lundi 2 octobre 2017

Deception (1946)


Contrairement à ce qu'on pourrait croire, je ne suis nullement déçu d'avoir découvert Deception: c'est une production Warner ornée de jolis décors superbement photographiés, avec retrouvailles du couple Claude Rains - Bette Davis. Que demander de mieux? Si l'on ajoute que ce film d'Irving Rapper (Now, Voyager) est une rareté difficile à dénicher, avoir enfin pu mettre la main dessus renforce d'autant plus le plaisir. Et ai-je besoin de préciser que l'univers musical où se déroule l'histoire, avec violoncelliste virtuose et grande dame qui l'écoute la larme à l’œil lors d'un récital, fait irrémédiablement penser à Humoresque, qui devait sortir deux mois plus tard sous l'égide du même studio? Pourtant, Deception ne soutient la comparaison à aucun niveau. C'est d'ailleurs le tout premier film de Bette Davis à la Warner ayant perdu de l'argent, de quoi entériner le déclin de la grande star maison au profit de sa rivale transfuge bien connue.

Le gros problème de Deception, c'est son très mauvais scénario. L'intrigue est en fait l'adaptation d'une pièce de 1927, Monsieur Lamberthier de Louis Verneuil, déjà interprétée sur grand écran en 1929 par la légendaire Jeanne Eagels et la future star Fredric March. Cette adaptation de Jean de Limur, Jealousy, étant perdue, difficile de savoir si l'histoire était aussi mélodramatique, mais force est de reconnaître que les créateurs de Deception n'ont pas eu la main légère sur le glucose, ce qui semble d'autant plus vieillot qu'on est en droit d'attendre autre chose d'une production d'après-guerre. A sa décharge, Deception dérive vers du film noir pour offrir un parfum de modernité, mais ça se marie très mal avec la première partie ridicule. Ainsi, pour poser les bases dans le premier quart d'heure, on découvre une Bette Davis entrant dans un conservatoire en fichu, avant de se jeter dans les bras du violoncelliste qui était son amant avant la guerre. Les amoureux transis n'arrivaient pas à se retrouver car la dame avait changé de nom entre temps, tandis que le fameux musicien célébré dans tout New-York n'avait pas pensé à donner signe de vie à son retour! C'est donc en lisant la programmation d'un concert que Christine a retrouvé le nom de son amant, ce qui nous vaut une scène annonçant d'emblée la couleur, puisqu'elle se jette au cou de l'être aimé avec des trémolos dans la voix: "I thought you were dead"! Alors que la toute première séquence faisait penser à Humoresque avec Bette Davis, larme à l’œil, écoutant son amant jouer du Haydn, la scène suivante fait hélas pencher le film vers quelque chose de bien plus sirupeux. En outre, tandis que le couple tente de savourer ses retrouvailles, les pires répliques du monde se bousculent sur leurs lèvres, de quoi dériver vers des flots de subtilité comme "Sometimes it was nice to not feel like myself", lorsque Christine explique pourquoi elle a changé de nom; ou encore "Don't you think we ought to know each other all over again. How do you do, Mr. Novak?" Bref, sachant que le reste du film n'est qu'un soap opera de la pire espèce (Christine a-t-elle trompé Karel en son absence?), autant vous dire qu'à côté, A Stolen Life, l'autre histoire quelque peu outrancière de Bette Davis tournée la même année, passerait pour Oncle Vanya!

