samedi 4 septembre 2021

Joies matrimoniales


Ce matin, j'ai revu Joies matrimoniales (Mr. & Mrs. Smith) pour la première fois depuis une douzaine d'années. Ce film singulier dans la carrière d'Alfred Hitchcock, une screwball comedy (!) sortie pendant l'hiver 1941, ne m'avait pas spécialement marqué, le réalisateur en personne ayant toujours désavoué ce travail qu'il n'avait soit disant accepté que par amitié pour Carole Lombard. Quoi que l'on en pense, c'est justement par cette œuvre que j'ai découvert la reine de la comédie loufoque de l'Âge d'or d'Hollywood, tant et si bien que je lui vouerai un respect éternel malgré ses défauts. On y croise aussi Robert Montgomery, très à son aise dans un rôle de mari parfois charmant qui cherche à reconquérir son épouse. Joies matrimoniales est effectivement l'exemple typique de la comédie de remariage, concept défini par le philosophe Stanley Cavell, d'après qui le bonheur en couple ne s'atteint pas dans la satisfaction des besoins, mais dans la transformation de ceux-ci. C'est exactement le cas ici : après trois ans de mariage, la routine amoureuse des Smith doit rapidement se réinventer pour sauver les meubles. Ça tombe bien : le scénario signé Norma Krasna démarre par une information capitale, puisque l'on apprend qu'un vice de forme rend en fait caduque le mariage d'Ann et David. Régénérés par un célibat tombé du ciel, ils auront ainsi tout le loisir de se courir après, des grands boulevards new-yorkais aux chalets des Appalaches, pour se retrouver.

Le gros problème des aventures de Mr. & Mrs. Smith, c'est qu'Hitchcock n'était pas le réalisateur le mieux placé pour donner forme à un tel scénario. On imagine qu'un Mitchell Leisen ou un Leo McCarey n'auraient pas attendu les vingt dernières minutes pour aboutir à l'hilarité générale, là où le maître du suspense s'empêtre dans un rythme très sérieux qui ne donne pas vraiment de prise au rire. Pourtant, son savoir-faire est bel et bien présent, au gré d'images très évocatrices qui mettent en lumière l'un de ses thèmes favoris : le voyeurisme. En effet, les personnages cherchent constamment à protéger leur intimité en se plaçant dans l'entrebâillement des portes pour faire barrage, et ce dès la séquence d'ouverture alors que David prive sa domestique d'observer le désordre de la chambre. Cela n'empêche pas le couple principal de s'épier l'un l'autre dès qu'ils recherchent de l'affection, depuis Ann, l'œil entrouvert sous les couvertures au petit matin, à son mari dissimulé derrière le menu du restaurant où se trouve son ancienne fiancée. Le spectateur, qui en sait trop sur leur vie intime, finit lui-même empêché d'en voir davantage alors qu'une paire de skis se referme en croix telles des hallebardes devant une forteresse imprenable. Cela est finalement rassurant, quand on sait qu'un premier projet souhaitait pousser le degré d'intrusion jusqu'à nous faire entendre le bruit d'une chasse d'eau.

Un autre thème que le réalisateur sait bien mettre en scène, c'est la façon dont nous idéalisons d'agréables souvenirs par rapport à la réalité. C'est manifeste avec la séquence de la petite pizzeria où Ann et David s'étaient rencontrés jadis : ils ont gardé souvenance d'un relais gastronomique car trop occupés à tomber amoureux l'un de l'autre, tant et si bien que le désenchantement est fort rude lorsqu'ils se rendent compte trois ans plus tard que les lieux ne sont qu'un bouge qui serait recalé d'office au contrôle sanitaire. Mais Hitchcock parvient à tirer de ce moment une nostalgie tout à fait poignante, portée par la mélancolie d'Ann qui vient d'apprendre qu'elle n'est pas officiellement mariée à l'homme qu'elle aime, et qui attend en vain que son mari la redemande en mariage. La désillusion physique et psychique creuse justement le gouffre que le couple cherchera à combler au terme du film. Vraiment, quelque chose de très juste, et finalement touchant, se dégage de ces questionnements sentimentaux après trois ans d'union, à l'image des pieds de la dame qui se retirent trop vite du pyjama de son mari alors que celui-ci lui avoue sans tact aucun regretter la part de liberté qu'il a sacrifiée à son mariage. La mise en images de cette désagrégation est pour tout dire brillante, d'autant que les comédiens n'ont pas leur pareil pour faire ressortir la gravité de la séparation qui s'annonce, lui par sa goujaterie toute masculine, elle par sa déception dissimulée sous un détachement très digne.

