dimanche 31 juillet 2016

The Best Years of Our Lives (1946)


C'est vrai qu'il n'est pas évident de revoir The Best Years of Our Lives tous les quatre matins. Après tout, ça dure 2h42! Pourtant, ce chef-d’œuvre de William Wyler est une telle réussite que la revisite fut à nouveau un plaisir extrême. On se demande même pourquoi j'ai mis autant de temps à le revoir depuis mes années d'études!

Pour commencer, le scénario est exquis: ce n'est pas une histoire de guerre, mais le témoignage du retour des soldats à la vie civile. Et pour couvrir le plus de thématiques possibles, Robert Sherwood, adaptant une nouvelle de MacKinley Kantor, a pris soin de suivre le parcours de trois hommes issus de milieux différents, et dont les grades ne correspondent pas à la réalité de leurs situations à la ville. Ainsi, Al Stephenson, simple sergent à la guerre, retrouve un poste à hautes responsabilités dans une banque, et un appartement plus que confortable, avec terrasse verdoyante, dans un immeuble de luxe. Homer Parrish, officier de seconde classe dans la marine, retourne quant à lui chez ses parents dans un lotissement plus que correct, tandis que le capitaine Fred Derry, décoré pour son courage lors de raids aériens, subit une cruelle déchéance de retour à Boone City, puisqu'il provient du quartier le plus pauvre de la ville et n'a d'autre perspective que de reprendre un job de vendeur de sodas. Les hiérarchies sont donc bouleversées, et c'est tout à l'honneur du scénario que de le faire avec autant de subtilité.

On retrouve cette subtilité dans chaque personnage: tous sont absolument captivants et extrêmement bien interprétés, à l'exception peut-être de Virginia Mayo, trop ostensiblement avare et aguicheuse pour faire preuve de nuance, et du vieux grincheux au drugstore qui y va de son petit refrain politique nauséabond. On pourrait également trouver le discours d'Al Stephenson lors du congrès des banquiers un tout petit peu trop cliché avec cette conclusion patriotique tirant une larme discrète à son épouse, mais ça n'est heureusement jamais lourd ni appuyé. Dans le rôle du banquier qui regrette de n'avoir pas vu ses enfants grandir, Fredric March m'éblouit une fois de plus sans que j'aie le moindre reproche à lui faire: il tente de noyer la nervosité des retrouvailles dans une frénésie de fêtes, il sait aussi se montrer ferme pour protéger l'avenir de sa fille, et l'acteur doit également souligner le penchant du personnage pour la bouteille. Or, c'est extrêmement bien joué: non seulement l'ivresse est mise en lumière de façon crédible, mais ce point très négatif chez Al Stephenson n'est jamais forcé. On sait qu'il aime commander à boire dès qu'il sort, et Fredric March fait passer ces commandes de la façon la plus naturelle qui soit. Son alchimie avec Myrna Loy fait également merveille, mais ça n'étonnera personne tant la divine actrice parvient systématiquement à créer une formidable complicité avec tous ses partenaires de cinéma. Ici, elle reprend le rôle incontournable de l'épouse au foyer inquiète et dévouée, mais elle lui donne tant de charme (quant elle rappelle son prénom au capitaine ivre qu'ils ont hébergé) et d'humanité (lorsqu'elle révèle à sa fille à quel point son mariage a pu battre de l'aile à une certaine époque) qu'elle lui ajoute systématiquement de multiples dimensions. Sans mentir, Milly Stephenson est tellement parfaite (elle est toujours là pour se charger des tâches désagréables) qu'il est impossible de ne pas l'adorer dès sa première scène. Les retrouvailles avec Al sont d'ailleurs un sommet de naturel où se mêlent à la fois joie et soulagement, et l'on apprécie également qu'elle n'appuie jamais l'inquiétude du personnage, notamment lorsqu'elle craint que son époux ne se ridiculise en public lors du congrès.

Dans le rôle de leur fille Peggy, Teresa Wright, se montre sublime à travers ses premiers émois amoureux envers Fred Derry, et l'on apprécie la complicité qu'elle tisse avec ses parents en leur apprenant qu'elle compte bien briser son ménage malheureux. Il y a bien une scène de désillusions où elle grimace un peu trop, mais dans l'ensemble, c'est très bien interprété. L'actrice surprend peu après The Little Foxes, Mrs. Miniver et Shadow of a Doubt, mais ces quatre performances soulignent qu'elle fut une bonne actrice malgré la brièveté de son passage au cinéma. Un regret seulement: les Stephenson ont un fils mineur qui n'est jamais invité nulle part et qui disparaît sans laisser de traces, alors que son introduction laissait penser qu'il s'agissait d'un jeune homme digne d'intérêt, curieux de l'actualité et pas nécessairement fan des cadeaux de guerre rapportés par son père. Dommage que la piste ait été abandonnée en cours de route.

Du côté du capitaine Fred Derry, Dana Andrews livre quant à lui une excellente prestation, puisque le personnage vit évidemment très mal son déclassement. Pour couronner le tout, il est affublé de l'épouse vénale dont nous parlions à l'instant, et qui ne peut s'empêcher de séduire les riches partis de la ville pour oublier la médiocrité de son mari. Le scénario est franchement captivant concernant ce héros de guerre, car il doit d'une part apprendre à chercher du travail, et d'autre part assumer ses sentiments pour Peggy Stephenson malgré la présence de l'épouse encombrante. Lorsqu'il insiste pour que sa femme dîne avec lui à la maison car ils n'ont pas assez d'argent pour sortir, cette scène de colère contenue est parfaite. De même, si l'épisode du cauchemar est un peu trop accentué, la séquence où Fred tente de vaincre ses démons en remontant à son poste dans la carcasse d'un avion est incroyablement puissante. Et n'oublions pas la scène de la photographie déchirée... On relèvera encore le brillant des dialogues associés au personnage. Par exemple, alors que Marie Derry lui reproche de lui avoir abandonné ses meilleures années, Fred se permet, comme pendant à cet échange, de conclure le film sur une note extraordinairement optimiste malgré ses promesses de futur pessimistes, trouvaille franchement géniale concluant le film en apothéose. Dans cette famille, Gladys George fait une furtive apparition en mère du soldat mais elle n'a pas, hélas, le temps de faire quoi que ce soit avec ce personnage, hormis de faire couler les quelques larmes attendues.

Du côté des Parrish, enfin, le scénario atteint des sommets en utilisant un acteur non professionnel qui avait effectivement perdu ses deux mains à la guerre deux ans plus tôt. Harold Russell émeut en toute simplicité dans ce rôle et donne une performance digne de tous les éloges tant son naturel est utilisé à bon escient. Il est d'ailleurs bien aidé par Cathy O'Donnell, dont le visage très pur donne une grande force à l'ensemble du film, dans le rôle de la compagne dévouée bien décidée à épouser l'homme qu'elle aime malgré son handicap. La scène où Wilma apprend à s'occuper d'Homer lors de son coucher touche par la pudeur se dégageant des images tragiques qu'on nous montre au même moment. A vrai dire, même la scène où Homer craque et brise une vitre avec ses crochets réussit l'exploit d'être criante de naturel. C'est dire si le savoir-faire de Wyler fait des miracles à chaque seconde.

Il faut dire qu'outre ce brillant scénario, ces excellents personnages et ces exquises performances, la mise en scène de Wyler réussit un miracle rarissime: celui de faire preuve d'une très grande inventivité sans pour autant chasser le naturel recherché dans les situations quotidiennes composant le film. On sait d'ailleurs que le réalisateur a souhaité que les interprètes revêtent les habits les plus quelconques possibles pour qu'ils n'aient jamais l'air de stars de cinéma en action, et ce point est déjà tout à son honneur. Mais comme je le disais, cette mise en scène des plus inspirées ne nuit jamais à la dimension quotidienne que le film souhaite atteindre dans toutes les séquences. J'en profite au passage pour avouer une certaine admiration pour la musique d'Hugo Friedhofer, une création que Wyler méprisait car, sans doute, la jugeait-il trop épique pour bien se marier à l'ensemble, mais tout fonctionne pour moi. Après tout, hormis les génériques, la partition est jouée de façon douce et légère, de quoi accompagner à merveille les moments les plus forts du film, tels le coucher d'Homer évoqué plus haut.

Cependant, si la musique est à mon avis un point fort, c'est surtout la photographie de l'indépassable Gregg Toland, et le montage de Daniel Mandell, qui achèvent de faire entrer The Best Years of Our Lives dans la liste des chefs-d’œuvre les plus parfaits qui soient. Avec l'aide de ces artistes talentueux, William Wyler arrive ainsi à composer de nombreuses séquences mythiques: le retour en avion avec les trois soldats surplombant les paysages de l'Iowa; l'extraordinaire retour en taxi, où chaque personnage a peur de sortir du véhicule par angoisse des retrouvailles; la frénésie de la tournée des bars, opposant fort bien la jovialité de Fredric March derrière une vitrine à la fatigue palpable de ses dames; le mystère entourant l'adresse de Fred Derry, puisque devant cette porte qui ne veut jamais s'ouvrir, on finit par se demander s'il n'a pas menti à ses nouveaux amis; la mise en espace dans l'appartement des Stephenson, où la cuisine devient un théâtre et où les miroirs de la chambre reflètent l'image de Peggy dont les parents sont justement en train de parler, sans oublier bien sûr le plan mémorable de Fredric March contemplant une photo de lui jeune alors qu'il n'arrive pas à se remettre d'une nuit d'ivresse à son âge actuel; le baiser des amants entre deux voitures sur fond de bâtiment circulaire; ou encore l'image sensationnelle des avions prêts à être démontés, et déjà amputés de leurs hélices tel Homer privé à jamais de ses mains; voilà vraiment une galerie d'images époustouflantes qui font du film une réussite totale. Le dernier regard échangé et l'isolement des deux personnages qui ferment le film prouvent encore qu'on ne pouvait rêver meilleure conclusion. Quant aux points de fuite alors que Fred s'éloigne après avoir déposé Al, ou lorsque Al surveille de loin le coup de fil de Fred au bar, leur écho est une trouvaille de génie qui ne peut laisser qu'admiratif.