Autre problème, le talentueux Karel Novak est incarné par cette tanche de Paul Henreid, qui n'y met vraiment pas du sien pour rendre captivante la suspicion de son personnage. En effet, alors que le violoncelliste est censé éprouver une joie intense lorsqu'il retrouve Christine, l'acteur est tout juste bon à sourire mollement, au point que Bette Davis doit tout faire par elle-même pour insuffler un peu de vie dans leurs rapports. Mais du coup, la pâleur de son partenaire la conduit à surjouer, ce qui n'était pas du tout le bon choix compte tenu des répliques stupides qu'on lui fait dire. Elle abuse ainsi du vibrato et de gestes trop ampoulés, quitte à se vautrer énergiquement dans les bras de son amant en criant quelque chose comme "It's a long, long dayyy!" Dieu merci, Bette sait tout de même comment être excellente par moments: sa façon pétillante de montrer ses doigts pour prouver qu'elle n'a pas d'alliance, et son charisme qui reprend le dessus une fois le temps des doutes venus, rendent sa performance vivante et divertissante, bien que l'actrice ne soit jamais créative, se contentant au mieux de recycler des effets davisiens trop bien connus. Quoi qu'il en soit, elle reste mille fois meilleure que son coéquipier, qui reste pour sa part complètement mécanique, à tel point qu'une phrase comme "J'ai tenté le diable pour te retrouver" devient "J'ai tout fait pour te retrouver, je peux aller me coucher?" Paul Henreid atteint d'ailleurs très vite des sommets de ridicule: il n'est pas dans l'appartement depuis cinq minutes qu'il cherche déjà à étrangler sa compagne, parce qu'il trouve son logement trop luxueux pour être honnête (il est vrai que celle-ci lui fait croire qu'elle a pu s'offrir un 100m² avec vue sur l'Hudson en donnant des cours de piano... mes amis du conservatoire apprécieront!), mais peu importe le vrai du faux dans les dires de Christine, la réaction de Karel est complètement disproportionnée! "Salut, je suis content de te retrouver, mais tu as un trop bel appartement. Je vais donc t'étrangler. ANSWER ME!!!" J'ai ri aux éclats! Le film aurait sincèrement gagné à remplacer Paul Henreid par Miriam Hopkins: nous aurions ainsi pu avoir une version lesbienne d'Old Acquaintance, avec vengeance de Millie prenant plaisir à secouer son ex comme un prunier! Mais je m'égare. Toujours est-il que Christine pardonne tout à Karel parce que le pauvre est traumatisé parce qu'elle est aussi masochiste que les Charlotte de La Vieille Fille et Now, Voyager, et sachant qu'à ce moment là, le film n'a duré qu'un quart d'heure, voilà qui laisse présager de bien belles choses par la suite!

On pourrait alors s'attendre à ce que Claude Rains relève le niveau, mais ce n'est pas le cas. A des lustres de son portrait d'artiste virtuose et exigeant dans Lady with Red Hair, il compose ici une caricaturelle telle qu'on n'est jamais loin du vil marquis d'Anthony Adverse. Bette Davis le trouvait pourtant brillant dans Deception, en particulier dans la scène du restaurant, et on lui reconnaîtra indéniablement beaucoup de charisme, et une capacité à ajouter de nombreuses manies à son personnage imbu de lui-même. Mais, pour bien montrer qu'il est méchant, il a tendance à accentuer tous les défauts du chef d'orchestre: il rentre dans le film à la façon de Maléfique dans La Belle au Bois dormant (n'ayant pas été convié au mariage des deux amants, qui s'épousent pour tester la force de leur amour...), il brise son verre d'une seule main lorsque Christine joue du piano, il crache en faisant des grimaces tant il se croit supérieur, et surtout, il passe son temps à caresser voluptueusement un chat nommé Napoléon! Bref, on ne sait jamais qui de Bette Davis ou Claude Rains surjoue le plus, mais c'est étouffant. Tous deux sont plus loin impliqués dans un meurtre, probablement la séquence la plus grotesque du film, avec une victime continuant à parler le sourire aux lèvres bien qu'étant criblée de balles, et semblant prête à faire un jump scare après avoir dégringolé un grand escalier! Inutile de dire que la mise en scène a la main lourde sur le mélodrame, mais c'est un défaut que les acteurs auraient pu nuancer. La scène où Bette Davis énumère nerveusement les cadeaux d'anniversaire qu'elle a reçu en l'absence de son cher et tendre va également dans ce sens: c'est excessif. A vrai dire, même l'idée de jouer du Beethoven sur les retrouvailles du couple au tout début, bien que séduisante à la base, finit elle aussi par verser un peu trop dans la démesure.

