dimanche 1 mai 2022

Walk on the Wild Side


Cette semaine, j'ai redécouvert Walk on the Wild Side, un film d'Edward Dmytryk sorti durant l'hiver 1962, et adapté d'un roman de Nelson Algren. L'histoire nous emmène dans le Sud profond des États-Unis, des terrains vagues du Texas aux bas quartiers de La Nouvelle-Orléans, à l'époque de la Grande Dépression : un jeune homme désœuvré, Dove Linkhorn (Laurence Harvey), erre sur les routes à la recherche de sa fiancée, Hallie Gerard (Capucine), qui a pour sa part atterri dans une maison close tenue par la redoutable Jo Courtney (Barbara Stanwyck), une maquerelle lesbienne qui n'a guère envie de voir partir sa nouvelle recrue. Chemin faisant, Dove fait la recontre de Kitty Tristram (Jane Fonda), une vagabonde spécialisée dans le vol à la tire et qui finit à son tour chez Jo, après avoir tenté de cambrioler la patronne d'un café routier, Teresina Vidaverri (Anne Baxter), une femme isolée qui aimerait voir Dove rester auprès d'elle. Spécialisé dans le portrait des désaxés en tous genres, Nelson Algren voulait mettre en lumière la part d'humanité des êtres paumés, qu'il estimait plus grande chez eux que chez ceux qui n'ont jamais connu de difficultés dans la vie.

Je ne sais pas ce qu'il en est dans le livre, mais à coup sûr, le scénario adapté par Edmund Morris et John Fante n'y va pas de main morte pour opposer la pourriture du gang de Jo, véritable mafia n'hésitant pas à cogner ou vendre des femmes au plus offrant, à la dignité de leurs victimes, du naïf Dove aux prostituées repenties. Dans cette ambiance de chair et de sang alourdie par la moiteur méridionale, la personne qui inspire le plus d'empathie est aussi la seule qui exerce un métier « honnête », Teresina, seul personnage qui marche « du bon côté de la rue ». Avec cette galerie de femmes aux caractères contrastés, le film se suit assurément sans déplaisir, d'autant que la distribution est particulièrement alléchante : deux légendes de l'âge d'or d'Hollywood y côtoient l'icône de la nouvelle vague américaine, sans oublier Juanita Moore qui ne fait malheureusement que de la figuration. Impossible d'y résister quand on est gay !

Ces rencontres constituent aussi un véritable choc des générations : le tournage fut particulièrement chaotique, mais pas à cause des tenantes de la vieille garde, qui étaient toujours ponctuelles et connaissaient leur texte par cœur. On sait à quel point Barbara Stanwyck était une grande professionnelle, tandis qu'Anne Baxter était généralement adorée par ses metteurs en scène pour son sérieux et sa conscience du travail à accomplir. Enceinte de six mois au moment de la production, cette dernière vécut d'autant plus mal les caprices de ses jeunes collègues. Qu'on juge un peu : Jane Fonda fit apparemment des pieds et des mains pour modifier ses répliques, tout en se plaignant que Laurence Harvey ne savait pas jouer, reproche que lui-même adressait à Capucine… Ambiance ! Barbara Stanwyck, qui n'était pas dupe, avait quant à elle fait savoir à Laurence Harvey qu'il serait de bon ton qu'il cesse de faire sa prima donna et se « bouge le cul » pour les besoins du film : cela fit rire l'acteur qui s'entendit dès lors très bien avec elle, preuve que la dame avait décidément l'art de sympathiser avec tout le monde, comme l'affirmaient toutes les équipes techniques avec qui elle avait travaillé depuis les années 1930.

Au-delà de ces querelles d'ego, la fracture est très nettement marquée du côté de l'interprétation : Anne Baxter et Barbara Stanwyck sont nettement meilleures que toute la nouvelle génération réunie. Ce n'est pourtant pas le plus grand rôle de l'étoile d'Un Coeur pris au piège et d'Assurance sur la mort. Barbara est certainement vigoureuse dans les bottes d'une dure à cuire dont l'élégance acquise ne masque pas l'origine populaire, et elle a le courage d'interpréter un personnage ouvertement lesbien. On lit d'ailleurs un peu partout que c'était la première fois qu'on voyait une vraie lesbienne au cinéma, à quoi je répondrai : n'oublions pas Joan Blondell et Lilyan Tashman dans Millie, trente ans plus tôt ! Ou ne serait-ce que Shirley MacLaine dans La Rumeur un an auparavant. Même si en l'occurrence, Jo Courtney est à ranger dans la catégorie des Mrs. Danvers obsédées par la fourrure de leurs fantasmes, puisque son homosexualité est une fois de plus perçue comme quelque chose de prédateur et donc d'hyper négatif. Il est même suggéré que Jo est devenue lesbienne par ennui, parce que son mari a perdu ses jambes, comme s'il s'agissait d'une déviance non naturelle. Le message est clair. Pour sûr, Barbara appuie assez fort sur la dureté du personnage, quitte à être un peu moins subtile qu'à l'accoutumée, quoique toujours juste et nuancée, en laissant entrevoir une certaine crainte de voir Hallie lui échapper. Dans le fond, je n'ai rien à lui reprocher d'un point de vue interprétatif, mais ce n'est pas la performance que je préfère dans sa carrière.

