vendredi 29 juillet 2016

My Reputation (1946)


Comme le laisse supposer son titre, ce film de Curtis Bernhardt (Interrupted Melody) est une histoire féminine comme je les aime. C'est même le prototype de Tout ce que le ciel permet, sauf qu'ici, la veuve ne veut pas se remarier avec un petit jeune, mais avec George Brent, ce qui est cent fois plus indécent. En outre, les personnages masculins s'appellent respectivement Cary et Scott, d'où une préfiguration d'autant plus marquée du drame de Douglas Sirk. On notera surtout que My Reputation fut tourné fin 1943 dans la foulée de Double Indemnity, de quoi montrer s'il en était encore besoin la versatilité d'une actrice, Barbara Stanwyck, capable d'enchaîner en moins d'un mois les femmes fatales manipulatrices et les femmes soumises prêtes à renaître de leurs cendres. Pour des raisons confuses impliquant la Warner, le film dut tout de même attendre plus de deux ans avant de sortir en salles, mais on notera que fin 1943, Barbara Stanwyck en était vraiment à son pic de séduction. Même ses affreuses lunettes de soleil et sa combinaison de bûcheronne ne parviennent à lui faire ombrage !

L'histoire : Pauvre Jessica ! La voilà veuve depuis peu et elle ne peut s'empêcher de se faire dicter sa conduite par à peu près tout le monde. Par sa mère sur des questions de morale, par son beau-frère pour la gestion de ses affaires, et par ses amies dont elle a constamment besoin de l'assentiment avant d'entreprendre quoi que ce soit. D'ailleurs, elle a même besoin d'aide pour se repérer dans les bois ou pour apprendre à fumer une cigarette du bon côté ! C'est dire s'il était temps qu'un homme revienne dans sa vie ! Mais peut-on décemment retomber amoureuse moins d'un an après le drame ?

À partir de cette femme soumise et constamment dépassée par les événements depuis son veuvage, Barbara Stanwyck parvient à brosser un joli portrait nuancé en donnant de la personnalité à Jessica malgré sa réserve. Celle-ci n'agace donc jamais par son abattement : au contraire, elle refuse de porter du noir en plein deuil, et la star sait parfaitement hausser le ton pour expliquer sa phobie de la mort. Tout est en fait très bien connecté, puisque dans chaque séquence, on sent à la fois que l'héroïne a du caractère, bien qu'elle s'excuse s'il lui arrive de le montrer. L'actrice reste donc parfaitement fidèle aux questionnements intérieurs du personnage : elle peut s'emporter mais demande pardon après coup, elle ne veut pas qu'on la plaigne mais s'autorise à craquer une fois seule avec sa meilleure amie, et lorsqu'elle s'excite comme une lycéenne en vacances en jetant des oreillers à l'homme qui lui plaît, mais envers qui elle n'assume pas encore ses sentiments, la scène est aussitôt tempérée par une sorte de fragilité, vestige d'une timidité jamais totalement vaincue. Dans tous les cas, on adore voir Jessica reprendre du poil de la bête et répondre enfin à ses fausses amies qui ont lancé des rumeurs sur son compte. On notera au passage que ces futurs avatars de Mona Plash se nomment respectivement Riette et Baby, raison suffisante pour les humilier !

Si Barbara Stanwyck est excellente, sans que ce soit son plus grand rôle, il est un peu dommage que l'intrigue manque de force. En effet, autant Sirk a réussi dix ans plus tard à transcender une histoire un peu banale, quoique déjà nettement plus captivante avec le décalage des générations, autant Curtis Bernhardt échoue à dépasser avec My Reputation le statut de "romance de bonnes femmes". Ça ne veut pas dire que ce soit mauvais, mais on sent bien qu'il manque une dimension vraiment extraordinaire, ou tout du moins cinématographique, à la différence d'un Humoresque ou des mélodrames que la Warner produisait pour Bette Davis à la même époque. Pourtant, c'est bien filmé : les jolies images de neige et ou de jardins ombragés ne manquent pas, le gros plan sur la roue de voiture prête à avancer vers l'avenir est plutôt bien trouvé, l'ombre de George Brent dominant la frêle silhouette de l'héroïne au moment où elle doit faire un choix donne une certaine épaisseur à cette scène devant l'âtre, et le regard que Jessica lance aux deux robes de couleurs différentes avant de faire un choix pour son deuil rehausse le suspense. Mais finalement, aucune de ces petites trouvailles n'arrive à faire sortir le scénario des sentiers battus. La prise d'assurance par Jessica se suit tout de même avec grand intérêt, mais l'épilogue déçoit quelque peu, et le tout reste trop ancré dans une dimension quotidienne pour éblouir. En outre, certaines situations sont tellement exaspérantes que même la princesse de Clèves aurait levé les yeux au ciel devant tant de pudeur, à l'image de ce dialogue central où George Brent complique inutilement les choses : "Je t'aime, mais je ne suis pas assez bien pour toi, il y a d'autres hommes très bien que tu ne peux pas rencontrer tant que je suis là, blablabla."