Conclusion: The Best Years of Our Lives est d'une perfection absolue. La mise en scène de Wyler atteint des sommets inégalables tant au niveau de la psychologie de la société qu'au niveau de cette multitude d'images intensément cinématographiques; la subtilité constante du propos est également au-delà de tout éloge, et l'atout ultime du film, c'est qu'il a le pouvoir de résonner encore aujourd'hui tout en étant formidablement révélateur de son époque. Bref, à l'exception du fils Stephenson qui aurait mérité une scène supplémentaire, tout est parfait, il n'y a rien à ajouter, rien à retrancher. Ces belles années confirment enfin que ce n'est pas pour rien que Fredric March reste mon acteur préféré de l'âge d'or hollywoodien (Dana Andrews est exquis, mais je préfère légèrement March et ses troubles alcooliques). Quant à Myrna Loy, elle est définitivement la femme la plus parfaite à avoir existé depuis le Big Bang. 10/10.

vendredi 29 juillet 2016

My Reputation (1946)


Comme le laisse supposer son titre, ce film de Curtis Bernhardt (Interrupted Melody) est une histoire féminine comme je les aime. C'est même le prototype de Tout ce que le ciel permet, sauf qu'ici, la veuve ne veut pas se remarier avec un petit jeune, mais avec George Brent, ce qui est cent fois plus indécent. En outre, les personnages masculins s'appellent respectivement Cary et Scott, d'où une préfiguration d'autant plus marquée du drame de Douglas Sirk. On notera surtout que My Reputation fut tourné fin 1943 dans la foulée de Double Indemnity, de quoi montrer s'il en était encore besoin la versatilité d'une actrice, Barbara Stanwyck, capable d'enchaîner en moins d'un mois les femmes fatales manipulatrices et les femmes soumises prêtes à renaître de leurs cendres. Pour des raisons confuses impliquant la Warner, le film dut tout de même attendre plus de deux ans avant de sortir en salles, mais on notera que fin 1943, Barbara Stanwyck en était vraiment à son pic de séduction. Même ses affreuses lunettes de soleil et sa combinaison de bûcheronne ne parviennent à lui faire ombrage !

L'histoire : Pauvre Jessica ! La voilà veuve depuis peu et elle ne peut s'empêcher de se faire dicter sa conduite par à peu près tout le monde. Par sa mère sur des questions de morale, par son beau-frère pour la gestion de ses affaires, et par ses amies dont elle a constamment besoin de l'assentiment avant d'entreprendre quoi que ce soit. D'ailleurs, elle a même besoin d'aide pour se repérer dans les bois ou pour apprendre à fumer une cigarette du bon côté ! C'est dire s'il était temps qu'un homme revienne dans sa vie ! Mais peut-on décemment retomber amoureuse moins d'un an après le drame ?

À partir de cette femme soumise et constamment dépassée par les événements depuis son veuvage, Barbara Stanwyck parvient à brosser un joli portrait nuancé en donnant de la personnalité à Jessica malgré sa réserve. Celle-ci n'agace donc jamais par son abattement : au contraire, elle refuse de porter du noir en plein deuil, et la star sait parfaitement hausser le ton pour expliquer sa phobie de la mort. Tout est en fait très bien connecté, puisque dans chaque séquence, on sent à la fois que l'héroïne a du caractère, bien qu'elle s'excuse s'il lui arrive de le montrer. L'actrice reste donc parfaitement fidèle aux questionnements intérieurs du personnage : elle peut s'emporter mais demande pardon après coup, elle ne veut pas qu'on la plaigne mais s'autorise à craquer une fois seule avec sa meilleure amie, et lorsqu'elle s'excite comme une lycéenne en vacances en jetant des oreillers à l'homme qui lui plaît, mais envers qui elle n'assume pas encore ses sentiments, la scène est aussitôt tempérée par une sorte de fragilité, vestige d'une timidité jamais totalement vaincue. Dans tous les cas, on adore voir Jessica reprendre du poil de la bête et répondre enfin à ses fausses amies qui ont lancé des rumeurs sur son compte. On notera au passage que ces futurs avatars de Mona Plash se nomment respectivement Riette et Baby, raison suffisante pour les humilier !

Si Barbara Stanwyck est excellente, sans que ce soit son plus grand rôle, il est un peu dommage que l'intrigue manque de force. En effet, autant Sirk a réussi dix ans plus tard à transcender une histoire un peu banale, quoique déjà nettement plus captivante avec le décalage des générations, autant Curtis Bernhardt échoue à dépasser avec My Reputation le statut de "romance de bonnes femmes". Ça ne veut pas dire que ce soit mauvais, mais on sent bien qu'il manque une dimension vraiment extraordinaire, ou tout du moins cinématographique, à la différence d'un Humoresque ou des mélodrames que la Warner produisait pour Bette Davis à la même époque. Pourtant, c'est bien filmé : les jolies images de neige et ou de jardins ombragés ne manquent pas, le gros plan sur la roue de voiture prête à avancer vers l'avenir est plutôt bien trouvé, l'ombre de George Brent dominant la frêle silhouette de l'héroïne au moment où elle doit faire un choix donne une certaine épaisseur à cette scène devant l'âtre, et le regard que Jessica lance aux deux robes de couleurs différentes avant de faire un choix pour son deuil rehausse le suspense. Mais finalement, aucune de ces petites trouvailles n'arrive à faire sortir le scénario des sentiers battus. La prise d'assurance par Jessica se suit tout de même avec grand intérêt, mais l'épilogue déçoit quelque peu, et le tout reste trop ancré dans une dimension quotidienne pour éblouir. En outre, certaines situations sont tellement exaspérantes que même la princesse de Clèves aurait levé les yeux au ciel devant tant de pudeur, à l'image de ce dialogue central où George Brent complique inutilement les choses : "Je t'aime, mais je ne suis pas assez bien pour toi, il y a d'autres hommes très bien que tu ne peux pas rencontrer tant que je suis là, blablabla."

L'un des écueil du scénario est aussi d'avoir affublé l'héroïne d'une mère autoritaire sans aucune nuance, qui revient l'étouffer sans arrêt pour lui faire la morale, faire remarquer que la bonne a laissé de la poussière dans les escaliers, ou faire semblant de pleurer afin de forcer sa fille à porter le noir requis pour son deuil. Or, cette femme conservatrice toujours dans le reproche est incarnée par Lucile Watson, qui se contente simplement de faire du Lucile Watson sans donner plus d'une dimension au personnage. Ainsi, les nombreux passages impliquant la mère sont constamment lourds et jamais drôles, de quoi affaiblir une intrigue qui aurait gagné en subtilité. En outre, la matriarche trouve que sa fille manque de respect à la mémoire de son époux en refusant de porter la fameuse robe noire, mais… elle lui propose de se remarier dans la semaine qui suit afin qu'elle soit à nouveau casée ! Belle façon d'honorer la mémoire de son gendre !

À l'inverse, Eve Arden apporte la subtilité faisant cruellement défaut à la mère, Riette ou Baby, dans le rôle de la meilleure amie sincère sur qui on peut compter, et qui est évidemment jugée trop légère par la matriarche (tout ça parce qu'elle passe ses vacances d'hiver dans un chalet !). Dans ce rôle annonçant la divine Alida de Sirk, Eve Arden atteint des sommets de fraîcheur, bien qu'il soit atrocement regrettable que le scénario la fasse disparaître sans laisser de traces à mi-parcours parce qu'on ne savait plus comment la faire intervenir ! Pourtant, Ginna est un excellent adjuvant pour l'héroïne, sachant lui faire de gentils reproches tout en la laissant libre d'agir à sa guise. On observe au passage que même dotée de personnages similaires d'un film à l'autre, Eve Arden est totalement apte à leur donner des personnalités différentes : ici, Ginna Abbott est autant sincère qu'Ida Corwin était caustique dans Mildred Pierce, ou que Maida Rutledge était modeste dans Anatomy of a Murder. Pourtant, c'est le même personnage, mais il y a toujours quelque chose de différent à observer chez Eve Arden, à la différence de certaines actrices comme Thelma Ritter s'étant toujours contentées de faire exactement la même chose partout. Ceci dit, aucun de ces rôles ne mérite récompense, et encore moins la pauvre Ginna qui s'évapore dans la nature, sans doute après avoir réalisé que George Brent est un partenaire bien limité pour la divine Barbara.

Autrement, peut-on dire que My Reputation est un film sexiste ? Pour l'anecdote, c'est apparemment le premier film depuis l'instauration du Code à montrer un lit deux places dans une chambre d'époux. Et pour couronner le tout, une musique humoristique souligne la gêne de l'héroïne quand celle-ci tombe par hasard sur la chambre de George Brent ! Mais ne nous y trompons pas ! Cette extraordinaire audace a ses limites ! En effet, Jessica a beau reprendre toutes ses forces pour répondre aux gens et assumer ses choix en société, toute l'histoire ne tend que vers une seule et unique conclusion : une femme n'a pas d'identité si elle n'est pas mariée. D'ailleurs, quand Ginna fait en sorte que son amie reprenne confiance en elle, elle lui tient à peu près ce langage : "Tu n'es pas Mrs. Paul Drummond, tu es Jessica Drummond !" Eh oui, Jessica est bien Jessica, mais elle n'en reste pas moins constamment définie par son nom de mariée. Et une fois qu'elle arrive à faire son deuil, une seule question la tourmente : "Serai-je Mrs. Scott Landis ou Mrs. Frank Everett ?" Les conservateurs prennent le parti du bel homme riche connu de tous, les progressistes celui du major sorti de nulle part, mais tout le monde se trouve d'accord pour regarder Jessica comme une créature incomplète une fois qu'elle se retrouve seule à élever deux enfants. Attention, révélation : il ne faut pas se faire d'illusions sur l'épilogue. Car si l'on quitte Jessica à la manière de Cathy Whitaker dans Far from Heaven, avec adieux larmoyants dans une gare, on sait très bien que celle-ci ne restera pas seule et suivra les vœux de sa mère, en épousant le beau parti qu'on lui réserve. C'est d'ailleurs là que la différence majeure avec All That Heaven Allows apparaît : autant le mélodrame flamboyant se révélait réellement progressiste envers ses personnages, autant My Reputation fait tout pour justement préserver la réputation de l'héroïne, bien qu'on déroule tout un film en voulant en faire une femme libre de ses choix. C'est un peu hypocrite… Fin des révélations. On notera par ailleurs que Ginna se charge toute seule de faire les valises pendant que son mari lit tranquillement sous les couvertures, et qu'elle n'aime rien tant que se faire appeler "my pet" par le paresseux en question.

Du coup, je suis partagé : My Reputation me plaît autant qu'il me divertit, mais ça reste surtout un fantasme de ménagère ancré dans son époque. À vrai dire, si la chose la plus progressiste qu'on ait à nous montrer soit ces enfants de onze ans qui conduisent tous seuls (!!!) pour aller faire la fête, sans qu'aucun adulte ne trouve quoi que ce soit à redire (!), c'est bien le signe que le film a ses petits défauts. Mais j'aime ça malgré tout. J'hésite entre 6 ou 7.

jeudi 28 juillet 2016

The Strange Love of Martha Ivers (1946)


Ce n'est un secret pour personne, je n'aime vraiment pas ce film. D'ailleurs, j'ai dû m'y reprendre à trois fois pour le revoir cette semaine, tant ça ne me fait pas du tout envie. Pourtant, les grands noms ne manquent pas, et c'est un comble! Qu'on en juge un peu: Lewis Milestone (All Quiet on the Western Front) à la réalisation, Robert Rossen (The Hustler, Lilith) à l'écriture, Van Heflin, Lizabeth Scott, Kirk Douglas dans son premier film (!!), Judith Anderson (!!) et Barbara Stanwyck (!!!) dans les rôles substantiels! Comment expliquer mon ressenti?