Par contre, si Deception ne brille ni par son scénario, ni par sa mise en scène, ni par son interprétation, ça n'en reste pas moins une très grande réussite visuelle qui fait plaisir à voir. C'est en cela que les productions Warner sont fourbes: même quand le scénario semble avoir été écrit par un collégien, la forme est tellement belle que j'ai constamment envie de crier au chef-d’œuvre. La véritable star du film est en fait Ernest Haller, le brillant photographe à qui l'on doit entre autres Humoresque et Gone with the Wind. Il compose ici de superbes tableaux avec les moindres détails de la décoration: les multiples bougies lors de la fête de mariage, la gigantesque baie vitrée filmée sous tous les angles et par tous les temps, chaque recoin du piano à queue sur lequel les protagonistes viennent se refléter, le jeu sur les rampes d'escalier donnant des points de fuite très expressifs, les pieds de lampes sculptés venant prendre au piège une héroïne n'arrivant jamais à s'imposer face au propriétaire des lieux, les jeux de miroir à la Written on the Wind, alors que ce n'est pas le personnage assis qui se reflète dans le miroir, comme pour accentuer la suspicion générale, ou encore les effets d'ombres géantes, elles aussi bien décidées à diminuer l'influence d'une femme dont on ne sait jamais si elle dit la vérité. Les décors sont peut-être un petit peu trop chargés pour refléter le bon goût du chef d'orchestre, mais Haller sait vraiment comment atténuer le vulgaire pour le rendre beau. En outre, même une simple scène de rue revêt une beauté spectaculaire devant sa caméra, tandis que les séquences de concerts ne manquent évidemment pas d'être fabuleuses avec tous ces instruments à cordes parfaitement bien filmés. Dommage, bien entendu, que le réalisateur n'ait pas su utiliser les salles de spectacle pour leur faire servir la narration, à la différence d'Humoresque, mais chaque seconde n'en reste pas moins extraordinaire grâce au photographe. En revanche, je suis plus mitigé sur la musique: Korngold a créé un concerto de toutes pièces pour les besoin du film, et c'est parfait, mais le reste de la bande-son rejoue inlassablement quelques notes obscures pour bien montrer que Paul Henreid est très suspicieux, ce qui devient lassant. Par contre, si l'un d'entre-vous connaît la musique jouée par la fanfare vers la septième minute, je veux bien savoir son titre: c'est exactement le genre de mélodies patriotiques qui me donnent envie de danser...

Moralité: que penser de Deception? Le réalisateur manque le coche à plus d'une reprise, le scénario est mièvre à souhait, et les acteurs en font des tonnes à chaque instant, ou pas assez concernant une certaine personne. Et pourtant, je sais d'ores et déjà que j'adore ce film et que je le reverrai avec plaisir! La séquence des bougies est merveilleuse, et vraiment, la beauté du geste me ravit! Alors, quelle note attribuer? J'ai mis 6 à A Stolen Life qui était joliment filmé sans pour autant atteindre le brillant de Deception, et qui était surtout bien interprété par une Bette Davis capable de se restreindre malgré les rebondissements aberrants. Mais comment noter Deception qui reste superbement photographié mais n'est ni bien joué, ni bien écrit? Penchant pour un bon 8/10 formel (je précise que la richesse des décors, a priori incroyable chez une professeure de piano, est finalement justifiée par le scénario car c'est cela même qui crée le conflit), mais pour un désespérant 4/10 pour le reste, je renvoie la balle au centre et opte pour un minime 6/10. Du moment que ça me fait plaisir, une moyenne médiocre me semble tout de même méritée. Mais quel dommage quand on pense à ce que le film aurait pu être! La subtilité dont faisait preuve l'équipe d'Humoresque au même moment aurait été la bienvenue.

9 commentaires:

  1. Quel plaisir de voir le blog aussi animé !

    J'adore Deception (c'est dans mon top 3-4 davisien avec La Garce, In this our life et L'Ambitieuse) peut-être beaucoup à cause de, et non pas malgré, ses défauts et, à ce propos, il ne faut pas oublier les costumes à couper le souffle et en même temps totalement ridicules de Bette Davis (sa cape de fourrure retenue par une espèce de tringle à rideau). Bette Davis a l'air très fatiguée, physiquement, et porte, pour la première fois, je crois, son âge (elle est beaucoup plus avantagée deux ans plus tard pour Winter Meeting, je trouve, sans doute parce qu'elle ne joue pas une séduisante jeune femme). Mais entre la splendeur plastique du film dont tu parles si bien, les excès du jeu de Rains et le scénario absurde ... c'est trop beau pour moi.