L'un des écueil du scénario est aussi d'avoir affublé l'héroïne d'une mère autoritaire sans aucune nuance, qui revient l'étouffer sans arrêt pour lui faire la morale, faire remarquer que la bonne a laissé de la poussière dans les escaliers, ou faire semblant de pleurer afin de forcer sa fille à porter le noir requis pour son deuil. Or, cette femme conservatrice toujours dans le reproche est incarnée par Lucile Watson, qui se contente simplement de faire du Lucile Watson sans donner plus d'une dimension au personnage. Ainsi, les nombreux passages impliquant la mère sont constamment lourds et jamais drôles, de quoi affaiblir une intrigue qui aurait gagné en subtilité. En outre, la matriarche trouve que sa fille manque de respect à la mémoire de son époux en refusant de porter la fameuse robe noire, mais… elle lui propose de se remarier dans la semaine qui suit afin qu'elle soit à nouveau casée ! Belle façon d'honorer la mémoire de son gendre !

À l'inverse, Eve Arden apporte la subtilité faisant cruellement défaut à la mère, Riette ou Baby, dans le rôle de la meilleure amie sincère sur qui on peut compter, et qui est évidemment jugée trop légère par la matriarche (tout ça parce qu'elle passe ses vacances d'hiver dans un chalet !). Dans ce rôle annonçant la divine Alida de Sirk, Eve Arden atteint des sommets de fraîcheur, bien qu'il soit atrocement regrettable que le scénario la fasse disparaître sans laisser de traces à mi-parcours parce qu'on ne savait plus comment la faire intervenir ! Pourtant, Ginna est un excellent adjuvant pour l'héroïne, sachant lui faire de gentils reproches tout en la laissant libre d'agir à sa guise. On observe au passage que même dotée de personnages similaires d'un film à l'autre, Eve Arden est totalement apte à leur donner des personnalités différentes : ici, Ginna Abbott est autant sincère qu'Ida Corwin était caustique dans Mildred Pierce, ou que Maida Rutledge était modeste dans Anatomy of a Murder. Pourtant, c'est le même personnage, mais il y a toujours quelque chose de différent à observer chez Eve Arden, à la différence de certaines actrices comme Thelma Ritter s'étant toujours contentées de faire exactement la même chose partout. Ceci dit, aucun de ces rôles ne mérite récompense, et encore moins la pauvre Ginna qui s'évapore dans la nature, sans doute après avoir réalisé que George Brent est un partenaire bien limité pour la divine Barbara.

Autrement, peut-on dire que My Reputation est un film sexiste ? Pour l'anecdote, c'est apparemment le premier film depuis l'instauration du Code à montrer un lit deux places dans une chambre d'époux. Et pour couronner le tout, une musique humoristique souligne la gêne de l'héroïne quand celle-ci tombe par hasard sur la chambre de George Brent ! Mais ne nous y trompons pas ! Cette extraordinaire audace a ses limites ! En effet, Jessica a beau reprendre toutes ses forces pour répondre aux gens et assumer ses choix en société, toute l'histoire ne tend que vers une seule et unique conclusion : une femme n'a pas d'identité si elle n'est pas mariée. D'ailleurs, quand Ginna fait en sorte que son amie reprenne confiance en elle, elle lui tient à peu près ce langage : "Tu n'es pas Mrs. Paul Drummond, tu es Jessica Drummond !" Eh oui, Jessica est bien Jessica, mais elle n'en reste pas moins constamment définie par son nom de mariée. Et une fois qu'elle arrive à faire son deuil, une seule question la tourmente : "Serai-je Mrs. Scott Landis ou Mrs. Frank Everett ?" Les conservateurs prennent le parti du bel homme riche connu de tous, les progressistes celui du major sorti de nulle part, mais tout le monde se trouve d'accord pour regarder Jessica comme une créature incomplète une fois qu'elle se retrouve seule à élever deux enfants. Attention, révélation : il ne faut pas se faire d'illusions sur l'épilogue. Car si l'on quitte Jessica à la manière de Cathy Whitaker dans Far from Heaven, avec adieux larmoyants dans une gare, on sait très bien que celle-ci ne restera pas seule et suivra les vœux de sa mère, en épousant le beau parti qu'on lui réserve. C'est d'ailleurs là que la différence majeure avec All That Heaven Allows apparaît : autant le mélodrame flamboyant se révélait réellement progressiste envers ses personnages, autant My Reputation fait tout pour justement préserver la réputation de l'héroïne, bien qu'on déroule tout un film en voulant en faire une femme libre de ses choix. C'est un peu hypocrite… Fin des révélations. On notera par ailleurs que Ginna se charge toute seule de faire les valises pendant que son mari lit tranquillement sous les couvertures, et qu'elle n'aime rien tant que se faire appeler "my pet" par le paresseux en question.

Du coup, je suis partagé : My Reputation me plaît autant qu'il me divertit, mais ça reste surtout un fantasme de ménagère ancré dans son époque. À vrai dire, si la chose la plus progressiste qu'on ait à nous montrer soit ces enfants de onze ans qui conduisent tous seuls (!!!) pour aller faire la fête, sans qu'aucun adulte ne trouve quoi que ce soit à redire (!), c'est bien le signe que le film a ses petits défauts. Mais j'aime ça malgré tout. J'hésite entre 6 ou 7.

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