Déjà l'intrigue est trop sinueuse. On nous présente un héros, Sam, censé être témoin d'un meurtre caché dans un hall mais qui en fait s'est éclipsé avant le début de la scène: ce point est volontairement flou afin que les vrais témoins, une fois adultes, se demandent si Sam revient pour les faire chanter. Mais vu le laps de temps très court entre l'arrivée de la victime dans les escaliers et la fuite du héros, on se demande comment il parvient à quitter la maison sans rien entendre. Dans tous les cas, il ne reste que l'adolescente maussade, Martha, qui vient de tuer sa tante, et son ami premier de la classe, Walter, qui a tout vu. Mais le crime a lieu dans une maison richissime où gravitent des domestiques, qui ont tous miraculeusement disparu à ce moment-là (!), ainsi que le père de l'intello qui se trouvait dans la pièce contiguë aux escaliers. Pour info: le murmure d'un chat était suffisant pour que la tante, intriguée par le bruit, sorte du salon et monte les marches, mais un meurtre à coups de canne ne produit apparemment pas assez de décibels pour alerter le père de Walter trente secondes plus tard... Quoi qu'il en soit, celui-ci n'est pas dupe (il faut dire que Martha a encore l'arme à la main!) et en profite pour marier la meurtrière à son fils témoin afin d'assurer à celui-ci l'héritage conséquent qui vient de tomber dans l'escarcelle de Martha. Et comment justifie-t-on le crime auprès de la police? On dit qu'un grand monsieur tout noir est entré comme par magie pour tuer la tante avant de repartir par la porte comme si de rien n'était. Et la police de gober mot pour mot cette version des faits et de condamner un innocent! Pour une mise en bouche, on peut faire mieux.

Une fois les personnages devenus adultes, on apprend que Martha a profité de son héritage pour racheter tous les bâtiments de la ville, et qu'elle n'aime pas son mari, Walter, épousé de force. Celui-ci ne s'en remet toujours pas d'être responsable de la mort d'un innocent et boit jusqu'à plus soif, et c'est à ce moment-là que Sam en profite pour revenir sur place. Convaincu que Sam veut les faire chanter, et sûr également que Martha en est toujours amoureuse depuis la nuit fatale de leur adolescence, celle-ci ne cachant pas sa joie et allant jusqu'à lui sauter au cou sous les yeux de son mari, Walter tentera donc de se débarrasser de son rival qui n'a pourtant rien demandé. Pour quelqu'un supposément traumatisé par des morts antérieures, c'est modérément convainquant. A cela se greffe une intrigue secondaire où Sam tombe amoureux en un clin d’œil de la femme paumée tout juste sortie de prison qu'il rencontre par hasard, mais ni la trame principale, ni la romance secondaire, n'arrivent à me tenir éveillé. La première est inutilement compliquée avec ce trio qui ne sait jamais ce qu'il veut: "je t'aime, mais peut-être pas tant que ça", "tu veux nous faire chanter, mais en fait non", "je vais te tuer, ou pas", "puisque mon mari ne t'a pas tué, tue-le en retour et épouse-moi... et si tu ne le fais pas c'est moi qui tu tuerai!", et blablabla. La seconde m'ennuie également parce que Sam n'est qu'un héros désabusé typique des années 1940, et je ne vois aucune étincelle dans ses rapports avec Toni. A la fin, tout cela aboutit à une parodie de Double Indemnity, où des personnages forts se suicident sans aucune raison. La vue depuis le jardin sur les morts qui s'effondrent est plutôt bien trouvée en soi, mais les réactions des concernés sont si illogiques que ça semble totalement superflu.

Pour moi, la mauvaise parodie continue d'autant plus avec l'interprétation. Van Heflin est égal à lui-même mais ce n'est pas un acteur qui me touche, d'autant que j'aurais préféré davantage de scènes centrées sur Barbara Stanwyck. De son côté, Kirk Douglas ne me convainc pas du tout à surjouer les alcooliques nerveux. Lizabeth Scott me pose également problème car, bien que dotée du personnage le plus touchant, et dieu sait si on a envie d'aimer Toni, elle reste monoexpressive tout au long du film, se reposant sur une voix monocorde qui endort et enchaînant des grimaces maladroites avec sa mâchoire inférieure dès qu'elle tente d'exprimer quelque chose. Je ne veux pas jeter la pierre à l'actrice: elle a une incroyable allure qui me captive assez pour avoir envie de la voir ailleurs, mais le fait est que je la trouve franchement mauvaise ici. A l'inverse, si Barbara Stanwyck n'est jamais mauvaise (elle ne saurait l'être de toute façon, il n'est pas un film où elle ne soit au minimum ultra convaincante), elle me fait tout de même l'effet de n'être qu'une caricature d'elle-même ici. Le scénario, constamment imprécis quant aux réactions des personnages, ne l'aide pas, et la fin à la Double Indemnity crée une proximité trop évidente avec sa mythique femme fatale pour ne pas voir en Martha une redite moins inspirée. Mais tout de même, cette volte-face qui la fait devenir menaçante envers Sam n'est pas très heureuse, entre autres choses qui me chiffonnent, notamment vers la fin. Quant à Judith Anderson, elle ne fait elle-même qu'une parodie de Mrs. Danvers mais elle reste sèche et totalement oubliable. L'actrice s'est heureusement très bien rattrapée quatre ans plus tard, en martyrisant Barbara Stanwyck avec bien plus de nuances dans The Furies.

Dès lors, non, décidément non. Ni l'intrigue, ni les personnages, ni même la forme dont les images n'offrent rien à se mettre sous la dent, ne parviennent à capter mon attention. The Strange Love of Martha Ivers m'ennuie au plus haut point, ce qui est bien dommage compte tenu de ces malheureux adultes un peu paumés et manipulés par une héroïne prête à tout pour obtenir ce qu'elle veut. N'ayant vraiment aucune envie de revoir ce film un jour, j'ai peur de ne pas dépasser le 3. Mais ça ne vient peut-être que de moi puisque vous êtes nombreux à aimer!

La Fleur de pierre (1946)


Cet après-midi, interlude soviétique avec La Fleur de pierre / Каменный цветок, un film d'Alexandre Ptouchko sélectionné pour la première édition du Festival de Cannes, où le réalisateur remporta le grand prix international de la couleur. C'est apparemment le premier film russe à avoir utilisé le procédé allemand Agfacolor, mais rappelons que sans la censure, la seconde partie colorée d'Ivan le Terrible serait sortie cette année-là en URSS, et aurait peut-être éclipsé le film de Ptouchko dans les esprits.

L'histoire est inspirée de plusieurs contes de Pavel Bajov sur le folklore de l'Oural, à propos d'un jeune sculpteur capable de fabriquer des coupes ressemblant aux plus belles fleurs du pays, et se mettant à la recherche de la fleur de pierre de la Montagne de Cuivre, qui le fait fantasmer depuis l'enfance. L'auteur aurait apprécié l'adaptation mais aurait regretté qu'elle n'ait précisément pas un aspect ouralien. Difficile d'en juger comme je n'ai pas lu les contes en question, sachant que les décors de studios n'aident pas à rendre réaliste le produit fini, malgré de jolies photos d'animaux à l'orée des bois.

Pour moi, le principal défaut du film est son rythme. Ça ne dure qu'une heure vingts mais c'est lent. Surtout, l'absence de musique lors des dialogues d'intérieur renforce la théâtralité de l'ensemble, alors qu'il aurait au contraire fallu accentuer le côté épique de ces aventures. Parfois, la musique met du temps à démarrer lors de découvertes importantes, ce qui nuit grandement à la fluidité de l'histoire. Outre cette lenteur, on ne comprend pas toujours où le film veut en venir. Par exemple, le long intermède sur les nobles voulant voir le coffret permet certes de faire démarrer l'histoire, afin que Daniel puisse révéler ses talents au monde en finissant la commande, mais les dialogues entre aristocrates semblent pour le moins superflus. Autre bizarrerie, le film devient subitement musical à mi-parcours, avec des paysans qui se mettent à chanter à tort et à travers, avec par moments des bouts de chansons de deux secondes seulement! Ça casse le rythme alors qu'il aurait suffi d'insérer plus de chants dès le départ pour ne pas attaquer le spectateur par surprise! On se demande même si certains airs traditionnels ne sont pas là pour ajouter quelques précieuses minutes à un récit un peu court pour un long métrage. De même, la scène de jalousie entre la reine et la fiancée semble n'avoir été incorporée au conte d'origine que pour s'assurer que le film dure bien plus d'une heure.

On notera en tout cas que le communisme est bien passé par-là: l'aristocratie et la notion de propriété sont vivement critiquées à travers les coups de fouet que reçoit le jeune Daniel pour n'avoir pas su rester à sa place, sous l’œil effaré d'un vieillard pauvre qu'il venait de sauver.

Autrement, l'interprétation est quelconque, le personnage le plus mémorable étant la reine de la Montagne de Cuivre, qui non contente de se métamorphoser en lézard fait également preuve de charisme et de détachement, afin d'assurer sa suprématie sur les pauvres mortels de ces contrées. Pour le reste, les décors ne sont jamais aussi impressionnants que dans Vassilissa la belle, autre film soviétique des années 1940, mais force est de reconnaître que le fantastique ne touche pas les mêmes lieux d'une œuvre à l'autre. Ici, le territoire de la reine n'est pas un palais mais une montagne de minéraux, et l'on est servi avec de belles roches qui n'attendent que d'être polies, brillant de toutes leurs couleurs entre les cristaux blancs, les rocailles rouges et les glaces bleutées. On aurait juste aimé que la fameuse fleur de pierre ne ressemble pas autant à un champignon! Les effets spéciaux sont pour leur part amusants mais guère transcendants: les branches bougent toutes seules comme dans Blanche-Neige et les arbres sont déracinés quand la reine pique une grosse colère, mais on en voit constamment les ficelles. Vassilissa était plus novatrice de ce côté-là.

En résumé, le résultat est un peu mitigé. La Fleur de pierre comporte de jolis décors minéraux, d'élégants intérieurs de marquis tranchant bien avec les cabanes en bois des sculpteurs, et de charmantes images d'animaux des bois, de quoi passer un bon moment sur le plan visuel. Dommage que le rythme ne suive pas. On navigue entre le 5 et le 6 je suppose.

mercredi 27 juillet 2016

It's a Wonderful Life (1946)


Je n'ai jamais adoré La Vie est belle de Frank Capra, mais s'il y a bien un film intouchable, c'est celui-ci. En fait, j'ai toujours eu un problème avec le réalisateur: je n'aime pas spécialement le rythme qu'il donne à ses histoires, ni les personnages manichéens qui foisonnent dans son univers, à quelques exceptions près dont Megan Davis. Mais La Vie est belle est considéré comme un tel classique intemporel que j'étais resté sur l'idée qu'il s'agissait vraiment d'un chef-d’œuvre, depuis mon premier visionnage quand j'avais environ seize ans. Qu'a donné la revisite?

