Pourquoi n'avais-je jamais entendu parler d'un film de Martin Ritt, avec Joanne Woodward en adolescente paumée, Yul Brynner avec des cheveux, Margaret Leighton en mère dévoyée, Jack Warden en attardé mutique, Françoise Rosay qui gueule sur tout le monde et Ethel Waters en point d'ancrage dans cet environnement toxique ? Cela s'appelle Le Bruit et la Fureur (The Sound and the Fury), une adaptation de William Faulkner sortie au printemps 1959. J'ai trouvé le disque par hasard en allant acheter du vinaigre et je suis tombé des nues : j'avais scruté avec le plus grand soin la liste de tous les films qui m'intéressaient pour préparer mon inventaire 1959 l'année dernière, et je n'avais absolument pas remarqué ce titre !
Comme on peut le voir à travers cette galerie d'acteurs dans le rôle de personnages compliqués, c'est une histoire de famille comme je les aime, où tout le monde se déchire dans une plantation ruinée du Mississippi, et où chacun rend l'autre responsable de ses échecs personnels. On y croise ainsi une fratrie d'héritiers dont Howard (John Beal), alcoolique notoire qui n'a pas pu fonder une famille, Benjy (Jack Warden), qui n'a pas les capacités intellectuelles pour avancer dans la vie, et Caddy (Margaret Leighton), la sœur légère qui a abandonné sa fille Quentin à la naissance, et qui revient dix-sept ans plus tard pour renouer le contact… et se faire héberger gratis. Sans repères familiaux pour se construire, Quentin (Joanne Woodward) est évidemment une lycéenne rebelle qui sèche les cours et fait le mur la nuit pour courir les jolis garçons, au grand désespoir de Jason (Yul Brynner), beau-frère des trois adultes et dont l'épouse n'est plus, qui fait vivre par ses revenus l'ensemble de la maisonnée et qui sert de référent paternel à sa nièce. À ce petit monde s'ajoute la mère de Jason, Caroline (Françoise Rosay), qui crache son venin sur sa belle-famille qu'elle méprise, et Charlie (Stuart Whitman), un ouvrier itinérant qui courtise Quentin et à qui il n'a pas échappé que la famille Compson disposait encore d'un patrimoine conséquent, bien que les splendeurs d'antan ne soient plus qu'un lointain souvenir. Témoins de ces déchirements, Dilsey (Ethel Waters), la domestique qui a vu grandir tout le monde, et son petit-fils Luster (Stephen Perry), tentent de garder le cap au milieu de leurs employeurs immatures. À vrai dire, un parfum de Little Foxes se fait sentir par moments, ce qui, mêlé au savoir-faire du réalisateur de Hud et porté par les couleurs ravivées du Cinemascope des années 1950, m'a tout de suite donné envie de m'enthousiasmer pour ce film. Je suis toutefois un peu déçu.
Certes, j'ai passé un bon moment devant ce récit qui se laisse regarder d'une traite, mais on est loin des chefs-d'œuvre en noir et blanc susnommés. Il manque un certain mordant, et pout tout dire un véritable dynamisme, alors que les conflits sont désamorcés dans l'œuf et que chaque personnage évolue dans sa sphère, sans parvenir à vraiment entrer en contact avec l'autre, à l'exception de l'oncle et de sa nièce qui occupent le devant de la scène. Mais les autres sont malheureusement laissés pour compte : Howard n'est par exemple qu'une silhouette qui n'a droit qu'à deux scènes dans tout le film ; les murs qui empêchaient Caddy de voir sa fille et porteurs d'une belle complexité pour la dame, sautent trop facilement ; tandis que Martin Ritt n'arrive même pas à tirer un peu de suc de cette séquence très forte, où l'un des membres de la maisonnée tente d'en étrangler un autre, se contentant de le mettre à l'écart sans que sa victime ait l'air choquée outre mesure. Et lorsqu'une autre personne se fait la malle avec 3000 $, le conflit est résolu en trente secondes d'une confrontation en demi-teinte qui prépare une conclusion qui laisse à désirer : aucun des seconds rôles n'a droit à une conclusion, et chacun reste dans sa bulle à radoter, sans aller d'un point A à un point B malgré les deux longues heures de film à sa disposition. C'est là le grand échec du Bruit et de la Fureur, là où Richard Brooks avait réussi à transformer un huis clos théâtral en œuvre de cinéma follement vivante et divertissante un an plus tôt, avec la légendaire Chatte sur un toit brûlant.
