vendredi 12 novembre 2021

Une dame dans un train

 



Alors que nous nous rapprochons du centenaire de Deanna Durbin, je vais tâcher d'évoquer certains de ses films les plus mémorables, si tant est que mémorable soit un adjectif approprié puisque l'actrice a trop souvent été distribuée dans des productions de routine où sa personnalité primait sur l'histoire et les qualités cinématographiques. Cela n'ôte rien au plaisir qu'il y a à les revoir, bien qu'on ne puisse pas vraiment crier au chef-d'œuvre. Lady on a Train, de son futur mari Charles David, n'échappe pas à la règle : c'est une comédie policière sortie en 1945, où la comédienne désormais bien adulte cherche à résoudre le meurtre dont elle a été témoin depuis la fenêtre de son compartiment, en arrivant à New York. Un scénario loufoque qui ne se prend pas au sérieux, la décontraction ultime, la sensualité nouvelle et la voix d'or de la star, rendent l'ensemble tout à fait divertissant! Cependant, en filigrane, on sent bien que cette fiction a d'abord été vendue comme le véhicule annuel de l'étoile des studios Universal : le titre français n'a d'ailleurs pas manqué de remplacer le nom de l'héroïne par celui de l'actrice, comme si ça n'était qu'un épisode d'une série dirigé par un nom des plus obscurs.

Curieuse carrière justement, que celle de l'inconnu Charles David : né dans la Lorraine allemande en 1906, il fut d'abord directeur de production en France, ayant notamment travaillé sur les premiers films parlants de Jean Renoir, avant d'assister Zoltan Korda sur ses grands spectacles britanniques en couleurs, pour finalement se lancer dans l'écriture et la mise en scène aux États-Unis, mais uniquement durant l'année 1945. À l'instar de sa future épouse, il se retira dans l'anonymat le plus pur d'une ferme francilienne dès la fin des années 1940, ne réapparaissant dans le monde de l'image que très brièvement, à l'aube des années 1970. On ne peut pas dire que sa réalisation fît entrer Lady on a Train dans la légende : le rythme est assez bien soutenu, entre égarement de son héroïne sur des rails de banlieue et scènes de bagarres au cabaret, mais on est assez loin des grandes comédies subtiles et endiablées de la décennie précédente : le résultat est simplement plaisant, ni plus ni moins. À sa décharge, le scénario n'était pas non plus un matériau à polir comme une émeraude. L'auteur, l'anglo-chinois Leslie Charteris créateur de la série policière Le Saint, ne fait pas toujours dans la finesse, avec cette serveuse aux jambes nues qu'on reluque dans un jeu de miroir, ou ces valets noirs qui tremblent de frayeur comme des enfants à la simple mention du mot "meurtre", scènes déplorables qui alourdissent l'intrigue et qui, je l'espère, ne faisaient plus rire personne à l'époque. Par ailleurs, le récit est parfois brouillon, avec des indices telles les pantoufles dont l'utilité pour le dénouement est hautement contestable, et ces liens confus entre bas-fonds urbains et villas luxueuses de Long Island. La trame a toutefois inspiré d'autres œuvres, dont Agatha Christie pour sa production annuelle, où encore un récent drame raté mais divertissant avec Emily Blunt sous un titre quasi identique, mais sans le slogan hautement vulgaire de l'affiche originelle, heureusement!