Eh bien, ça confirme l'impression initiale, celle d'un relatif ennui de part et d'autre, mais également celle que le film regorge de grandes qualités. Par où commencer? Parmi les points négatifs, on relèvera que la construction narrative sous forme de flashback est trop longue: on sait qu'un ange va intervenir dès la première seconde, mais... il faut attendre une heure trois quarts pour que celui-ci daigne pointer le bout de son nez. Il faut certes présenter les bases afin de comprendre pourquoi George Bailey va se suicider en ce soir de Noël, mais puisque la réponse à la question initiale ne démarre qu'après une durée digne d'un film entier, on a le sentiment d'un déséquilibre. En fait, le point le plus original et captivant de l'histoire est précisément la rencontre de l'ange et du héros, afin de voir comment aurait été la vie sans lui, et l'on regrette que tout cela soit rejeté dans le dernier quart d'heure. Tout y est pourtant bien traité, en premier lieu la critique des modes de vie contemporains quand le village se transforme en Babylone du stupre, mais on passe tout de même trop vite sur la vie parallèle des personnages, tous encore plus clichés que dans leur réelle destinée: on a à peine le temps d'apercevoir la mère aigrie qu'on passe à la vieille fille à lunettes ou au barman bourrin, et tout va finalement trop vite dans cette seconde partie. A l'inverse, l'interminable premier acte n'en finit pas de parler de banques et remboursements, si bien qu'on ne peut manquer de s'ennuyer en attendant l'ange. Tous ces sujets sont utiles, mais on aurait pu raccourcir certains dialogues qu'ils n'auraient rien perdu de leur pertinence. Idem pour les longs passages romantiques avec Donna Reed, où il faut attendre pendant près de dix minutes que les amoureux transis se disent quelque chose en rapport avec leurs sentiments!

En revanche, s'il est une chose qu'on ne peut certainement pas reprocher au film, ce sont ses personnages manichéens. Pour le coup, ceux-là ne me posent pas problème car It's a Wonderful Life s'assume pleinement comme un conte de Noël, à grand renfort de cloches et de sapins, et il faut précisément que les personnages correspondent à ce contexte. Frank Capra reste ainsi très fidèle à son idéologie de cinéma: le héros a le cœur sur la main et se bat pour les opprimés, le méchant est très méchant et en plus il se déplace en chaise roulante pour bien montrer qu'il n'est pas gentil du tout, la fiancée est super sympa et très compréhensive, la mère charmante comme tout, la bonne noire a évidemment son lot de répliques croustillantes, la blonde aguicheuse également, etc. Or, rien de tout cela ne pose problème: on s'attache malgré tout à ces caractères emplis de clichés, et l'on a réellement envie que tout continue à bien aller pour eux, malgré la présence d'un avatar d'Ebenezer Scrooge dans la ville. On reprochera simplement la présence d'enfants pleurnichards aux noms de chiens, mais autrement, tout le monde est touchant. La seule chose qui ne passe vraiment pas pour moi, c'est le retour à la vie une fois que George a été sauvé: entre les sauts de joie ridicules dans la neige et l'épilogue dégoulinant de sucre, c'est indigeste tant c'est appuyé. Mais d'un autre côté, ça fait du bien d'observer un monde parallèle où l'entraide et la fraternité existent encore, ce qui fait cruellement défaut à l'humanité en temps normal. Autrement, j'aime l'idée de ce héros plein de rêves qui laisse les autres les réaliser à sa place: ce parcours tombe constamment juste et m'évoque deux ou trois choses personnelles qui me touchent.

Sur la forme, c'est un peu plus décevant. La photographie n'est pas brillante, avec peu d'images vraiment mémorables, et si les décors ont la réputation de compter parmi les plus impressionnants à avoir été construits pour un film, le résultat à l'écran ne dépasse pas les qualités d'un Alice Adams ou autres petites œuvres de la sorte. On apprécie en revanche les étoiles qui conversent entre elles, et Frank Capra a tout de même concocté assez de séquences inoubliables pour donner du brillant à son film, dont la danse dans la piscine, le peignoir dans les hortensias, ou la déclaration d'amour en gros plan devant un téléphone.

Côté interprétation, on est agréablement surpris de voir que les acteurs arrivent à donner vie à leurs personnages à clichés. James Stewart est en particulier très bon: il reprend son rôle d'individu lambda et l'agrémente de tourments et de colère, ce qui ajoute de multiples dimensions à son personnage et apparaît comme un choix somme toute osé, pour un héros de conte de Noël. Sa bonne humeur générale fait par ailleurs plaisir à voir, et vraiment, tout fonctionne à merveille, à l'exception de deux ou trois grimaces filmées en très gros plan à la fin. On tentera également d'oublier les petits sauts de joie dans la neige... Par contre, autant Stewart est assez exceptionnel dans le rôle, avec une interprétation encore plus riche que dans The Shop Around the Corner, autant je reste sidéré par tous les gens qui nomment Henry Travers comme second rôle: il ne fait strictement rien à part déclamer ses répliques angéliques. Les autres acteurs composent des personnages attachants mais ne les font pas sortir des sentiers battus, tandis que Lionel Barrymore reste dans la pure caricature de méchant, sans autres couleurs à donner à l'infâme Potter.

En résumé, It's a Wonderful Life est certainement un bon film, armé d'un scénario original et d'une foi en l'humanité particulièrement plaisante, mais ce n'est pas un chef-d’œuvre dans mon propre univers. Capra n'arrive pas tout à fait à bien équilibrer ses deux actes, ni à contenir une certaine dose d'ennui devant des aventures quotidiennes décevantes par rapport aux attentes créées par l'introduction fantastique. Le jeu sur les cloches tout au long du film est en revanche très bien trouvé. Bref, It's a Wonderful Life regorge de bonnes choses, mais ni le fond ni la forme ne comptent parmi ce que le cinéma a produit de meilleur en 1946: je trouve par exemple A Matter of Life and Death nettement plus beau, original et généreux. 7+.

Night and Day (1946)


Ajoutant encore de l'eau au moulin des imitations de 1946, Night and Day se veut la redite de Yankee Doodle Dandy, l'autre biographie musicale de Michael Curtiz sortie quatre ans plus tôt. Hélas, autant la vie de George M. Cohan surprenait par son inventivité, autant ce biopic de Cole Porter sent pour sa part le réchauffé, malgré un indéniable pouvoir de séduction auquel participe pleinement la couleur.

Cependant, biopic est-il un mot approprié? Apparemment, le film est un tissu de mensonges: Cole Porter ne fut pas plus soldat qu'hétéro, bien que tout le film relate sa grande histoire d'amour avec son épouse, relation mise à mal par son départ pour la guerre de 14/18... La prochaine fois, je propose une biographie de Tallulah Bankhead sur son vœu de rester vierge jusqu'au mariage, et un biopic de Greta Garbo qui n'aimerait rien tant que donner des interviews à tous les médias! Pour en revenir à ce bon Cole Porter, on admirera surtout le résumé sur la jaquette du DVD: "Ainsi, sa vie sexuelle décrite dans le film n'a aucun rapport avec la réalité (il était homosexuel et avait organisé un mariage de convenance avec une amie divorcée). De même, sa femme Monty Woolley avait le même âge que lui." Alors là, bravo! Si c'est ça que vous appelez mariage de convenance, c'est effectivement d'une discrétion à toute épreuve!

Ceci dit, le grand défaut du film n'est pas tant la réinvention complète de l'existence de son héros que l'ennui profond qui se dégage de cette intrigue sans enjeux. Il est notamment aberrant de voir à quel point les choses arrivent facilement à Cole: il monte un premier spectacle sans aucun problème et, alors que la guerre le fait rester dans l'anonymat et qu'il semble galérer pour percer, il lui suffit un jour de décréter qu'il en a assez des petits bastringues pour devenir immédiatement la coqueluche de Broadway. Il n'y a aucun enjeu dramatique: tout lui arrive sur un plateau, et les (minuscules) difficultés de l'anonymat sont complètement plaquées pour donner un peu d'épaisseur au tout. Dès lors, l'intrigue n'a d'autre choix que de se recentrer sur une relation hétérosexuelle des plus classiques, avec femme délaissée compréhensive et artiste très demandé qui ne se rend pas compte de ses erreurs. Si la rencontre des futurs époux est très prometteuse, avec ce quiproquo sur fond d'images de Noël à la Meet Me in St. Louis, le soufflé retombe inexorablement à partir du torpillage du Lusitania: Cole s'embarque pour la guerre au lieu de se marier, se blesse à la jambe et... retrouve Linda dans une infirmerie... veut l'épouser pour de bon mais en fait non parce qu'elle a voulu lui rendre service sans lui en parler d'abord... d'où son retour aux Etats-Unis qui lui vaut un franc succès d'un claquement de doigts... avant d'aller travailler sur un nouveau projet à Londres où... il retrouve Linda par hasard dans un parc et lui passe enfin (!!!) la bague au doigt de peur qu'elle ne fasse cinquante enfants avec son médecin! Tout lui arrive donc aussi facilement dans sa vie amoureuse que dans sa vie professionnelle, et une fois les bases posées, il faut encore passer une bonne heure de film devant une succession de spectacles et de grimaces d'épouse déçue de ne pas avoir son mari auprès d'elle plus souvent. Et c'est tout.

L'objectif du film est surtout de nous proposer de la belle musique, mais on regrette que ça ne raconte pas grand chose. On ne décroche pas pour autant: Night and Day contient de bons moments de grâce qui viennent piquer l'intérêt de temps à autres, à l'image du Noël en Indiana, cliché mais rassurant avec sa neige de studios, et des amusantes retrouvailles londoniennes avec tous ces petits enfants qui poussent comme des champignons. On s'étonnera en revanche que le parcours des personnages ne soit pas toujours très clair, car si Cole joue à Gontran Bonheur de son côté, Linda n'explique jamais pourquoi la jeune femme richissime, qui n'a d'autres soucis dans la vie que de se choisir des villas sur la Côte d'Azur ou des objets en or massif à faire graver, se retrouve subitement à gagner sa vie comme infirmière pour orphelins après la guerre. C'est tout à son honneur mais ce n'est jamais justifié par le scénario. En revanche, l'histoire fait un bon usage de la récurrence des coffrets à cigarettes, dont chaque inscription illustre l'évolution de la vie du couple. Dommage que les numéros musicaux ne soient pas mieux agencés pour suivre à leur tour un arc narratif: on colle des chansons de ci de là sans faire coïncider les paroles avec l'intrigue, et pour couronner le tout, on ne s'embarrasse pas de réalisme chronologique. I've Got You Under My Skin (1936) est ainsi introduit bien avant Anything Goes (1934)... Ces numéros sont tout de même agréables et l'on passe un bon moment avec les chanteuses et danseurs agiles, mais ça ne suffit pas à faire de Night and Day un récit digne de ce nom. 

