À vrai dire, je reste encore plus choqué par cette expérience que par les agressions purement physiques, l'inénarrable main au cul homophobe dans la cour du lycée, et cette nuit de festival où un type m'a plaqué contre un mur et a commencé à se branler sur moi jusqu'à ce que je finisse heureusement par me dégager à coups de coude. Sans parler de ce chauffeur-routier qui tenta de me faire rentrer dans sa cabine dans les toilettes de la station-service de Strasbourg où je me brossais les dents, avant de reprendre la route d'un voyage universitaire à Prague, quelques années plus tard. Tout cela m'a franchement épouvanté, mais à chaque fois, j'ai pu me libérer à temps, et c'était le fait d'inconnus. L'intrusion à caractère incestueux au sein de sa famille est par comparaison beaucoup plus douloureuse, car elle m'a fait nettement plus de mal psychologiquement. D'où mon ressenti actuel : parfois, il m'arrive d'avoir des conversations tout à fait détendues avec cette personne, avec qui je n'ai finalement jamais coupé les ponts, mais parfois, le traumatisme reprend le dessus et je reste dégoûté et complètement paniqué. Cela fonctionne par cycle, et je n'ai pas encore trouvé le moyen d'éviter de retomber dans l'abattement. Le fait qu'on ait fouillé dans mes sous-vêtements la dernière fois que j'ai accepté d'y dormir, bien que j'aie désormais ma chambre attitrée, n'a pas manqué de déclencher le mauvais cycle en début de mois... "On ne peut rien pour vous, vous analysez trop bien la situation vous-même", m'ont inlassablement répété les deux psys consultés à l'occasion... Merci pour le coup de main!
Bref. J'aimerais avoir plus de pudeur et ne pas remuer ces choses, surtout sur un blog lu avant tout pour la revue cinéma, mais je suis dans un état de nervosité si effarant que j'avais besoin de définir cette situation par écrit. Comme me le disait récemment une amie, ce n'est malheureusement pas un cas isolé. Chacun combat ses drames personnels avec les armes à sa disposition. On peut d'ailleurs considérer qu'il existe des destins plus difficiles, à l'image du sort épouvantable réservé aux personnes victimes de l'esclavage dans les plantations jadis. C'est le sujet de la biographie d'Harriet Tubman, mise en scène il y a deux ans par la réalisatrice Kasi Lemmons. Celle-ci relate l'histoire d'une femme d'exception, esclave dans une ferme du Maryland, qui réussit à fuir sa condition au péril de sa vie, parcourant ainsi des centaines de kilomètres, et qui revint régulièrement au pays pour faire passer ses proches en Pennsylvanie, un État abolitionniste. J'ai finalement trouvé le disque dans une promotion à la librairie, ce qui m'a enfin permis de voir ce film quasi invisible en France, et compléter par-là même ma collection des actrices nommées à l'Oscar du rôle principal.
La comédienne en question est Cynthia Erivo, une musicienne britannique ayant remporté un Tony pour sa reprise du célèbre rôle de Celie dans La Couleur Pourpre, créé à l'écran par la légendaire Whoopi Goldberg, et qui avait fait ses débuts au cinéma l'année précédente chez Les Veuves de Steve McQueen, un rôle énergique qui ne passait pas inaperçu. Sa présence devant la caméra est autant manifeste dans le film qui nous occupe, puisqu'elle le porte à elle seule sur ses épaules : elle est de tous les plans, et sa force de caractère, mâtinée de douleur, sonne juste. On regrettera néanmoins qu'elle fasse des choix atrocement convenus qui la font par moments passer pour une débutante. Par exemple, quand elle se met en colère, elle crie comme bon nombre d'actrices "qui jouent", mais on discerne très mal le personnage derrière cette façade. Par ailleurs, le scénario assez faible insiste tellement sur le caractère exceptionnel d'Harriet que l'actrice n'a qu'une unique dimension à jouer, la foi. On la voit rarement douter ce qui ôte une bonne partie de l'intérêt qu'aurait pu avoir sa performance.
