Cette année, j'ai découvert Csillagosok, katonák, littéralement "Étoilés, soldats" suivant les paroles d'une chanson, mais plus commodément traduit par Rouges et Blancs, un film russo-hongrois de 1967 de Miklós Jancsó. Relatant des événements ayant eu lieu cinquante ans plus tôt suite à la Révolution d'octobre, Rouges et Blancs tombe à point nommé sur le blog pour faire pendant au Chevalier sans armure dont j'ai parlé au printemps, à travers le thème commun de la guerre civile où chaque camp fait subir exactement la même chose à l'autre, dans une sorte d'indifférence généralisée.
Il est tout de même plus intéressant de prendre en compte le point de vue soviétique, un point de vue surprenant qui évite étonnamment toute forme de propagande afin de dénoncer l'horreur de la guerre dans sa plus effroyable simplicité. Dès lors, ni héros surhumains ni triomphes ne sont au rendez-vous: le film est construit sur un enchaînement de très longs plans-séquences où chaque soldat tombe l'un après l'autre dans la plaine, sans qu'on puisse jamais déterminer à quel parti appartiennent les victimes. Et franchement, pour un film commissionné par l'URSS de Brejnev, c'est audacieux: les communistes sont au même niveau que les tsaristes, chaque camp rivalisant de cruauté à mesure qu'on reprend du terrain. Les uns enferment leurs prisonniers dans une forteresse et leur donnent cinq minutes pour trouver une hypothétique porte de sortie, les autres tirent sur tout ce qui bouge au bord de la rivière, au point que les revendications politiques se noient entièrement dans les flots d'absurdité du conflit. S'amusant à brouiller d'autant plus les pistes, Miklós Jancsó fait encore le choix d'effacer jusqu'à la notion même d'identité, ce qui n'est pas simplement le fruit d'une conception communiste où le collectif prime sur l'individuel. Au contraire, en choisissant de ne se focaliser sur aucun personnage, et en faisant tomber comme des mouches les rares soldats définis par un nom ou une nationalité à mi-parcours, le réalisateur donne à son film une dimension universelle qui fait froid dans le dos, sans déshumaniser le propos pour autant. Les deux autres forces qui viennent se greffer à celle-ci tout au long du film sont d'une part la remise des compteurs à zéro dans la description de la cruauté individuelle, puisqu'un gradé blanc qui tente de violer une paysanne est mis à égalité avec un blessé rouge qui tripote une infirmière contre son gré; et d'autre part l'inclusion de civils au cœur du conflit à travers la ferme malheureusement située au centre de la zone des combats, ou à travers les infirmières qu'on fait danser de force dans un bosquet de bouleaux avant de reprendre les hostilités.
De son côté, la technique sert absolument le sujet. Comme précisé, le film est défini par une succession de plans-séquences, de quoi rythmer l'histoire de façon particulière tout en brisant les codes habituels de la narration: par exemple, on suit un soldat qui tente de s'échapper dans le monastère, mais alors qu'il tombe sur une patrouille ennemie et se fait abattre, le plan continue et l'on suit à présent les nouveaux personnages jusqu'à un nouveau rebondissement. Ces choix de mise en scène contribuent donc à brouiller le message politique pour mieux renforcer le thème principal de l'incongruité totale des conflits. La photographie n'est pas en reste, puisque en dehors de la magnificence des paysages ou des monuments aux noir et blanc très contrastés, le cadre très large permet de transformer les soldats en points, de quoi ajouter une dose d'angoisse supplémentaire: tout le monde est vulnérable, et même des lieux qui semblent de prime abord accueillants ne sont en fait que des endroits isolés dans cette immense plaine, si bien qu'un tas de foin derrière lequel se réfugier ne masque pas les fusillades ayant lieu tout autour. Le noir et blanc met encore les personnages au même niveau puisqu'il est impossible de distinguer les couleurs de leurs vêtements, sans compter que chaque prisonnier se fait humilier en devant ôter sa chemise, histoire de mettre tout le monde à nu en dépit des différences d'objectifs politiques. Je me demande simplement si cette palette de couleurs est un choix ou une limitation, mais quoi qu'il en soit, ça illustre parfaitement ce que veut montrer le réalisateur. On sera encore en droit de trouver la direction des plans-séquences franchement impressionnante, les combats donnant lieu à une sorte de chorégraphie entre les conquérants qui avancent devant des monuments historiques, et les vaincus prêts à être fusillés en divers endroits du cadre.
Malgré tout, le film est-il victime de sa réussite? S'il est indéniable que les choix de Miklós Jancsó sont novateurs et entièrement au service de son idée, il ne reste pas moins qu'on ne ressent absolument rien devant ce tableau. C'est un peu comme si l'on regardait une scène de bataille au musée, où l'anonymat de multiples silhouettes ne suscite pas autant d'émotions que si l'on avait pris le temps de s'attacher à l'un des personnages. En outre, malgré sa puissance incontestable, l'histoire est atrocement rébarbative et peut se résumer en cette phrase d'une simplicité enfantine: Là, il se battent dans la plaine. Là, ils se battent dans le monastère. Là, ils se battent dans la forêt. Là, ils se battent au bord de la rivière. Et c'est tout. Il n'y a même pas d'épilogue: on commence par une bataille au bord de l'eau, on finit par une rencontre inégale sur un rivage, et le tout n'est qu'un cercle vicieux qui n'en finit pas. C'est à la fois judicieux compte tenu de ce que veut montrer le réalisateur, mais le spectateur ne peut que s'ennuyer au bout d'une heure trente qui semble n'être qu'une unique séquence dans son intégralité. En outre, les quelques gros plans, sur trois ou quatre personnes grand maximum, ne montrent que des visages fermés, auxquels on reste hermétique. On se retrouve alors dans cette ambiguïté notoire, celle d'un film absolument réussi mais qui à cause de sa réussite ne touche pas.
Ce qui résume le mieux l'ensemble, c'est probablement sa touche hongroise. En effet, à travers les personnages magyars qui viennent combattre aux côtés des rouges et se retrouvent constamment ballottés entre leur statut spécial supposé leur sauver la vie et leur statut de prisonniers à exécuter lorsque les blancs décident de ne plus faire aucune différence au gré de leurs humeurs, le spectateur est mis en face du problème général de l'aberration définissant toute guerre. On pouvait difficilement faire mieux, mais on y reste hélas un peu insensible. J'en reste donc à un bon 7/10 mais ne monterai pas plus haut en raison de l'ennui palpable que Miklós Jancsó ne parvient pas à contenir. Je le nomme tout de même comme l'un des cinq réalisateurs de 1967 pour sa mise en scène précise et inventive, ainsi que Tamás Somló pour la photographie. L'absence de musique résume quant à elle très bien le film et n'est nullement dérangeante, bien au contraire.
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