Je l'avais noté dans ma liste des films à voir, et alors que je le pensais définitivement introuvable, j'ai finalement mis la main sur El Dorado, le récit de Carlos Saura ayant vu le jour au printemps 1988. Comme moi! C'est une co-production espagnole, française et italienne tournée au Costa Rica, relatant la quête d'une terre mythique par les conquistadores à l'aube des années 1560. De l'ouverture en forme de songe, alors qu'un indigène recouvert d'or se baigne dans le fleuve, aux désillusions d'un périple qui n'en finit pas, le film passe en revue une galerie de portraits avec une minutie et un désir de fidélité aux sources qu'il convient de saluer. Et comme on s'en doute de la part de l'austère réalisateur aragonais, El Dorado cherche moins à s'inscrire dans la lignée des films d'aventures à grand spectacle, que dans la critique politique et psychologique. Avec la voix off du Basque Pedrarías qui relate les chroniques de l'époque au gré des errances de l'expédition, on est plus proche d'Il était une fois… l'Homme que des Mines du roi Salomon : ce n'est pas pour me déplaire, car j'ai beaucoup aimé l'ensemble, découverte qui arrivait à point nommé après l'horrible expérience d'Anna et les loups, une satire politico-religieuse peu subtile et abjectement misogyne. La filmographie de Carlos Saura n'est plus tout à fait terra incognita pour moi, mais il m'en reste encore une large part à explorer : El Dorado est à ce jour mon film préféré du metteur en scène, devant les atypiques et captivantes Noces de sang et L'Amour sorcier chamarré. À l'inverse, je reste assez en marge de ses collaborations avec la magnifique Geraldine Chaplin, y compris le très réussi mais acétique Cría cuervos. Balle au centre, donc, en attendant de voir où me conduira sa Carmen.
Le personnage central d'El Dorado est Lope de Aguirre, ce qui nous oblige forcément à comparer la version latine de Carlos Saura avec la vision teutonne de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu. Cette dernière a meilleure presse et reste considérée comme du grand cinéma, là où El Dorado est vu comme trop statique et trop didactique. J'irai pourtant à contre-courant de l'Orénoque : le film d'Herzog m'a complètement traumatisé. J'ai rarement eu un sentiment de si grand malaise devant un écran, au point de devoir lutter pour le regarder. Certes, l'introduction péruvienne aux cascades dans la brume est spectaculaire, mais ça m'a projeté dans un monde dont j'avais une folle envie de m'enfuir. Le film allemand est surtout desservi par l'interprétation de l'immonde Klaus Kinski, composition qui n'a aucun intérêt puisqu'il est en roue libre du début à la fin : n'importe quel membre de l'équipage à peu près sensé le laisserait choir sur le rivage dans un monde normal. De son côté, la caméra de Teo Escamilla cherche moins spontanément à en mettre plein la vue, mais les images d'El Dorado n'en restent pas moins très belles, bien que la copie qui circule aujourd'hui ait sérieusement besoin d'être restaurée. Et ce que le film perd en sensations fortes, là où Herzog avait besoin de s'attacher avec des cordes au milieu des flots, il l'emporte dans l'écriture des personnages, que Saura prend le temps de définir avec précision.
La lutte pour le pouvoir permet ainsi de mettre en valeur les membres les plus influents de l'équipage, dont Aguirre, comploteur de l'ombre que diverses humiliations conduisent à un désir de domination mégalomane, Pedro de Ursúa, commandant dépressif qui ne veut pas cesser de poursuivre une chimère, et Fernando de Guzmán, chef discret qui ne sait pas trop quoi faire de son pouvoir une fois qu'on lui pose une couronne illusoire sur la tête. Deux femmes sont également de la partie, la superbe doña Inés de Atienza, maîtresse d'Ursúa convoitée par toute la gent masculine de la flotte et un peu perdue entre désir de vengeance et appel de la chair, et Elvira, fille d'Aguirre et témoin privilégié des tensions entre adultes qui bouillonnent dans cet enfer tropical. Pas étonnant que tout le monde finisse un peu fou au prix de multiples bains de sang, alors que plus personne ne sait quelle route emprunter. Le passage en revue de ces âmes belliqueuses est en tout cas passionnant : on ne s'ennuie jamais malgré les longs monologues qui s'enchaînent durant deux heures trente, le tout grâce à une reconstitution historique exceptionnelle qui nous plonge réellement dans l'époque avec ses armures, son pont surchargé de soldats en pleine errance et ses airs de luth, mais aussi grâce à une tension contenue qui ne demande qu'à exploser. Le montage suggère heureusement que les chevaux n'ont pas été blessés, ce qui me rassure quelque peu. Et aux luttes politiques s'ajoutent des conflits sentimentaux, le scénario n'ayant pas peur de suggérer que plusieurs personnages sont au moins bisexuels : c'est un plus!
L'interprétation est peut-être l'élément le moins marquant du film, mais c'est moins la faute des acteurs que de la structure narrative, quasi descriptive, qui les oblige à une retenue plus grande encore. On notera simplement qu'Omero Antonutti est doté d'un charisme minéral qui rend Aguirre bien plus convainquant que dans le film allemand, bien qu'il ne soit pas très expressif tant il rejette toute forme d'émotion. Eusebio Poncela, tout droit sorti de la sulfureuse Loi du désir un an plus tôt, compose quant à lui un commandant fragile, assez touchant dans ses élans magnanimes qui ne font qu'accentuer ses questionnements intérieurs; tandis que Lambert Wilson est plutôt séduisant dans un rôle de chef qui s'enfonce dans le marasme à mesure que la forêt qu'il voulait vaincre s'épaissit. Je n'aimais pas trop cet acteur jadis, jusqu'au jour où je l'ai percuté par hasard à l'angle d'une rue : cela m'a fait quelque peu changer de perspective... Je pourrais m'étendre davantage, mais contrairement aux personnages, j'ai l'impression d'avoir fait le tour de l'horizon. Je conclurai simplement en vous recommandant de ne pas vous fier à la longueur indiquée : ces relations entre caractères bien trempés sont bien trop captivantes pour susciter l'ennui. Surtout quand elles sont portées par de belles images du Nouveau Monde et une partition ibérique ravissante.
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