En fait, le postulat de départ est palpitant : une jeune femme un peu rêveuse, adorant les romans policiers, est donc témoin d'un assassinat alors que son train s'arrête devant la fenêtre d'un appartement, ce qu'elle s'empresse d'aller dénoncer au commissariat où personne ne la prend au sérieux puisqu'elle brandit son polar comme preuve de ce qu'elle avance! Cela ne manque évidemment pas de générer de nombreux quiproquos, puisqu'elle cherche à la fois à résoudre l'énigme seule en infiltrant la riche demeure de la victime, tout en faisant appel à l'aide de son auteur favori, qui ne demandait rien tant que passer un Noël tranquille avec sa fiancée. Notons au passage que cette comédie hivernale est sortie en plein été, tout comme Christmas in Connecticut à une semaine d'intervalle, choix assez curieux quand on y pense. Le vrai problème, c'est que le traitement de ces quiproquos loufoques n'en finit plus de patiner au bout d'un moment. Au début, il est assez drôle de voir l'héroïne suivre le romancier au cinéma, quitte à faire déloger toute la salle à force d'allers-retours, l'histoire regorgeant d'autres bons moments à montrer l'héroïne se déguiser en fauteuil pour enquêter dans un grenier, quand elle ne joue pas à la chanteuse de cabaret prête à allumer son adjuvant sous les yeux de sa bien-aimée capricieuse! Mais à la fin, on finit par se désintéresser de l'énigme. Les suspects, qui gravitaient autour d'un riche homme d'affaires dans l'espoir d'un héritage, manquent de vigueur pour captiver, les déboires conjugaux de l'écrivain tournent en rond car il est écrit d'entrée de jeu que sa compagne est une harpie, et la vie privée de l'enquêtrice est inexistante. Certes, elle se débat avec son agent et parle une fois à son père au téléphone, mais on aurait aimé voir d'autres facettes d'un personnage uniquement défini par son dynamisme et son répondant.

Deanna est évidemment idéale dans ce type de rôles : j'ai toujours maintenu que, si son registre dramatique était fort limité, elle fut une artiste comique de grand talent dès son plus jeune âge. Alors, avec un peu plus de maturité, elle atteint l'un de ses sommets : agile et charismatique, elle n'a pas peur du ridicule pour amuser la galerie, et n'hésite pas à décocher un sourire ravageur à ses ennemis pour obtenir ce qu'elle veut. Difficile de ne pas être sous le charme! J'admire surtout la manière effrontée, et cependant très digne, qu'elle a de s'imposer un peu partout, prétendant avoir été invitée dans la villa alors que deux molosses qui ne l'ont bien sûr jamais vue lui courent après : elle ment avec cette spontanéité enfantine qui a fait son succès, tout en conservant l'allure d'une grande dame que plus rien n'étonne. Le mélange est irrésistible, et l'actrice est décidément parfaite pour incarner ce personnage plein d'imagination.

Cerise sur le gâteau, elle chante trois chansons qui constituent son apogée dans le registre non lyrique, chose idéale pour se marier à ce film à l'ambiance moderne, loin des contes de fées d'antan. La première, c'est évidemment la version anglaise de Stille Nacht, heilige Nacht, qu'elle chante à son père au téléphone en un moment de grâce qui fait monter les larmes aux yeux de l'homme qui était venu la liquider en cachette. Malgré le comique de cette situation contrastée, on se situe ici davantage dans la veine des comédies adolescentes, où Deanna princesse des anges fait preuve de toute sa délicatesse pour enchanter l'univers entier, des brebis aux loups. Les chansons de cabaret, alors qu'elle enquête sous une fausse identité, sont autrement sulfureuses : Give Me a Little Kiss lui permet par exemple de dévoiler une sensualité classe que même ses premiers films en tant qu'adulte encore trop sage ne permettaient pas de soupçonner, à la manière qu'elle a de se rapprocher et s'éloigner aussitôt du visage des hommes, qu'elle cherche d'ailleurs moins à séduire qu'à amadouer pour la bonne cause! Admirons surtout à quelle point sa voix swingue très bien, chose pas si facile à faire quand on est spécialisé dans le lyrique. Quant à Night and Day et son introduction envoûtante en plongée, elle révèle une jeune femme maîtresse de ses sentiments, qui invite aux rêves et aux fantasmes tout en réalisant elle-même que son admiration pour le romancier est sûrement plus que littéraire. La voix, plus lyrique qu'il ne le faudrait sur cette partition, est aussi un refuge alors que cette déclaration d'amour déguisée en numéro pour tout un public la projette dans l'intensité de l'inconnu.

