C'est vrai qu'il n'est pas évident de revoir The Best Years of Our Lives tous les quatre matins. Après tout, ça dure 2h42! Pourtant, ce chef-d’œuvre de William Wyler est une telle réussite que la revisite fut à nouveau un plaisir extrême. On se demande même pourquoi j'ai mis autant de temps à le revoir depuis mes années d'études!
Pour commencer, le scénario est exquis: ce n'est pas une histoire de guerre, mais le témoignage du retour des soldats à la vie civile. Et pour couvrir le plus de thématiques possibles, Robert Sherwood, adaptant une nouvelle de MacKinley Kantor, a pris soin de suivre le parcours de trois hommes issus de milieux différents, et dont les grades ne correspondent pas à la réalité de leurs situations à la ville. Ainsi, Al Stephenson, simple sergent à la guerre, retrouve un poste à hautes responsabilités dans une banque, et un appartement plus que confortable, avec terrasse verdoyante, dans un immeuble de luxe. Homer Parrish, officier de seconde classe dans la marine, retourne quant à lui chez ses parents dans un lotissement plus que correct, tandis que le capitaine Fred Derry, décoré pour son courage lors de raids aériens, subit une cruelle déchéance de retour à Boone City, puisqu'il provient du quartier le plus pauvre de la ville et n'a d'autre perspective que de reprendre un job de vendeur de sodas. Les hiérarchies sont donc bouleversées, et c'est tout à l'honneur du scénario que de le faire avec autant de subtilité.
On retrouve cette subtilité dans chaque personnage: tous sont absolument captivants et extrêmement bien interprétés, à l'exception peut-être de Virginia Mayo, trop ostensiblement avare et aguicheuse pour faire preuve de nuance, et du vieux grincheux au drugstore qui y va de son petit refrain politique nauséabond. On pourrait également trouver le discours d'Al Stephenson lors du congrès des banquiers un tout petit peu trop cliché avec cette conclusion patriotique tirant une larme discrète à son épouse, mais ça n'est heureusement jamais lourd ni appuyé. Dans le rôle du banquier qui regrette de n'avoir pas vu ses enfants grandir, Fredric March m'éblouit une fois de plus sans que j'aie le moindre reproche à lui faire: il tente de noyer la nervosité des retrouvailles dans une frénésie de fêtes, il sait aussi se montrer ferme pour protéger l'avenir de sa fille, et l'acteur doit également souligner le penchant du personnage pour la bouteille. Or, c'est extrêmement bien joué: non seulement l'ivresse est mise en lumière de façon crédible, mais ce point très négatif chez Al Stephenson n'est jamais forcé. On sait qu'il aime commander à boire dès qu'il sort, et Fredric March fait passer ces commandes de la façon la plus naturelle qui soit. Son alchimie avec Myrna Loy fait également merveille, mais ça n'étonnera personne tant la divine actrice parvient systématiquement à créer une formidable complicité avec tous ses partenaires de cinéma. Ici, elle reprend le rôle incontournable de l'épouse au foyer inquiète et dévouée, mais elle lui donne tant de charme (quant elle rappelle son prénom au capitaine ivre qu'ils ont hébergé) et d'humanité (lorsqu'elle révèle à sa fille à quel point son mariage a pu battre de l'aile à une certaine époque) qu'elle lui ajoute systématiquement de multiples dimensions. Sans mentir, Milly Stephenson est tellement parfaite (elle est toujours là pour se charger des tâches désagréables) qu'il est impossible de ne pas l'adorer dès sa première scène. Les retrouvailles avec Al sont d'ailleurs un sommet de naturel où se mêlent à la fois joie et soulagement, et l'on apprécie également qu'elle n'appuie jamais l'inquiétude du personnage, notamment lorsqu'elle craint que son époux ne se ridiculise en public lors du congrès.
Dans le rôle de leur fille Peggy, Teresa Wright, se montre sublime à travers ses premiers émois amoureux envers Fred Derry, et l'on apprécie la complicité qu'elle tisse avec ses parents en leur apprenant qu'elle compte bien briser son ménage malheureux. Il y a bien une scène de désillusions où elle grimace un peu trop, mais dans l'ensemble, c'est très bien interprété. L'actrice surprend peu après The Little Foxes, Mrs. Miniver et Shadow of a Doubt, mais ces quatre performances soulignent qu'elle fut une bonne actrice malgré la brièveté de son passage au cinéma. Un regret seulement: les Stephenson ont un fils mineur qui n'est jamais invité nulle part et qui disparaît sans laisser de traces, alors que son introduction laissait penser qu'il s'agissait d'un jeune homme digne d'intérêt, curieux de l'actualité et pas nécessairement fan des cadeaux de guerre rapportés par son père. Dommage que la piste ait été abandonnée en cours de route.
Du côté du capitaine Fred Derry, Dana Andrews livre quant à lui une excellente prestation, puisque le personnage vit évidemment très mal son déclassement. Pour couronner le tout, il est affublé de l'épouse vénale dont nous parlions à l'instant, et qui ne peut s'empêcher de séduire les riches partis de la ville pour oublier la médiocrité de son mari. Le scénario est franchement captivant concernant ce héros de guerre, car il doit d'une part apprendre à chercher du travail, et d'autre part assumer ses sentiments pour Peggy Stephenson malgré la présence de l'épouse encombrante. Lorsqu'il insiste pour que sa femme dîne avec lui à la maison car ils n'ont pas assez d'argent pour sortir, cette scène de colère contenue est parfaite. De même, si l'épisode du cauchemar est un peu trop accentué, la séquence où Fred tente de vaincre ses démons en remontant à son poste dans la carcasse d'un avion est incroyablement puissante. Et n'oublions pas la scène de la photographie déchirée... On relèvera encore le brillant des dialogues associés au personnage. Par exemple, alors que Marie Derry lui reproche de lui avoir abandonné ses meilleures années, Fred se permet, comme pendant à cet échange, de conclure le film sur une note extraordinairement optimiste malgré ses promesses de futur pessimistes, trouvaille franchement géniale concluant le film en apothéose. Dans cette famille, Gladys George fait une furtive apparition en mère du soldat mais elle n'a pas, hélas, le temps de faire quoi que ce soit avec ce personnage, hormis de faire couler les quelques larmes attendues.