En revanche, ce qui prête encore moins à rire et qui n'est absolument pas émouvant, c'est la manière dont l'épouse se retrouve prise au piège du patriarcat. Cela n'est pas critiqué par le scénario, pour qui ces choses-là ne sont qu'un ressort comique de plus, mais quatre-vingts ans plus tard, le malaise est prégnant. Joies matrimoniales n'est certes pas le seul film présentant le travail des femmes comme une lubie à condamner, surtout dans le milieu bourgeois : nos héroïnes préférées se salissaient rarement les mains et celles qui prétendaient à des fonctions trop importantes étaient généralement immolées sur l'autel du mariage. Redevenue célibataire, et préférant quitter David parce qu'il a trop hésité à l'épouser à nouveau en toute légalité, Ann trouve ainsi un travail de vendeuse dans un grand magasin de mode, contrat que l'époux s'empresse de saboter dans la journée en renversant sa marchandise, et en lui attrapant les poignets devant toutes les clientes pour la sortir de là. Le résultat est sans appel : le directeur de l'établissement déclare Ann coupable, car elle a dissimulé le fait qu'elle n'était plus vierge et qu'elle avait déjà vécu trois ans avec un homme! Limiter l'accès des femmes à la sexualité semble tellement bien ancré dans la tête des personnages que lorsqu'elle apprend que sa fille n'est pas officiellement mariée, la mère d'Ann lui demande de revenir vivre chez elle afin de ne pas se compromettre avec l'homme avec qui elle a pourtant fait l'amour avec bonheur pendant trois ans. Ce rebondissement est présenté comme quelque chose d'absurde qui devrait faire rire, mais quand on réalise que c'est une véritable barrière dans l'épanouissement de l'héroïne, l'hilarité se teinte rapidement de jaune. Nous nous retrouvons donc avec une dame qui a les mains bridées par l'homme qu'elle a aimé, et que personne n'aide dans cette situation que tout le monde semble trouver normale. Et ce n'est pas la seule fois où David l'empoigne par les avant-bras pour la dresser à sa guise : celui-ci a dès lors perdu tout charme à mes yeux, malgré ses gamineries amusantes pour reconquérir sa bien-aimée. Ann sait pourtant riposter, en lui claquant la porte au nez de manière à faire saigner celui-ci, mais quelque chose de malsain empêche d'applaudir quand on sait que David se donne des coups sur le visage afin de continuer à saigner, puisque c'est le seul prétexte qui lui vient à l'idée pour se tirer d'un très mauvais pas.

Assurément, l'harmonie conjugale entrevue dans la première séquence, et portée tout au long du film par une musique guillerette, se mâtine très vite de violence et de domination, deux choses qui noircissent à l'extrême ce qui se présentait de prime abord comme une comédie. On est loin des conflits à égalité entre Jerry et Lucy de Cette sacrée vérité, où chacun cherchait à embarrasser l'autre sans jamais mettre sa dignité en danger : les personnages pouvaient s'humilier eux-mêmes de leur plein gré, qu'on pense à Jerry au concert ou Lucy à la réception aristocratique, mais chacun prenait soin de canaliser la gêne sur lui-même, sans nuire physiquement à l'autre. Ou alors, cela passait par des contacts bon enfant se limitant à des chatouilles. Joies matrimoniales, malgré son titre français plus heureux que The Awful Truth, est en fait bien plus sombre que la comédie de Leo McCarey. C'est pour cela que l'on a du mal à rire, malgré d'excellentes trouvailles comme la scène du restaurant où David tente de faire croire qu'il sort avec une superbe créature qui n'avait rien demandé. Là, c'est vraiment drôle, quoique la séquence soit traitée moins finement que celle similaire de Cette sacrée vérité : l'attraction subtile de Ralph Bellamy pour la chanteuse vulgaire, contrastée avec la gêne palpable du couple principal, était autrement poignante que la grossièreté crasse des copines de Jack Carson s'empiffrant de faisan.