Pourtant, bien que l'actrice domine le film avec aplomb, elle n'est nullement aidée par une équipe technique qui avait visiblement pour mission d'écorner son image! Ainsi, lorsqu'elle est surprise dans le manoir de Long Island et qu'on la prend pour la petite amie vulgaire de la victime qui doit hériter de tout, Ralph Bellamy ne laisse pas d'exprimer sa surprise devant le bon goût d'une héroïne qui parvient à rester digne même dans les situations les plus embarrassantes. Certes, ses bonnes manières sont innées et font tout son charme, mais la chose est assez ironique lorsque l'on réalise comment la pauvre actrice est affublée jusqu'à la dernière scène! Entre l'imperméable trois fois trop grand, la belle coiffure qui devient celle de Fifi Brindacier sous la pluie, la plume de perdrix fichée à l'envers et les cheveux en forme de bagel derrière une tête ornée d'un pompon, c'est un feu d'artifice de tout ce qu'il ne faut surtout pas faire pour conserver un semblant d'amour-propre en public! Sans parler de ce réveil ébouriffé dans l'appartement de l'écrivain! Un moyen pour la star de casser un peu son image trop propre auprès d'un studio omniprésent? Je ne saurais dire, mais après le costume de chevrière de Chanson d'avril et le maquillage à la truelle de Can't Help Singing, force est de constater que le glamour de l'Universal laissait parfois beaucoup à désirer!

Le reste de la distribution n'est pas aussi textilement déshonoré, ce qui est un peu injuste! Cela dit, la fiancée excédée est un mannequin professionnel qui présente ses plus belles pièces en avant-première des films : on ne pouvait décemment pas lui offrir un drap pour Noël. Celle-ci est incarnée par l'élégante Patricia Morrison, peu connue au cinéma en dehors d'un petit rôle dans Sherlock Holmes face à Basil mon amour, ou dans celui de l'impératrice Eugénie du Chant de Bernadette. Elle fut avant tout une actrice de théâtre ayant connu ses plus grands succès dans Kiss Me, Kate et Le Roi et moi, et chose tout à fait surprenante, elle n'est décédée que très récemment à l'âge de 103 ans! À ses côtés, nous retrouvons David Bruce dans le rôle de l'auteur pourchassé, qui après recherche n'était autre que le père d'Amanda McBroom, l'autrice de la ballade The Rose de Bette Midler. Le monde est petit. Mona Plash en personne, Jacqueline deWit, est aussi de la partie dans le rôle d'une secrétaire-esclave qui tient la chandelle, tandis que Ralph Bellamy surprend dans un rôle plus trouble qu'à l'accoutumée. À l'ouest, rien de nouveau pour Elizabeth Patterson, Dan Duryea, Allen Jenkins et surtout Edward Everett Horton dans des rôles taillés sur mesure pour eux, tandis que George Coulouris incarne l'archétype de l'antagoniste ombrageux ami des chats. Soyons honnêtes, aucun de ces interprètes sympathiques n'a grand chose à faire dans ce film, tout entier centré sur la star principale. Mais c'est au moins la preuve que même dans un studio mineur dans la hiérarchie artistique d'alors, on pouvait constituer un casting assez prestigieux malgré tout. L'autre grand nom attaché à cette production, c'est Miklós Rózsa, même si ce n'est clairement pas pour cette partition sans âme qu'on se souviendra de lui.

En définitive, il n'est pas absolument facile de dire du bien de Lady on a Train. On est certainement diverti à plus d'une reprise, mais rarement pour son histoire ou ses qualités visuelles. À en juger par le catalogue du studio cette année-là, ça semble tout de même avoir été le film le plus important de leur répertoire, avec La Rue rouge et Le Suspect, deux films noirs évidemment moins drôles que cette comédie, mais aussi plus renommés grâce à leurs réalisateurs autrement reconnus. J'en reviens donc à ce que je disais au départ : cette enquête policière doit tout à son actrice principale et à sa voix d'or. Aussi ne feindrons-nous pas la déception : Deanna est irrésistible et donne assurément sa meilleure performance comique d'adulte, grâce à un art du grotesque atténué par un raffinement qui ne se dément jamais, et à un art de la séduction qui tranche avec l'image trop sage de l'ancienne enfant-star. Les trois chansons ne sont qu'un prétexte pour faire marcher la recette qui a toujours fait son succès, mais quand on atteint ce degré de grâce mâtinée d'espièglerie et d'un brin de gravité, on ne peut qu'applaudir! L'essentiel était de faire rire, et c'est un pari réussi!

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