de leurs péchés, alors que les héros sont si bien dans leur entre-soi mondain et richissime qu'il convient d'imiter. Ainsi, le gratin français de l'époque est composé d'artistes affables, qui n'ont jamais de sautes d'humeur et ne feront jamais montre d'orgueil (Rodin et Camille Claudel sont notoirement complices !), et tous sont là pour venir en aide à Dilili sans jamais la ramener à son métissage. Pour ça, on a les gens du peuple, à l'instar du chauffeur d'Emma qui apprendra heureusement à devenir tolérant sous l'influence de sa riche patronne, ou des journalistes qui, malgré leurs propos racistes envers l'héroïne, ne sont jamais noircis comme les ouvriers puisqu'ils ont le bon sens de côtoyer d'assez près les gentes dames et les nobles messieurs.
Le film va jusqu'à commettre l'affront de ne faire intervenir Louise Michel qu'à une unique reprise, dans le boudoir de sa grande amie Sarah Bernhardt chez qui elle sirote son thé dans une débauche de luxe inouïe. Louise Michel ! Si l'intention de la présenter au jeune public est hautement louable, comment peut-on passer sous silence son action, son militantisme et ses années d'emprisonnement, pour ne lui faire dire que deux répliques vaguement révolutionnaires sur un fauteuil doré? Certes, elle a le bon goût de s'habiller d'une robe noire toute simple qui tranche avec le rougeoiement du salon, mais pouvait-on faire plus grand contresens ? Elle ne semble faire acte de présence que pour apparaître comme la caution de gauche de l'histoire, tandis que la bourgeoisie continue de s'empiffrer dans les palaces pour le plus grand ravissement de Dilili. Vous noterez d'ailleurs que les filles libérées appartiennent toutes à la haute société à en juger par les toilettes de leurs parents qui viennent à leur rencontre : la caste est sauve, les employés peuvent se réjouir de rester au contact de personnes si belles et argentées, tandis que les putes et les ouvriers peuvent bien crever dans la crasse. Il ne faudrait quand même pas gâcher le souper de ces messieurs au sommet de la tour Eiffel ! Alors, bien sûr que la Belle Époque fut une période foisonnante pour les arts et les sciences, bien sûr qu'il reste extrêmement plaisant de voir défiler cette galerie de grands noms pour se remémorer les plus belles phrases de Marcel Proust ou les plus belles partitions de Reynaldo Hahn, et bien sûr qu'il est très honorable pour une fiction d'éveiller la curiosité de son jeune public pour l'histoire et la culture, au prix de quelques anachronismes ; mais tout de même, le portrait de la société est extrêmement rétrograde.
Peut-être qu'en tant qu'adulte, je ne suis pas la personne appropriée pour critiquer Dilili à Paris. Il est aussi permis de se laisser éblouir par le charme visuel de l'ensemble et le name dropping passionnant, tout en regrettant que l'enquête sur les enlèvements ne soit qu'un prétexte maladroit pour étoffer ce qui aurait été tout aussi bien sous forme de documentaire. Je vous invite d'ailleurs à voir Paris 1900 de Nicole Vedrès, un excellent assemblage de vidéos d'époque présenté en 1947. Du côté de Dilili, le projet est pavé de bonnes intentions, qui aboutissent toutefois à un discours infernal : le propos féministe et la lutte contre le racisme, avec toutes leurs forces et faiblesses, sont fortement refroidies par une vision de la société assez nauséabonde. Le réalisateur n'a peut-être même pas eu conscience de tout cela en cours de route, ce que je comprends : il est facile de se laisser éblouir par l'univers rassurant de la haute société et oublier de faire grand cas des degrés inférieurs de l'échelle sociale. Ce qui est impardonnable, c'est de justifier les différences comme si elles étaient innées et méritées. Ainsi, les éléments négatifs du film se fracassent sur ses grandes qualités, ce qui laisse perplexe.
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