Du côté des interprètes, Cary Grant en couleur atteint des pics de séduction, mais il ne fait rien de spécial: Cary Grant fait du Cary Grant, il est charmant comme tout mais n'a même pas le mérite d'être drôle. Pour sa part, Alexis Smith joue bien mais sa présence ne résonne pas dans le film: elle est non seulement coincée dans un rôle d'épouse dévouée à clichés, mais elle manque d'un peu de charisme pour contourner l'absence d'enjeux dramatiques et parvenir à nous attacher réellement à Linda. En revanche, Jane Wyman surprend en diva de la scène qui multiplie les amants, Monty Woolley reste à l'inverse en terrain connu en jouant... son propre rôle, sans aucun génie, et Eve Arden réussit quant à elle à énerver avec une seule minute de figuration tant elle surjoue, grimaces et accent français à l'appui. En fait, la palme de la coolerie revient à Ginny Simms, fascinante avec son visage arrondi, ses lèvres de sang et sa voix d'or. Par contre, je n'avais pas reconnu Dorothy Malone avant de lire son nom en rangeant le film sur mes étagères: je la préfère visiblement en danseuse de mambo éblouissante plutôt qu'en cousine modèle à peine espiègle...

Moralité: Night and Day est bel et bien un tissu de mensonges! Le mariage de convenance commet l'affront de remplacer Monty Woolley par Alexis Smith et c'est bien moins drôle que ce qu'annonçait la jaquette! Autrement, les jolis décors et costumes, portés par d'admirables couleurs désuètes, me charment absolument, de même que la musique, sans que ce soit les reprises que je préfère du célèbre artiste. La séduction est bien au rendez-vous mais l'intrigue est dérisoire: 5/10.

mardi 26 juillet 2016

Anna et le Roi de Siam (1946)


Comme je le précisais l'année dernière à propos du remake musical des années 1950, doublé par Marni Nixon tristement disparue avant-hier, l'histoire d'Anna Leonowens, la gouvernante britannique bien décidée à apprendre les bonnes manières aux petits princes de Thaïlande, a tendance à me lasser. Une nouvelle visite au film de John Cromwell vient de confirmer la donne: on a au moins le mérite de nous épargner les chansons niaises de Rodgers & Hammerstein et les interludes d'une demi-heure sur La Case de l'Oncle Tom, mais du coup, on s'ennuie d'autant plus. Il faut dire que la musique de Bernard Herrmann a beau tenter de s'inspirer du style de cour mahori, le résultat est loin d'être mémorable à l'écran.

Quoi qu'il en soit, pour éviter de nous assommer avec des leçons de thé ou d'alphabet, le scénario tente d'amorcer d'autres pistes. Mais à l'image du Roi et moi, celles-ci sont évacuées d'un revers de la main en moins de trois secondes: le protectorat, la réception des ambassadeurs, la formation d'un consulat, etc. Toutes ces questions politiques, qui soulignent l'influence des trois personnages principaux, Anna, le roi et le premier ministre, sont en effet à peine évoquées, avant de faire parfois un retour triomphal dans l'histoire quand on ne sait plus où les caser, comme le souligne le défilé des consulats européens au Siam sur la fin, sans qu'on nous apporte aucune conclusion sur les démêlés du pays sur la question du protectorat. A propos des frontières, on voit juste une grosse croix apparaître sur la carte du Cambodge, à jamais perdu pour le royaume, mais c'est bien tout. La question religieuse est quant à elle traitée exclusivement sur le mode comique. On apprend donc que "Moïse est un idiot", débat fort enrichissant s'il en est, mais on ne nous dit jamais rien sur les propres croyances des gens du Siam, le pays où se déroule l'histoire tout de même! En outre, alors que le Kralahome, l'équivalent local du premier ministre, prend la peine de détailler pendant une bonne minute le programme de festivités en lien avec la foi siamoise, rien des merveilles promises n'est montré par le film. Il faut alors attendre un événement tragique pour avoir droit à un misérable feu d'artifice vu depuis une fenêtre, et autant dire que si c'est là la coutume la plus exotique qu'on a à nous offrir, on n'est pas franchement dépaysé. Ne reste donc que deux choses: la mission d'éducation de la gouvernante, et sa volonté d'obtenir une maison à l'écart du palais. Ce deuxième point est relativement drôle, à mesure qu'Anna apprend à toute la cour à chanter Home, Sweet Home jusqu'à ce que le roi cède. Mais une fois que l'héroïne obtient gain de cause, retour aux services à thé et aux moulinets à la cuillère. A vrai dire, même un rebondissement tragique comme le sort de la concubine fugitive est traité par ellipse: ça tombe comme un cheveu sur la soupe, ce qui oblige les personnages à expliquer que la jeune fille s'était enfuie depuis plusieurs semaines, ce qui n'est pas suggéré par le montage puisqu'on la voyait en classe cinq minutes auparavant! 

Pour les trois quarts de film restants, on a uniquement droit au travail d'éducation entrepris par Anna. C'est à double tranchant. Pour commencer, le générique précise sans vergogne qu'Anna arrive dans un pays de "barbares", histoire de bien faire peur au spectateur américain lambda, pour qui l'Angleterre doit déjà représenter un sommet d'exotisme. Il est vrai qu'être invitée par le roi en personne pour apprendre l'anglais à ses enfants doit être au moins aussi terrifiant que d'être vendue pieds et poings liés à une horde de Francs saliens, mais passons. Par la suite, on se gausse méchamment d'un roi qui se prend pour le soleil, oubliant par-là même que certains monarques d'Occident faisaient de même il n'y a pas si longtemps. Bon, peut-être pas en Angleterre, mais le mépris à peine voilé des ambassadeurs envers leur hôte est un peu trop moisi pour me passer de cette réflexion. Et puis, ce n'est pas comme si Victoria était une femme particulièrement accessible, quand bien même Anna tente de la faire passer pour un modèle de progressisme face à Mongkut. Après coup, le scénario tente de limiter les dégâts en présentant un roi et un premier ministre éduqués et curieux de tout, ou encore une épouse royale capable de mettre Anna devant ses propres lacunes culturelles en lui expliquant la signification des fresques siamoises, mais à ces rares exemples près, les manières britanniques sont toujours présentées comme supérieures aux coutumes thaïes. Certes, faire la révérence est déjà un peu plus honorable que de ramper comme un ver, et certes, immoler une favorite coupable est hautement répréhensible, mais pour le reste? Quand Anna parle de religion, c'est surtout pour vanter la supériorité de la Bible sur des dieux locaux dont on ne verra jamais la couleur, quand elle voit le roi apprendre à manger avec des couverts, c'est évidemment pour arborer un petit sourire réprobateur d'institutrice en se disant qu'elle va avoir bien du travail à faire, et quand il s'agit d'en mettre plein la vue aux ambassadeurs, on décide de vêtir les concubines à la manière de Sissi impératrice. On notera encore que le film fait un usage trop abondant de langue anglaise, la question des traducteurs étant rapidement évacuée pour montrer le roi s'adresser en anglais à des sujets qui ne doivent pas en comprendre un mot, mais qui obéissent tout de même pour les besoins du scénario.

En filigrane apparaît le gros problème du film, la traditionnelle question du whitewahsing. Je ne peux pas dire que je sois choqué: ce problème est aussi vieux que le cinéma, et on ne saurait attendre d'un film hollywoodien de 1946 qu'il soit progressiste de ce point de vue. Mais on regrettera tout de même l'absence totale d'interprètes réellement asiatiques parmi les rôles identifiables. Disons que pour une personne qui regrette précisément que son propre métissage asiatique soit imperceptible après plusieurs générations, voir des profils parfaitement caucasiens badigeonnés de jaune est frustrant. Le pire: les acteurs parlent tous comme des demeurés au rythme de trois mots par tranches de dix secondes, et ça met très mal à l'aise, surtout Gale Sondergaard, dont le phrasé affreux de créature soumise tranche beaucoup trop avec la culture du personnage, qui a déjà appris l'anglais auparavant. Inutile de dire qu'on a du mal à s'émouvoir pour elle lorsqu'elle confie enfin ses états d'âme à la gouvernante, en lui révélant à quel point elle est isolée. De son côté, Rex Harrison fait quand même de son mieux pour ne pas rendre son interprétation indigeste: sa performance reste néanmoins stéréotypée, mais il évite l'abominable caricature d'Yul Brynner en composant un véritable être humain capable de raffinement. Quant aux seconds rôles, tous sont très agaçants, mention spéciale à la servante geignarde incapable de se projeter dans le futur, et à Linda Darnell, qui a l'air à peu près aussi concernée par son personnage que moi par la question des maisons de retraite en Haute-Loire. En réalité, seul le toujours solide Lee J. Cobb parvient à marquer les esprits en premier ministre distingué. Dommage que son maquillage très sombre soit aussi prononcé...

La meilleure performance est néanmoins donnée par... devinez qui... Irene Dunne. Comme toujours, elle rend son personnage irrésistible au prix de sourires espiègles qui l'enrichissent grandement, elle est également très drôle lorsqu'elle ne peut retenir un fou rire en se voyant installée à son insu au cœur du harem, et surtout, son raffinement et sa détermination rehaussent le capital sympathie de la gouvernante, surtout quand celle-ci se bat pour l'honneur des dames dans un embryon de propos féministe. Dans tous les cas, Irene donne beaucoup de fraîcheur à Anna, sauf quand elle fait des siennes pour mieux narguer le roi une fois qu'il cède à ses requêtes, mais l'impression reste tout de même très positive vu le personnage de départ, une austère personne convaincue de sa supériorité sur le reste du pays. L'exploit de l'actrice est qu'elle tempère parfaitement les excès de l'héroïne, en se montrant notamment aimante envers toutes ses élèves. L'arrivée d'événements tragiques lui permet encore d'explorer de nouvelles facettes de son jeu très riche, si bien que le seul reproche qu'on puisse lui faire est qu'elle ne surprend jamais: c'est l'interprétation dunnienne par excellence, tout est très bon, mais on reste en terrain connu.

Moralité: si la divine Irene reste un atout de choix, Anna et le Roi de Siam dure tout de même bien trop longtemps. Paradoxalement, les rebondissements dignes d'intérêt, tel le croisement des cultures avec la réception des ambassadeurs, sont extrêmement courts, de telle sorte qu'on passe les trois quarts du film à observer Irene Dunne arpenter les interminables suites du palais pour écrire des lettres, sans qu'il y ait plus de mouvement. Les deux épilogues tragiques qui se bousculent dans la dernière demi-heure n'arrivent pas non plus à relancer le rythme car l'un est montré de façon quasi elliptique pour ne pas choquer un public trop sensible (par contre, exhiber la concubine et son amant lacéré de coups de fouet sur le bûcher, ça ne pose visiblement aucun problème), et l'autre traîne en longueur pendant pas moins de dix minutes. Les très beaux décors de William Darling, Lyle Wheeler et Thomas Little donnent tout de même assez d'éclat à l'ensemble pour en rester à un petit 6-.

lundi 25 juillet 2016

The Yearling (1946)


Je viens de revoir The Yearling, le gros succès de Clarence Brown qui décrocha pas moins de sept nominations aux Oscars, dont meilleur film. Je gardais le souvenir d'une histoire passablement ennuyeuse, mais j'en avais complètement oublié le dénouement tragique. La revisite se révèle encore plus négative que prévu...