Les comédiens font tout de même tout ce qu'ils peuvent pour donner de l'épaisseur au récit, mais le plus souvent avec un jeu très démonstratif propre à l'époque, qui se marie hélas très mal à des dialogues qui appelaient à plus de retenue. On divisera ainsi la distribution entre les interprètes qui n'ont pas peur d'en faire des tonnes, et ceux qui préfèrent rester sur une discrétion de bon aloi. Parmi les premiers, Margaret Leighton est presque exaspérante à surjouer la pauvre sœur décérébrée, alors que cette dame, qui ne perd jamais le nord sous ses dehors évaporés, aurait gagné à être éclairée par une détermination ferme et solide, fruit de ses errances passées. Après tout, elle a trouvé le courage de revenir, alors pourquoi diable se comporte-t-elle encore comme une petite fille immature qui, en ayant l'air de n'avoir pas évolué, contredit sa propre apparition ? De son côté, Joanne Woodward est à vingt-huit ans trop âgée pour incarner une adolescente crédible, malgré un langage corporel bien trouvé mais qui ne parvient pas vraiment à sonner juste. Elle n'est certainement pas mauvaise, mais son allure de fillette ne trompe personne, tant et si bien que cette jeunesse forcée laisse perplexe. Françoise Rosay braille quant à elle sur tout le monde, mais on ne pourra que se lamenter de réaliser à nouveau que le cinéma américain n'a jamais su lui faire une place : elle se contente de jouer la même émotion jusqu'à la fin, très loin de son exploit français de la même année, Les Yeux de l'amour, où elle laissait entrevoir les fêlures profondes d'une mère castratrice. Stuart Whitman est quant à lui affublé d'un personnage cynique chez qui je n'ai rien trouvé de positif, tandis que John Beal n'est pas assez développé pour être réellement touchant sous son air avachi de cerveau alcoolisé.
Du côté des discrets, nous croiserons Yul Brynner, mais ce n'est pas forcément un compliment car il se contente à nouveau d'un autoritarisme monolithique qui me fait sérieusement douter de son talent d'acteur. Dans ce cas, cela sert tout de même le personnage de Jason, et il reste toujours plus supportable ici que dans Le Roi et moi. Beaucoup plus intéressant, Jack Warden est lui aussi une présence minérale, qui ressent certainement plus de choses que les autres ne le croiraient, et dont un sourire illumine la complicité qu'il a nouée avec l'enfant qui s'occupe de lui, un Stephen Perry à la vitalité toute juvénile. Néanmoins, le personnage de Benjy ne fait pas toujours sens, tandis que son silence le rend plus difficile d'accès pour le spectateur qu'un héros comme Lennie Small des Souris et des Hommes. En fait, le véritable socle du film est Ethel Waters, figure imposante et sensée qui vole la vedette à tout le monde par son naturel et son calme olympien. Quand elle s'interpose pour protéger ceux qu'elle aime et prendre une gifle à leur place, et quand elle rappelle au maître de maison qu'il n'en menait pas large sur ses genoux jadis, elle laisse transparaître une profonde tendresse dans ses regards inquiets, sans jamais aucune trace d'agressivité puisqu'elle est justement la seule capable de maintenir du lien social dans cette famille.
Ainsi, le scénario a beau glorifier Jason et à travers lui le culte très contemporain du self made man généreux qui apprend à sa nièce comment mûrir en gérant elle-même son patrimoine, le cœur du récit est bel et bien Dilsey, personne nettement plus saine et optimiste pour aider une jeune fille à se construire, bien que l'histoire fasse tout pour la laisser dans l'ombre. À l'inverse, Jason est un homme froid et violent, mais il incarne si bien les valeurs de l'époque que les scénaristes se gardent bien de le railler. Certaines critiques leur ont reproché d'avoir dénaturé l'œuvre originelle ; ne l'ayant pas lue, je ne sais pas quel était le point de vue de Faulkner sur la question, mais dans le film, le message est clair : les Compson sont des dégénérés qu'il faut soustraire à la vue de Quentin pour que celle-ci se métamorphose enfin en adulte, et l'on se garde bien de souligner chez eux un côté trop émouvant pour s'assurer que nul ne s'identifiera à eux. En revanche, le solide Jason est mis sur un piédestal sans que l'on remette en cause son côté agressif et incestueux. Eh ! Il a précisément élevé sa nièce comme sa fille depuis sa naissance, alors même si la narration passe son temps à préciser qu'ils n'ont pas de lien de sang, le voir l'embrasser fougueusement pour, soit disant, lui remettre de l'ordre dans les idées, n'est ni plus ni moins qu'un vieil inceste bien répugnant. Mais le film n'ose surtout pas condamner Jason pour cela : Quentin, qui le déteste de prime abord, est finalement bien trop heureuse d'apprendre à grandir sous sa houlette, le happy-end allant même jusqu'à suggérer une relation plus que familiale à venir entre les deux.