La lumière de la distribution est donc Anne Baxter, malgré une grosse erreur de casting, puisque sa patronne de café est censée être mexicaine. D'où son nom fort exotique et cette perruque très sombre qui ne lui sied guère, et qui fait regretter qu'on n'ait pas donné le rôle à Katy Jurado, ou à d'autres vraies Mexicaines hélas très invisibilisées dans le cinéma américain d'alors et d'aujourd'hui. Malgré tout, force est de reconnaître qu'Anne Baxter est, malgré un grimage peu convaincant, franchement excellente. Elle hérite certes du personnage le plus touchant du scénario, mais elle montre bien sa souffrance de la solitude et les blessures du passé, avec assez de dignité pour pardonner à ceux qui tentent de lui dérober le seul objet de valeur qu'elle possède, ou pour ne pas se faire d'illusions sur les sentiments qu'elle peut inspirer à Dove. En tout cas, on est loin des outrances de Néfertari : Anne est beaucoup plus mesurée dans la poussière texane que sous le soleil d'Égypte, ce qui lui permet d'être émouvante sans jamais tomber dans le piège du mélodrame malgré la teneur du texte.

À côté, ses partenaires qui la firent tourner en bourrique tout au long du tournage sont moins convaincants, à commencer par Jane Fonda. Tellement soucieuse de se faire un prénom et être enfin reconnue pour autre chose que sa filiation, elle use de toutes les ficelles horrifiantes sorties de la fabrique de farces et attrapes plus connue sous le nom d'Actors Studio, au point d'être vraiment mauvaise dès son entrée en scène, à s'agiter dans tous les sens pour essayer de se mettre dans la peau d'une petite fugueuse dont elle ne reste qu'à la surface. Elle parvient à captiver davantage dans le second acte, puisque Kitty devient héroïque à sa manière, et réussit même à être plutôt pas mal lorsqu'elle tient tête à son maquereau, mais en début de carrière, Jane Fonda n'avait pas encore le talent qu'elle déploya plus tard dans les années 1970. Au moins, elle reste une actrice essayant de jouer. Il est difficile de retourner le compliment à Capucine, qui sans démériter pour autant, reste avant tout une mannequin superbement photographiée. Les critiques de l'époque lui reprochaient d'être la maîtresse du producteur du film, qui avait insisté pour qu'elle soit habillée à la mode de luxe des années 1960 afin de rayonner à l'écran, et ce alors qu'elle jouait une prostituée des années 1930. Pour le coup, ce décalage aide la dame à ne pas se sentir dans son élément dans la maison close, ce qui est justement la problématique d'une héroïne avant tout façonnée par son talent de sculptrice. Néanmoins, cela ne fait pas de Capucine une comédienne très expressive : elle brille d'élégance dans chaque plan mais ne montre pas assez quelle est sa véritable activité rémunérée. Et même si ses sentiments pour Dove paraissent sincères, elle choisit tout de même la voie facile du désabusement pour éviter de montrer ses limites. Il faut dire que son absence d'alchimie avec Laurence Harvey n'aide pas, lui-même n'étant pas mauvais quoique échouant à donner beaucoup d'épaisseur à son personnage.

Le film ne fut pas très bien accueilli par la critique lors de sa sortie, ses détracteurs reprochant notamment à Edward Dmytryk d'avoir accouché d'un mélodrame sordide, peut-être à cause des sujets sulfureux abordés, ou à cause des actions passées du metteur en scène qui fut vivement décrié pour avoir dénoncé ses collègues communistes lors de la chasse aux sorcières. À titre personnel, j'ai trouvé Walk on the Wild Side tout à fait divertissant, malgré des personnages manquant de subtilité, notamment la clique Courtney. Edward Dmytryk n'était certes pas le réalisateur le plus inspiré de sa génération, mais jusqu'à présent, je suis plutôt favorable à son œuvre, notamment grâce à Ouragan sur le Caine et Le Bal des maudits. Mais comme tout le monde, y compris Dmytryk, je pense aussi que Walk on the Wild Side est finalement éclipsé par son générique conçu avec brio par Saul Bass : ce chat noir qui contrôle son territoire avec sérénité au son d'Elmer Bernstein est la promesse d'un chef-d'œuvre, ce que le film n'est pas, sans être à rejeter pour autant.


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