Premier constat: c'est vraiment très ennuyeux. Déjà, le faon n'entre en scène qu'à plus de la moitié du film, forçant le spectateur à se farcir une heure dix de chasse à l'ours, de dialogues de sourds avec les voisins, et de Jane Wyman aussi aimable qu'une directrice de pensionnat un lundi matin. Gregory Peck et le non-acteur qui lui sert de fils passent ainsi des heures à marcher dans la broussaille à la recherche d'un ursidé, et ça n'en finit pas. En outre, cette première partie égrène de bons vieux clichés obsolètes qui reflètent peut-être les mentalités du temps, celle des pionniers floridiens des années 1870, mais qui insistent tout de même bien trop lourdement sur le fait que la mère est très très aigrie, et qu'à l'inverse, le père est tellement sympa qu'il pardonne tout de bon cœur, se chargeant par-là même de l'éducation de son fils prêt à entrer dans l'adolescence.

Deuxième constat: parlons-en, justement, de l'adolescence. Parce que Claude Jarman Jr., qui avait douze ans au moment du tournage, se comporte pendant tout le film comme s'il en avait trois! Sans vouloir être cynique, c'est insupportable. "Paaaa! Regarde, y a un chien!" "Paaa! Regarde, y a un ours!" "Paaa! Je t'ai déjà dit que j'avais vu un raton-laveur ce matin? Hein? Je t'ai dit que j'avais vu un raton-laveur ce matin? T'es sûr que je t'ai pas déjà dit que j'avais vu un raton-laveur ce matin? Hein? Hein?" Pour couronner le tout, cet acteur inexpérimenté passe son temps à contorsionner son visage dans tous les sens pour enchaîner pleurs grimaçants et bouches bées stupides, à tel point qu'on se demande pourquoi le producteur, Sidney Franklin, est allé le choisir, lui, alors qu'il avait 19000 candidats à portée de main! Tout ça pour une histoire de cheveux mi-longs... Claude Jarman Jr. s'est montré bien meilleur dans Intruder in the Dust trois ans plus tard, mais là, c'est catastrophique. Le comble: les autres enfants du film sont tous du même acabit: le petit garçon au pied bot agace aussi rapidement qu'il apparaît, tandis que la fille de l'épicier est à peu près aussi débile que ses cris de diva outrée sont irritants, c'est à dire beaucoup.

Troisième constat: la fin tragique m'était entièrement sortie de l'esprit, mais en y repensant, c'est proprement scandaleux. Certes, la vie est dure à la ferme, mais de là à tirer sur ce pauvre faon juste parce que la matriarche ne sait pas fermer un enclos correctement et que celui-ci a mangé les pousses, c'est non. Le plus malsain? La mère a besoin de se transformer en meurtrière pour réaliser qu'au fond, elle aime bien son fils et qu'elle est enfin prête à devenir une figure attentionnée pour lui. Inutile de dire qu'après son crime, ses états d'âme ne nous font ni chaud ni froid.

Autrement, y a-t-il des éléments positifs dans The Yearling? Oui, bien sûr. Le film n'est certainement pas un navet, comme en témoigne la jolie photographie de Charles Rosher et compagnie: la mousse espagnole se détache élégamment de ciels crépusculaires, le bleu des eaux le dispute au vert des palmes et fougères, les scènes au coin du feu sont intimes à souhait avec cette flamme rassurante qui égaye le quotidien des fermiers, et le clou du spectacle, c'est bien entendu le ballet des biches au galop, pas loin de rappeler le brillant de Bambi mais avec cette fois-ci des animaux en chair et en os. Le problème, c'est que vu le sort qu'on réserve aux cervidés, la beauté d'une telle séquence devient quelque peu morbide. Sinon, les décors et costumes sont modestes comme il se doit, y compris la robe de Gregory Peck, subitement transformé en mannequin par sa méchante épouse.

Evidemment, celle-ci a des circonstances atténuantes: elle est sèche car elle ne s'est jamais remise de la mort de ses enfants en bas âge, aussi a-t-elle peur que montrer ses sentiments à son unique survivant lui porte malheur comme aux autres. Même si l'on ne pardonne pas les actions du personnage, Jane Wyman n'est pas mauvaise du tout dans le rôle: elle projette effectivement les blessures d'Ora sous sa façade rigide, sans jamais agacer car elle ne force pas la dureté de l'héroïne malgré son air peu avenant, et les séquences finales sont encore très bien jouées avec tout ce qu'il faut de larmes contenues, bien qu'on n'ait plus envie de la plaindre à ce moment-là. Ceci dit, une fois les bases posées, elle reste sur la même note dans 98% du film, ce qui diminue son mérite. Dans le rôle du père, Gregory Peck est tellement sympa qu'il est difficile de détester le personnage, mais celui-ci n'est pas follement complexe. Sinon, vous ai-je déjà dit que le fils était insupportable?

En définitive, je suis incapable de noter ce film. Il n'y a ni incohérences ni situations ridicules, mais il ne se passe pourtant quasiment rien, et quand enfin quelque chose arrive, il faut que ce soit complètement malsain. Alors, quelle note donner? 3 à cause de la performance centrale apocalyptique et de l'épicière débile? 5 pour les jolies images des marais de Floride? 4 pour l'ennui constant et la maltraitance des animaux par le scénario? Je n'en ai aucune idée, vraiment.

The Postman Always Rings Twice (1946)


Comptant parmi les premiers films de l'âge d'or hollywoodien découverts aux prémices de ma cinéphilie, Le Facteur sonne toujours deux fois, de Tay Garnett, avec Lana Turner et John Garfield, a longtemps fait office de classique à mes yeux de néophyte. Venant de le revoir pour la première fois après une bonne douzaine d'années, puis-je encore le considérer comme tel?

Commençons par le négatif: le scénario. En effet, l'histoire est inintéressante au possible dans sa première partie, celle du triangle amoureux où les amants maudits tentent de tuer un mari encombrant en s'y prenant comme des pieds, et totalement incohérente dans le second acte, à partir du procès. A vrai dire, les incohérences sont déjà prégnantes au départ, avec ce personnage de mari benêt qui ne soupçonne jamais sa femme d'être volage, quand bien même celle-ci manque constamment de se faire embrasser par leur employé. Et lorsqu'il voit deux valises pleines à craquer dans l'entrée, le pauvre époux ne pense qu'à un possible vol, allant même jusqu'à encourager les deux jeunes à danser ensemble, sans s'étonner non plus de les voir partir se baigner sans témoin. C'est ridicule, mais pour compléter le tableau, les amants ne sont guère plus intéressants: Frank Chambers est l'archétype du héros largué prêt à toutes les folies pour les belles jambes d'une bimbo, et Cora Smith semble tellement écervelée lors de son entrée en scène, à roucouler dans la pièce sans pouvoir se passer de son miroir de poche, qu'on lui trouve difficilement le moindre charme. A moins d'être hétéro, je suppose, l'argument physique étant indéniable, mais pour ce qui est des personnalités, rien d'attachant ne se profile à l'horizon chez aucun des membres du trio, quand bien même Cora prend de plus en plus d'envergure tout au long du film. Quoi qu'il en soit, la scène où Frank se met subitement à souhaiter la mort de l'époux est mal amenée: ça sort de n'importe où alors que le personnage n'a aucun intérêt à voir le mari mort à ce moment-là, puisqu'il peut tripoter l'épouse à sa guise sans jamais être soupçonné. Quant aux tentatives d'assassinat, même une religieuse aurait trouvé des moyens plus ingénieux pour les maquiller en accidents. Certes, il faut que le couple se fasse pincer à mi-parcours, mais ce n'est pas une raison pour faire un marathon dans un ravin avec un sac à main!

Paradoxalement, la seconde partie est bien plus captivante à mesure que germe la haine dans la relation d'amour suite au meurtre, mais la scène du procès est proprement aberrante. En effet, on ne comprend rien aux démêlés de l'affaire, tout se passe sur décision du juge sans que nul ne s'étonne des magouilles des avocats, et l'on ne nous fera pas gober qu'une femme qui passe son temps à changer sa déposition, plaidant coupable de surcroît, puisse être acquittée faute de preuves. Il est vraiment dommage que le procès soit autant bâclé, car on y trouve les deux personnages les plus charismatiques du film, Leon Ames et Hume Cronyn en avocats véreux. D'un autre côté, ce n'est pas tellement le procès qui fait avancer l'histoire que la façon dont les supercheries s'enchaînent, mais ça manque tout de même d'un peu trop de cohérence pour qu'on puisse apprécier le tout. Autrement, la furtive apparition d'Audrey Totter est absolument inutile: tant qu'à couper ses scènes au montage, il aurait fallu supprimer son personnage au lieu de lui faire dire trois bêtises et de la voir partir faire la java juste parce qu'un homme viril arrive à faire démarrer son moteur...

Donc, l'histoire laisse à désirer. Mais cela fait-il du Facteur un mauvais film pour autant? Non! Car les images sont tellement bien travaillées qu'on se prend tout à fait au jeu. Tout d'abord, le montage sur l'introduction de Lana Turner est mythique: un tube de rouge à lèvres qui roule, la caméra qui remonte sur des jambes nues, un plan de coupe sur un John Garfield ahuri et enfin, l'apparition de la splendide héroïne, tout de blanc vêtue. Evidemment, les vêtements immaculés qu'elle porte dans tout le film ne font que cacher la véritable force de caractère d'une femme aussi hardie que ses cheveux blond platine sont agressifs: ce symbole amusant fonctionne à défaut d'être subtil. On admirera également la mise en valeur de cette blancheur, en particulier lors des scènes où les amants sont éclairés par à-coups par la nouvelle enseigne lumineuse, histoire de renforcer l'aspect trouble de cette relation. Le jeu sur le panneau de recrutement est également bien trouvé: John Garfield est prêt à le brûler une fois qu'il a décroché le poste, mais apprenant que la charmante apparition est l'épouse du patron, il hésite tout à coup. Partira-t-il? Un regard langoureux sur les jambes appuyées sur le porche mettra fin à ses doutes... La photographie de Sidney Wagner fait quant à elle un excellent usage des rayures, qu'il s'agisse de l'ombre des stores ou des branches s'infiltrant dans la maison, ou des reflets des barreaux qui coupent les cellules et le tribunal en deux, pointant inexorablement sur celle par qui le scandale est arrivé. Les divers plans montrant la sérénité du couple perturbée par les apparitions du mari appuient quant à eux sur la symbolique du triangle sans lourdeur, tandis que les images de nuit donnent toute sa force à la tonalité noire de l'intrigue, puisque là où l'héroïne ne peut s'empêcher de révéler une noirceur d'âme sous ses tenues blanches, la nuit ne peut à l'inverse se passer des filets lumineux d'envoûtants clairs de Lune.