Du côté des Parrish, enfin, le scénario atteint des sommets en utilisant un acteur non professionnel qui avait effectivement perdu ses deux mains à la guerre deux ans plus tôt. Harold Russell émeut en toute simplicité dans ce rôle et donne une performance digne de tous les éloges tant son naturel est utilisé à bon escient. Il est d'ailleurs bien aidé par Cathy O'Donnell, dont le visage très pur donne une grande force à l'ensemble du film, dans le rôle de la compagne dévouée bien décidée à épouser l'homme qu'elle aime malgré son handicap. La scène où Wilma apprend à s'occuper d'Homer lors de son coucher touche par la pudeur se dégageant des images tragiques qu'on nous montre au même moment. A vrai dire, même la scène où Homer craque et brise une vitre avec ses crochets réussit l'exploit d'être criante de naturel. C'est dire si le savoir-faire de Wyler fait des miracles à chaque seconde.
Il faut dire qu'outre ce brillant scénario, ces excellents personnages et ces exquises performances, la mise en scène de Wyler réussit un miracle rarissime: celui de faire preuve d'une très grande inventivité sans pour autant chasser le naturel recherché dans les situations quotidiennes composant le film. On sait d'ailleurs que le réalisateur a souhaité que les interprètes revêtent les habits les plus quelconques possibles pour qu'ils n'aient jamais l'air de stars de cinéma en action, et ce point est déjà tout à son honneur. Mais comme je le disais, cette mise en scène des plus inspirées ne nuit jamais à la dimension quotidienne que le film souhaite atteindre dans toutes les séquences. J'en profite au passage pour avouer une certaine admiration pour la musique d'Hugo Friedhofer, une création que Wyler méprisait car, sans doute, la jugeait-il trop épique pour bien se marier à l'ensemble, mais tout fonctionne pour moi. Après tout, hormis les génériques, la partition est jouée de façon douce et légère, de quoi accompagner à merveille les moments les plus forts du film, tels le coucher d'Homer évoqué plus haut.
Cependant, si la musique est à mon avis un point fort, c'est surtout la photographie de l'indépassable Gregg Toland, et le montage de Daniel Mandell, qui achèvent de faire entrer The Best Years of Our Lives dans la liste des chefs-d’œuvre les plus parfaits qui soient. Avec l'aide de ces artistes talentueux, William Wyler arrive ainsi à composer de nombreuses séquences mythiques: le retour en avion avec les trois soldats surplombant les paysages de l'Iowa; l'extraordinaire retour en taxi, où chaque personnage a peur de sortir du véhicule par angoisse des retrouvailles; la frénésie de la tournée des bars, opposant fort bien la jovialité de Fredric March derrière une vitrine à la fatigue palpable de ses dames; le mystère entourant l'adresse de Fred Derry, puisque devant cette porte qui ne veut jamais s'ouvrir, on finit par se demander s'il n'a pas menti à ses nouveaux amis; la mise en espace dans l'appartement des Stephenson, où la cuisine devient un théâtre et où les miroirs de la chambre reflètent l'image de Peggy dont les parents sont justement en train de parler, sans oublier bien sûr le plan mémorable de Fredric March contemplant une photo de lui jeune alors qu'il n'arrive pas à se remettre d'une nuit d'ivresse à son âge actuel; le baiser des amants entre deux voitures sur fond de bâtiment circulaire; ou encore l'image sensationnelle des avions prêts à être démontés, et déjà amputés de leurs hélices tel Homer privé à jamais de ses mains; voilà vraiment une galerie d'images époustouflantes qui font du film une réussite totale. Le dernier regard échangé et l'isolement des deux personnages qui ferment le film prouvent encore qu'on ne pouvait rêver meilleure conclusion. Quant aux points de fuite alors que Fred s'éloigne après avoir déposé Al, ou lorsque Al surveille de loin le coup de fil de Fred au bar, leur écho est une trouvaille de génie qui ne peut laisser qu'admiratif.
Conclusion: The Best Years of Our Lives est d'une perfection absolue. La mise en scène de Wyler atteint des sommets inégalables tant au niveau de la psychologie de la société qu'au niveau de cette multitude d'images intensément cinématographiques; la subtilité constante du propos est également au-delà de tout éloge, et l'atout ultime du film, c'est qu'il a le pouvoir de résonner encore aujourd'hui tout en étant formidablement révélateur de son époque. Bref, à l'exception du fils Stephenson qui aurait mérité une scène supplémentaire, tout est parfait, il n'y a rien à ajouter, rien à retrancher. Ces belles années confirment enfin que ce n'est pas pour rien que Fredric March reste mon acteur préféré de l'âge d'or hollywoodien (Dana Andrews est exquis, mais je préfère légèrement March et ses troubles alcooliques). Quant à Myrna Loy, elle est définitivement la femme la plus parfaite à avoir existé depuis le Big Bang. 10/10.
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