C'est là le gros problème du film : Harriet souffre d'une réalisation quelconque, et surtout d'une trame peu étoffée. L'intention de départ est parfaitement louable, surtout venant d'une réalisatrice noire, et dieu sait si la vie d'Harriet Tubman méritait d'être illustrée, mais à trop insister sur son côté "super-héroïne", l'hommage en devient terriblement imparfait. Ainsi, la fuite de la plantation, qui aurait dû nous faire ressentir le déchirement absolu de la dame et sa terreur de partir pour l'inconnu, alors qu'elle est pistée par son "maître", est finalement résolue trop rapidement, comme si ça n'avait été qu'un parcours sportif sans grande incidence émotionnelle. Et lorsque Harriet revient en tant que passeuse pour aider les autres esclaves du Maryland à gagner Philadelphie, les séquences s'enchaînent telle l'introduction de Runaway Bride, comme si tout ça n'était qu'une comédie, et comme si parcourir 200 kilomètres des semaines durant alors que des chasseurs menacent le groupe à balles réelles était la chose la plus aisée au monde. Voulant en dire le maximum, Kasi Lemmons va même jusqu'à montrer son héroïne cheffe de guerre, chose véridique qui se devait d'être évoquée, mais qui ne reste qu'à l'état d'esquisse. En définitive, elle en dit trop et n'en montre pas assez : recentrer le film sur le premier retour au pays, les désillusions concernant l'époux et le courage de sauver un groupe plus nombreux que prévu malgré les multiples dangers, aurait pu constituer un film à lui seul, à la manière des grands récits d'évasion du temps jadis. Mêlant doute, foi et courage, le développement de l'héroïne aurait ainsi paru complet, et les personnages secondaires l'accompagnant dans l'immigration, où se lançant à sa poursuite, auraient pu voir leur contours mieux définis.
En effet, à diviniser une héroïne avant tout humaine, la réalisatrice sacrifie tous les autres personnages, qu'ils soient alliés, ennemis, ou navigant entre ces deux rivages. Les méchants sont ainsi des brutes hystériques qui en font des tonnes, mention spéciale à la maîtresse de maison, tandis que les gentils sont très en retrait, qu'il s'agisse des esclaves à sauver, où des Noirs libres de Philadelphie respectivement incarnés par Leslie Odom Jr., qui n'a rien à se mettre sous la dent, ou par Janelle Monáe qui est rapidement recalée sur le banc de touche. Le pisteur noir qui fait alliance avec les fermiers est si peu subtil qu'il n'est nul besoin de chercher en lui un atome de complexité, tandis que son collègue débrouillard se contente simplement de changer de bord du jour au lendemain. On a du mal à croire qu'un personnage aussi peu scrupuleux devienne altruiste simplement pour avoir été témoin de la foi d'Harriet en Dieu... Reste alors le gentil mari libre, qui va voir ailleurs après avoir cru qu'Harriet n'était plus de ce monde, mais les explications qui s'ensuivent sont assez bâclées. Finalement, cette galerie de personnages incarne à elle seule tous les défauts d'un film qui se voulait didactique et qui n'est qu'anecdotique. Je suis tout à fait content d'avoir découvert Harriet Tubman dont j'ignorais l'existence jusqu'alors, mais cette dame héroïque méritait un écrin autrement ciselé. Les photographies d'elle lors du générique de fin révèlent cent fois plus de nuances de caractère que ces deux heures de film qui finit par tourner en rond. C'est bien dommage.
Sinon, juste pour information :
Méritaient leur nomination : Scarlett Johansson, Saoirse Ronan et Renée Zellweger.
Bien, mais des choix de jeu beaucoup trop convenus : Cynthia Erivo.
Pas mal, mais aurait pu aller beaucoup plus loin et montrer d'autres dimensions : Charlize Theron.
En remplaçant les deux dernières par Adèle Haenel et Alfre Woodard, on obtient une excellente sélection. En attendant de faire de nouvelles découvertes, bien sûr.
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