Pour compléter le tableau, l'interprétation n'est pas brillante, mais aucun faux-pas n'est à déplorer. Mon principal problème, c'est que j'ai toujours un mal fou à me passionner pour les hommes de films noirs: je préfère mes acteurs fous ou romantiques, mais cette horde de types cyniques comme les aimaient les années 1940 me laisse assez froid. On notera simplement que John Garfield ne fait rien de particulièrement original ici, d'autant que je ne suis pas fan de son soudain repentir dans les scènes où son personnage perd pied. Cecil Kellaway est quant à lui doté d'un personnage idiot auquel sa jovialité ne parvient jamais à nous intéresser, et ce sont bel et bien Leon Ames et Hume Cronyn qui dominent le casting des mâles à partir du procès. Ceci dit, aucun de ces êtres virils n'arrive à faire le poids face à la très photogénique Cora, qui illumine les recoins les plus sombres de l'intrigue de sa fausse blancheur. Lana Turner était apparemment très fière de ce rôle, et j'avoue que la révision m'a rappelé à quel point son interprétation est bien plus réussie que dans mon souvenir. Il y a néanmoins beaucoup de maladresses, à commencer par son entrée en scène où elle a l'air d'une dinde avec son miroir de poche, et l'on sent à plusieurs reprises que ses grandes scènes ont quelque chose de laborieux à la façon dont ça s'imprime sur son visage. Mais la plupart du temps, on voit bien qu'elle s'est totalement investie dans le rôle, et l'effort est payant. On apprécie surtout sa manière de souligner que Cora n'est pas portée sur le crime de prime abord: l'idée germe progressivement en elle et c'est limpide. Le clou du spectacle reste néanmoins le second acte: elle ne s'épargne certes pas quelques maladresses dans l'expression de sentiments forts, mais ses éclats de voix, son dépit d'avoir été leurrée, la douche froide qu'elle fait subir à sa relation de couple, sans oublier son charisme de femme à présent fatale capable de manier le revolver sans sourciller, sont non seulement crédibles, mais assez impressionnants. A la fin, Lana réussit à nous intéresser au sort de Cora, et dire que c'était bien parti serait pur mensonge.

Moralité: en dépit d'une histoire bidon, Le Facteur se suit sans déplaisir grâce à de remarquables qualités techniques. On est loin du chef-d’œuvre, mais il y a assez de bonnes choses pour faire monter la note à 7/10, et considérer par-là même l'ensemble comme un petit classique. Mon souvenir n'était donc pas erroné.

dimanche 24 juillet 2016

Three Strangers (1946)


1946, année des imitations? Après The Dark Corner calqué sur Laura et Katharine Hepburn prise en flagrant délit de fontainite aiguë, voici Three Strangers, le digne héritier du Faucon maltais. Il faut dire que les points de convergence sont légion, ce film de Jean Negulesco comportant le même casting que le grand œuvre de Huston, Peter Lorre et Sydney Greenstreet; Huston étant par ailleurs scénariste ici même, au point qu'on ne sera guère surpris de savoir que les crédits du générique défilent sur le motif d'une statuette des plus intrigantes... On notera au passage que Jean Negulesco a aimé travailler avec Geraldine Fitzgerald cette année là!

L'atout de cette tragi-comédie au croisement du film noir et de la parodie, c'est que l'introduction nous motive immédiatement pour entrer dans le vif du sujet. On suit tout d'abord Geraldine Fitzgerald arpentant les rues de Londres en manteau de fourrure, et la voir inviter sans gêne aucune un parfait inconnu dans son appartement intrigue d'entrée de jeu. Une fois dans ces lieux dominés par l'imposante statuette de Guanyin, la déesse chinoise qui jouera un rôle crucial par la suite, les touches d'humour ne manquent pas, depuis les mines déconfites de Peter Lorre et Sydney Greenstreet, visiblement peu ravis de leurs retrouvailles après leurs aventures maltaises, à la petite musique de série B qui appuie la drôlerie du moment, en passant par le décalage savoureux entre la situation embarrassante pour les deux hommes et le charisme inapproprié de Geraldine Fitzgerald qui enlève son manteau comme Gilda, en faisant bien remarquer qu'elle ne connaît aucun de ses invités! Ce point est essentiel car son but est précisément de faire un vœu à minuit à la déesse, souhait que seule la conjonction de trois personnes ne s'étant jamais rencontrées auparavant sera capable d'exaucer. Comme on s'en doute, les trois complices ne demandent qu'à s'enrichir...

Hélas, après cette ouverture passionnante, le film part dans trois directions totalement opposées pour suivre le destin de ces inconnus, mais aucune des trajectoires ne dépasse les fantasmes d'une ménagère en mal de polars du dimanche: Geraldine Fitzgerald se retrouve coincée dans une banale histoire de triangle amoureux, Peter Lorre dans une affaire de crime où se concentrent tous les clichés de gangsters jouant avec leur poignard, tandis que Sydney Greenstreet se retrouve à magouiller sur des questions d'argent dans l'espoir d'épouser une riche veuve à moitié folle qui parle à son mari fantôme... Bien que John Huston et Howard Koch aient tenté de placer leur scénario sous le signe de la parodie, aucun de ces multiples destins de série B n'arrive malheureusement à relancer le rythme, à l'exception peut-être de l'arc narratif de Geraldine Fitzgerald, qui contient un certain degré d'excitation à mesure qu'on découvre qu'elle est complètement givrée. Mais c'est à peu près tout. Dans les séquences de Sydney Greenstreet, la veuve luronne n'a pas assez de présence pour être le personnage croustillant qu'on était en droit d'attendre, tandis que les démêlés de Peter Lorre avec la justice m'ont laissé de marbre. Le comble, c'est que le film passe la moitié de son temps à prendre ces parcours individuellement, sans chercher à les connecter à l'élément perturbateur de l'introduction, de telle sorte qu'à peine amorcé, le projet tombe dans les eaux troubles de la Tamise, avant un retour triomphal au sujet un quart d'heure seulement avant la fin. Honnêtement, mieux vaut revoir Phone Call from a Stranger de Negulesco, pour suivre les parcours croisés de parfaits inconnus liés par un événement commun. En outre, la musique de série B accentue constamment l'ennui, et le temps qu'on parvienne à une conclusion attendue mais amusante, on s'est déjà totalement lassé du tout.

Ceci dit, Geraldine Fitzgerald est une excellente raison pour découvrir le film! En effet, si Peter Lorre et Sydney Greenstreet sont dans la pure caricature de ce qu'ils ont toujours fait, Geraldine brosse quant à elle un superbe portrait de folle furieuse psychopathe prenant plaisir à se dissimuler sous des dehors d'épouse modèle énamourée. Et c'est jouissif! Au départ, on s'étonne quelque peu du décalage entre son charisme de femme fatale et ses yeux grands ouverts de femme fidèle, le changement s'opérant en moins d'une minute entre le départ des inconnus et le retour inopiné de son mari, mais une fois qu'on comprend bien que Crystal Shackleford (encore un nom fantastique à la Brigid O'Shaughnessy) est complètement atteinte, tout fait sens! Ses yeux écarquillés devant son époux révèlent d'ores et déjà qu'elle sera prête à tout pour le conserver, sa façon d'élever la voix sans crier gare quand on lui tape sur les nerfs est saisissante, et on adore la voir montrer aux autres de quel bois elle peut se chauffer, même si en l'occurrence, le chauffage passe par de douloureuses brûlures d'épiderme via une cigarette! Certaines de ses répliques acquièrent une dimension terrifiante: "I was joking?!" (le regard menaçant qui va avec est énorme!), et d'autres phrases réussissent l'exploit d'être à la fois mauvaises comme le péché tout en soulignant les propres blessures secrètes de Crystal, comme lorsqu'elle jubile, mais d'un rire jaune, alors que Sydney Greenstreet lui apprend qu'il est ruiné. Quant à la confrontation avec sa rivale, ses sourires très marqués sont tout simplement géniaux, car cette façon ostensible de les accentuer permet à l'actrice de faire sortir ce triangle amoureux sans intérêt de la torpeur du reste du film. Bref, tout est constamment crédible, et l'on regrettera simplement que ce ne soit pas une surprise de la part de Geraldine, après sa délicieuse peinture de sœur incestueuse dans Uncle Harry un an plus tôt.

Concernant les seconds rôles, ils sont tous totalement insipides. On notera juste que Joan Lorring est moins pire que dans The Corn Is Green, mais vu le point de départ, ce n'est pas franchement un exploit... Autrement, la photographie d'Arthur Edeson prend soin de montrer les trois étrangers dans le même plan, avec le reflet de Lorre dans le miroir, tout en donnant une aura quasi religieuse à Geraldine Fitzgerald quand elle fait ses incantations à la déesse, histoire de bien contraster avec les vilaines névroses qu'elle dissimule habilement. Jean Negulesco met également en valeur la performance de l'actrice en filmant sa rivale de dos pour mieux lui permettre de dominer la scène, ce qui permet effectivement de donner un peu plus de substance au scénario bidon dans lequel les pauvres dames sont coincées. Par contre, les fondus en marées pour indiquer un changement de perspective sont agaçants, voire amateurs dans leur indéracinable esprit de série B.

Finalement, je ne suis pas mécontent que Miriam Hopkins n'ait pas obtenu le rôle, car ça n'aurait pas redoré son blason au plus bas du creux de sa vague. Mais Geraldine Fitzgerald est si jubilatoire en psychopathe qu'elle a réussi l'exploit de me faire tenir jusqu'au bout. Rien que pour ça, je monte la note à 5/10, en regrettant qu'on ne lui ait pas donné de meilleurs enjeux dramatiques à exploiter. Le film est trop bas de gamme pour songer à la nommer face à Joan Crawford, mais sa performance précise et détaillée est assez admirable pour être prise en considération malgré tout. Après tout, cette interprétation fonctionne très bien sur les deux tableaux: c'est tout à fait drôle pour bien coller au registre de la parodie, mais c'est aussi entièrement crédible dans les registres plus sombres du crime et des névroses psychologiques pour refléter l'esprit "noir" que l'ensemble cherche à atteindre.

A Stolen Life (1946)


Comme vous le savez, je suis très fan de Bette Davis et de sa filmographie. Je regarde en moyenne ses plus grands films une fois par an avec toujours le même plaisir, aussi bien pour l'actrice que pour les qualités techniques des œuvres en question. A Stolen Life fait précisément partie de ces films qu'on a, dès le départ, très envie d'aimer, la seule idée de voir Bette Davis incarner deux jumelles que tout oppose faisant particulièrement saliver. Hélas, en 1946, les très riches heures de Jezebel et Dark Victory n'étaient déjà qu'un lointain souvenir...

Mais revenons au positif, pour commencer, A Stolen Life n'étant pas avare en réussites incomparables qui font passer un très bon moment malgré l'histoire aberrante qu'on essaie de nous faire gober. Et force est de s'incliner: techniquement, c'est très beau. La caméra d'Ernest Haller et Sol Polito nous offre de superbes images de mer, mobilisant avec bonheur tout l'imaginaire d'un petit port de pêche du Massachusetts, avec ses pilotis en bois, ses magasins à même les quais, ses boutiques de souvenirs emplies de coquillages et de maquettes de navires dans des bouteilles, ses phares dans la brume, ses reflets argentés du soleil couchant sur les flots, et ses lampions multicolores égayant les fêtes traditionnelles offertes par la municipalité, sur l'air de l'incontournable Sailor's Hornpipe, très en vogue cette année-là à Hollywood. Les décors d'intérieur de Robert Haas et Fred MacLean (Now, Voyager, Mr. Skeffington) sont tout aussi plaisants, avec notamment ces peintures champêtres ornant les escaliers de demoiselles pas mal loties du tout. Mais le clou du spectacle, ce sont bien sûr les effets spéciaux qui réussissent l'exploit d'incruster Bette Davis deux fois dans le même plan. On ne peut pas dire que ce soit une énorme surprise pour un film de 1946, Little Lord Fauntleroy ayant fait de même vingt-cinq ans plus tôt, mais c'est toujours impressionnant de voir des superpositions d'images autant réussies. Le passage de la cigarette d'une main à l'autre est d'ailleurs spectaculaire quand on y pense, le très léger décrochage n'étant perceptible qu'en passant le film au ralenti. A part ça, le metteur en scène, Curtis Bernhardt, ne joue pas vraiment sur le thème du double à travers ses images, sauf lors d'une brève scène devant un miroir où les deux sœurs semblent se rencontrer une dernière fois.