L'ennui, c'est que les bons côtés de Jason, qui permet tout de même à Caddy de vivre chez eux et ôte une bouteille de la table où est assis Howard, ne pèsent pas bien lourd face à sa rigidité abusive et ses fantasmes pas très nets. Soit le film est très ironique et tient à dire en filigrane que l'entrée de Quentin dans l'âge adulte est loin d'être aussi rose que les apparences le laisseraient supposer, soit tout est à prendre au premier degré d'où un malaise palpable. Soyons honnêtes : rien ne semble contredire la seconde hypothèse, et rien n'étaye vraiment la première. Ce qui est d'autant plus dommage, c'est que les autres thèmes sociaux et psychologiques passent un peu à la trappe. L'alcoolisme d'Howard, la nymphomanie de Caddy et le retard mental de Benjy, ou plus exactement ses désirs inavoués, sont jugés de haut et finalement envoyés aux oubliettes pour permettre à Quentin de se reconstruire à partir d'une base solide, mais le scénario n'ose pas analyser plus en détail ce qui a conduit certains personnages à tomber où ils sont, au moins dans le cas d'Howard et Caddy. Les comédiens ont quelques scènes pour briller à partir de quelques bribes de leur passé, mais la seule conclusion possible, c'est qu'ils restent des êtres méprisables car ils ont courbé le dos au lieu de redorer l'honneur de la famille, pas comme l'énergique Jason qui a tout fait tout seul. En épousant le point de vue de la narratrice, Quentin, l'histoire met soigneusement les dévoyés sous clef, y compris ceux qui restent extérieurs à la famille, tel Charlie dont la limite entre volonté d'ajouter une conquête à sa liste et appât du gain n'est jamais très claire : il est dans le besoin, et le film semble le toiser parce qu'il travaille comme forain au lieu de chercher un travail supposément plus digne.
Le seul thème social à peu près réussi, c'est la place accordée aux personnages noirs. Sur ce point, l'histoire n'a pas peur d'en montrer toute l'ambivalence : les domestiques vivent dans un taudis à l'écart de la plantation, et doivent se lever en pleine nuit pour veiller sur leurs patrons au lieu de penser d'abord à leur bien-être, mais Dilsey ne se laisse pas pour autant marcher sur les pieds et reste l'égale de Jason au sein de la maison, à la fois par l'intelligence et le caractère. Dans la ville, noirs et blancs se mélangent, tous vêtus assez élégamment pour l'occasion, afin d'assister à la fête, bien que l'on se situe dans un État du Sud en 1959, ce qui semble quasiment révolutionnaire ! Jason entretien quant à lui de bonnes relations avec ses collègues noirs, tandis que Luster a moins de chance, car harcelé par deux garçons blancs qui lui lancent des cailloux, affaire bien triste prouvant que le racisme reste bien prégnant dans la cité malgré des apparences trompeuses. Tout cela est montré sans trop appuyer dessus, moins par subtilité que parce que ce n'est pas le cœur du sujet : les états d'âme d'une adolescente de bonne famille restent prépondérants, ce qui arrive à ses employés n'est pas son problème même si ceux-ci sont bien intégrés sous la vieille colonnade, du moment qu'ils restent à leur place. Après tout, Jason ne se prive pas de taxer Dilsey de "vieille femme", sans reconnaître son prénom, ce qui en dit peut-être plus long que sa cordialité bienveillante sur son lieu de travail.
Moralité, j'ai plutôt bien aimé Le Bruit et la Fureur, mais je suis quand même déçu. La déchéance cruelle qui affecte tous les personnages aurait dû générer bien plus de conflits et de passions. Ce qui aurait dû être un opéra tragique réussit finalement l'exploit d'être nettement moins palpitant que les petits secrets pas propres de Peyton Place, c'est dire ! Le film commet surtout l'erreur de ne pas donner leur chance aux personnages qui n'ont pas le bon sens de suivre les traces de l'entreprenant Jason, ce qui éteint trop vite le feu qui couvait entre chaque membre de la famille, et nous prive de l'empathie qu'on espérait ressentir pour tout le monde. Après tout, la relation mère-fille ne donne toujours prise à rien au bout de deux heures. Quant à lui, le dernier sourire de Benjy est touchant, mais on le met sciemment à l'écart avec son frère et sa sœur sans qu'on nous demande de chercher à les connaître mieux. Ces personnages étaient pourtant bien plus captivants que Jason, insupportable d'orgueil rocailleux qui se perçoit jusqu'au bout comme un messie sans jamais se rendre compte de ses énormes défauts. On reste alors dans un entre-deux assez morne au lieu de l'exubérance colorée que promettait l'introduction, ce qui n'empêche cependant pas de suivre le tout sans déplaisir. Pour sûr, un film titré de la sorte se devait d'être bien plus tumultueux !
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