Comme je le disais, il faut en fait attendre les vingt dernières minutes hivernales pour que les tentatives maladroites de reconquérir l'être aimé deviennent réellement amusantes. C'est aussi le moment où Carole Lombard, qui venait d'enchaîner trois ans de drames dans l'espoir de remporter un Oscar, peut enfin abandonner une retenue trop insistante dans la grande majorité du film afin de faire le pitre comme lors de ses très riches heures des années 1930. Le clou du spectacle est certainement son monologue derrière la cloison du chalet, où elle tente de faire croire à Robert Montgomery qu'elle est en plein ébat avec l'insupportable Gene Raymond : d'une énergie incandescente, elle utilise sa voix avec de belles modulations, avant de faire feu de tout bois avec le mobilier qui lui tombe sous la main, au prix de mimiques impayables. Mais là encore, une certaine noirceur arrête le comique pur dans son élan, puisque David, qui n'est pas dupe, revient posséder Ann avec une force terrifiante qui oblige celle-ci à appeler au secours. Idem pour la célèbre conclusion aux skis, où Ann fait semblant d'être immobilisée pour rester le plus longtemps possible auprès de celui qu'elle n'a, dans le fond, jamais cesser d'aimer, bien que celui-ci vienne à l'instant de la pousser dans un fauteuil avec une violence qui fait mal au cœur, malgré la tonalité joyeuse que la mise en scène et le scénario tentent de donner à cette séquence. Robert Montgomery a beau être charmant dans une grande partie du film, les actes de David sont trop grinçants pour me faire aimer le personnage. À l'époque du tournage, on voyait les choses différemment : le film a remporté un vrai succès public et fut précisément plébiscité pour son aspect léger. À la nôtre, difficile d'imaginer qu'Ann ne parte refaire sa vie ailleurs après s'être retrouvée pieds et poings liés par un homme très possessif.

C'est peut-être là le principal problème de Mr. and Mrs. Smith : les personnages manquent de charme, ingrédient essentiel pour réussir une comédie. Les grands noms qui prêtent leurs traits aux seconds rôles tombent aussi dans cet écueil : Jack Carson et la géniale Betty Compson rivalisent de vulgarité, Esther Dale et Lucile Watson ne jouent quant à elles qu'avec une expression, l'une dans le registre de l'inquiétude terne, l'autre dans une gamme plus martiale; tandis que William Tracy apparaît trop peu. Gene Raymond est pour sa part chiant comme la pluie, mais sans le second degré qui permettait à Ralph Bellamy d'être attachant dans un rôle d'anti-héros pas du tout menaçant. L'acteur était marié à Jeanette MacDonald et ne l'aurait manifestement pas épargnée sur le plan physique. On reste malheureusement dans le thème du film même si c'est heureusement bien plus édulcoré dans la fiction.

En définitive, Alfred Hitchcock savait être fort drôle lorsqu'il saupoudrait ses thrillers de comédie, mais il est beaucoup trop sinistre ici, alors que le film n'en demandait pas tant. Plutôt que montrer David empoignant sa femme au milieu des cartons de lingerie, on aurait pu imaginer une joute improbable où chacun aurait lancé des sous-vêtements dans les airs, ce qui aurait apporté une légèreté osée de meilleur aloi, tout en justifiant le renvoi d'une employée ayant failli à sa tâche. Malheureusement, rien de tout cela dans ces Joies matrimoniales, qui s'ingénient à humilier une héroïne sympathique, et qui ne la mettent sur un pied d'égalité avec son partenaire que dans un rapport sanguin. La mise en scène est souvent inspirée, mais le ton reste par trop glaçant : on comprend pourquoi ce film est loin d'être le fleuron des artistes concernés.


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