Comme cette vignette le laisse supposer, le scénario est mélodramatique au possible: une gente dame tombe amoureuse d'un marin mais se le fait piquer par sa jumelle maléfique, avant un gros rebondissement tout droit sorti d'une tête en mal de romanesque! Mon intérêt certain pour les intrigues improbables telles qu'Hollywood les appréciait alors ne manque pas de m'attirer vers cette histoire incongrue, mais hélas, le scénario ne s'épargne pas de grosses incohérences qui ne passent pas. A la décharge des scénaristes, reconnaissons tout de même qu'on tente vaguement de limiter les dégâts dans une première partie. Par exemple, on s'étonne au tout début que Bill, le soupirant, ne se rende pas compte de la différence subite de personnalités lorsqu'il sort à son insu avec la méchante jumelle au lieu de l'héroïne, mais cette séquence est malgré tout essentielle à la narration afin que Bill puisse glisser sa tirade sur ses préférences en matière de charme féminin, the frosting on the cake, les deux sœurs ne pouvant être distinguées que par leur caractère et non par leur physique. Ça justifie donc après coup que Bill préfère la jumelle piquante à son double trop sage, mais sur le moment, la supercherie paraît un peu bancale tant il est évident que pendant tout l'après-midi, Patricia ne se comporte nullement comme la Kate qu'il a toujours connue. Par la suite, on accepte de moins en moins ce qu'on tente de nous faire avaler, comme en témoigne la dispute des deux sœurs où Kate rassure Patricia en lui disant que ce n'est pas de sa faute si Bill en est tombé amoureux, puisque selon ses propres mots, "it just happened", point à la ligne. Sauf que c'est totalement aberrant, Patricia ayant fait des pieds et des mains pour danser avec Bill et aller à Boston avec lui, au vu et au su de tous, Kate comprise! Bette Davis nous refait donc le coup de la vieille fille complètement maso qui accepte tout ou fait semblant de ne rien voir, et c'est agaçant!

Toutefois, le pire reste encore à venir avec le rebondissement central. Attention, révélation obligatoire pour avancer dans cet article: Patricia se noie en mer et Kate décide de se faire passer pour elle afin de reconquérir son seul et unique amour, Bill. Certes, l'histoire aurait probablement perdu en piquant sans ça, mais n'y avait-il pas plus simple pour amorcer un deuxième acte à peu près crédible? N'aurait-il pas été plus judicieux de montrer Kate reprendre du poil de la bête comme la jeune femme dynamique qu'elle était dans l'ouverture, la peintre timide capable de naviguer deux heures durant pour draguer le beau marin en haut de son phare? Elle semble tellement épanouie dans sa galerie de peinture une fois qu'on la laisse choir qu'on aurait préféré la voir se libérer du couple l'ayant blessée pour mieux aller de l'avant. Et d'ailleurs, pourquoi Kate s'attache-t-elle autant à un type qui n'a eu aucun scrupule à la plaquer? Après tout, quand Bill présente ses condoléances à la supposée Patricia, le voilà qui semble s'ennuyer à mourir, comme prêt à dire: "Bon, je suis désolé pour Kate, mais on y va là, j'ai un train à prendre!" On aurait en réalité nettement préféré voir Kate renaître de ses cendres à travers une romance avec Karnock, le peintre brut de décoffrage seul susceptible de la sortir de sa torpeur. Pour tout dire, voir celui-ci disparaître sans laisser de traces pour satisfaire le rebondissement ridicule de la deuxième partie est une insulte au spectateur, alors que la pauvre Kate aurait été bien mieux avec lui! [Fin des révélations]

Parfois, le texte va même jusqu'à en rajouter une couche dans le mélodrame, à l'image de la gouvernante venant dire à Kate, le jour du mariage de sa sœur avec son fiancé: "Si seulement votre mère avait pu voir ce jour heureux!" Le visage dépité de l'amante déchue parmi la foule en liesse suffisait largement à donner du sens à ce sentiment, sans avoir besoin de ces répliques lourdement explicatives pour bien enfoncer le clou. Autrement, la scène de l'alliance est ridicule au possible, d'autant que son seul effet est d'amorcer le fameux rebondissement central tout aussi embarrassant!

Par bonheur, Bette Davis est excellente dans le double-rôle. Lors de la première confrontation, elle fait tout de suite sentir la différence de personnalités sans maquillage ni vêtements, et l'on croit sans peine à ces deux personnages tant ils sont vivants et bel et bien incarnés. Après coups, les tenues plus chic de Patricia accentuent la différence aux yeux du public, mais à ce moment là, il faut qu'on identifie immédiatement qui est qui, ce qui ne nuit guère à l'interprétation, toujours parfaite. Certes, on a parfois envie de secouer un peu Kate, de lui dire d'arrêter de tout accepter sans rechigner, et certes, on a le droit de trouver Patricia peu subtile, mais on s'intéresse malgré tout grandement aux deux sœurs, surtout à la gentille, assez vivace et entreprenante au départ pour nous donner envie d'en savoir plus sur elle. On apprécie également son répondant face au pique-assiette lors du vernissage, le seul raté de la performance étant la scène où Kate s'effondre en pleurs à l'annonce des fiançailles, une séquence peu crédible mais typique du jeu hollywoodien de ces années-là. Dommage, encore une fois, que le second acte ridicule plombe la prestation de l'actrice, pourtant jamais mauvaise mais pas en mesure de nous faire avaler cette énorme couleuvre. Les autres acteurs ont pour leur part divers degrés de sympathie, principalement Charles Ruggles en oncle compatissant et Walter Brennan en marin bourru au grand cœur. Les partenaires romantiques laissent en revanche à désirer: Glenn Ford est ennuyeux comme la pluie et Dane Clark constamment renfrogné, sans charme aucun.

A la fin, comment noter le film? C'est tout de même un incontournable, l'ambiance maritime me ravit au plus haut point et le numéro de Bette Davis me fait jubiler malgré le scénario, mais celui-ci est vraiment affreux. On nage dans un entre-deux: l'histoire fait tendre la note vers un 5-, mais tout le reste vers un confortable 6+. Je ne sais qu'ajouter...

Nobody Lives Forever (1946)


Même si c'est un nom qu'on a tendance à oublier, j'aime le cinéma de Jean Negulesco. Evidemment, il est l'auteur de mon film préféré, Humoresque, que je n'hésiterai pas qualifier de chef-d’œuvre, mais aussi de bons films tels Road House et Three Came Home. Malheureusement, Nobody Lives Forever n'entre dans aucune de ces catégories: c'est un film noir correct mais complètement oubliable, sauvé par deux ou trois éléments passionnants.

Son principal problème? Un scénario soporifique mêlant gangsters, soldat désabusé sur le retour et riche héritière dont on veut capter le patrimoine, mais qui est si élégante qu'on tombe forcément sous son charme. Or, l'élégante Geraldine Fitzgerald ne fait son entrée en scène qu'au bout d'une demi-heure, nous obligeant par-là même à suivre les démêlés du soldat avec son ancienne petite amie, un pur cliché de chanteuse de cabaret vénale qui lui a piqué tous ses sous et le trompe ouvertement, puis avec les gangsters qui voient en lui une aubaine pour mettre leur plan à exécution. On devinera sans peine que cette première demi-heure m'intéresse peu, car bien qu'essentielle pour planter le décor, on aurait pu en raccourcir quelques aspects, et ni John Garfield, ni l'habituellement très bon Walter Brennan, ni l'assez drôle George Tobias en faux secrétaire amusant ne sont parvenus à sauver ce long début de l'ennui lors des deux visionnages. Par ailleurs, il est souvent difficile de prendre l'histoire au sérieux, la faute à une symbolique pompière trop prononcée, à l'image du héros tombant définitivement amoureux de la charmante héritière en visitant une église, et s'attendrissant dans la seconde en entendant des chœurs d'enfants! Plus loin, l'idée de clore le film par un dernier plan comique, appuyé par la mélodie The Sailor's Hornpipe, alors qu'on vient d'assister à une fusillade sanglante moins d'une minute auparavant (!), nuit au prestige de l'ensemble. Et puis, telle la noble dame, on reste dans un flou constant concernant la personnalité du héros, Gladys ne manquant pas de faire inlassablement la même réflexion tout au long du film: "ça vous ressemble si peu." "Vous avez parlé sèchement à cette fille, ça vous ressemble si peu." "Vous avez l'air d'un enfant de chœur, ça vous ressemble si peu." Eh bien décidez-vous, bon sang! Malgré ce type d'imprécisions, les performances d'acteurs sont tout à fait correctes mais aucun d'entre eux n'arrive à donner une grande épaisseur à ces personnages à clichés, bien que les œillades charismatiques de Geraldine Fitzgerald soulignent que la veuve mélancolique est tout à fait prête à devenir joyeuse!

D'autre part, malgré les artifices pompiers un peu ridicules, une séquence sort du lot pour émerveiller par le seul pouvoir de l'image: l'envol des oiseaux dans la mission espagnole. Certes, la symbolique de pureté dégouline de partout: les blanches colombes viennent se poser délicatement aux pieds du couple, quoiqu'il faille admirer le résultat car il n'était pas évident que les volatiles atterrissent pile au bon endroit; et plus loin, l'intérieur de l'église résonne d'un air solennel aux accords exquis se mariant bien aux ornements de l'autel, alors que les deux personnages semblent tout à coup pénétrés d'une aura mystique, tandis qu'un gentil prêtre vient leur conter l'histoire des lieux d'un œil attendri. Même la scène de la chapelle dans Love Affair n'ose pas en faire autant (!), mais la séquence n'en reste pas moins jolie. Autrement, la caméra d'Arthur Edeson dissémine à travers le film de belles images de crépuscules ou de terrasses d'hôtels de luxe ensoleillées, de quoi ajouter à la beauté plastique de l'ensemble.

C'est hélas tout ce que j'ai à dire sur la question: Nobody Lives Forever n'est certainement pas un mauvais film, mais ça n'offre rien qui soit susceptible de réinventer le genre. Le 7 que j'avais mis la première fois à cause des colombes était clairement trop généreux, aussi un correct 6/10 est-il plus approprié. La complicité se nouant entre John Garfield et Geraldine Fitzgerald pourrait néanmoins en séduire plus d'un.