    L'AACF

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    1. Je fus tellement impressionné par les décors et leur façon d'être filmés que je n'ai pas fait attention à la cape à tringle de rideaux, mais ce sera un bon prétexte pour revoir le film!

      J'ai précisément découvert Winter Meeting dans la foulée, un film assez pesant à mon goût, avec beaucoup de paroles et peu de fluidité de mouvements, le tout au service d'une histoire également absurde (les vœux de prêtrise tombent comme un cheveu sur la soupe alors que le soldat a l'air bien trop séducteur avant que ce ne soit évoqué). Davis y paraît beaucoup plus âgée que dans Deception, et fait même plus que ses quarante ans, ce qui sert néanmoins le propos car on croit d'emblée à son personnage de vieille fille. Elle y est d'ailleurs excellente et tout en retenue, sans pour autant parvenir à me raccrocher à cette histoire incroyable et platement mise en scène.

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  2. Que de nouveaux articles (en plus sur des films qui me sont inconnus, ma liste de choses à voir s'allonge !) !

    J'ai vu Deception il y a longtemps, c'est vrai que c'est un plaisir un peu coupable ; c'est sûrement Crawford qui envoyait des mauvaises ondes pour faire capoter le film de sa rivale. En tout cas, je remarque que Paul Henreid monopolise véritablement ton blog ces temps-ci : cela ne trahirait-il pas en vérité ton idolâtrie secrète pour lui ? Plaisanterie à part, c'est vrai qu'entre George Brent et Henreid, la Warner n'était pas très fournie en leading men - à part John Garfield, je trouve.

    D'ailleurs, puisque tu comptes finir 1946, je suis impatient de lire ton article de Humoresque qui sera sans nul doute passionnant !

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    1. Voilà, tu as deviné mon terrible secret, je vénère ardemment Paul Henreid et George Brent, que je tiens pour les deux plus grands acteurs de tous les temps, même si je tente de nier mes sentiments en disant du mal d'eux! Je n'ai d'ailleurs qu'un Dieu, Paul Henreid, et George Brent est son prophète!

      En attendant de chasser d'aussi troublantes pensées quand je parlerai enfin d'Humoresque...

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    2. J'en étais sûr : tout cinéphile digne de ce nom devrait se convertir au henreidisme ! (Et encore : on critique Henreid, mais ce n'est pas le pire : je ne sais pas si tu te souviens de Clive Brook, mais dans Shanghai Express c'est un Henreid puissance mille.)
      D'ailleurs peut-être qu'une version masculine de ton Panthéon pourrait être une idée intéressante d'article - même si ça risque de tourner au casse-tête, c'est vrai !

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    3. Je rêve d'une version masculine de Femmes de Cukor, avec...

      * le charismatique Paul Henreid (Stephen Haines)
      * le sulfureux George Brent (Christopher Allen)
      * le pétulant Clive Brook (Silvio Fowler)
      * le sémillant John Boles (Florent, comte de Lave)

      Tant de charisme en un même film, je n'y puis résister! Si tu as une idée pour un pétillant Howard Vanities Aarons, je suis preneur!

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  3. Quelle idée géniale, c'est à hurler de rire ! Pour compléter la distribution :
    * sans hésitation, le divin George Raft est H. V. Aarons
    * le chaleureux Hurd Hatfield s'impose en affable "Jooohnny" Day
    * l'adorable Claude Jarman, Jr. (Little Stephen)
    * le subtil Victor Mature (Eugene Potter)
    * ton idole Humphrey Bogart (Mr. Morehead)
    * le mystérieux Yul Brynner (Lucien)

    Et en guest-star :
    * Charlton Heston himself as Teddy Dupuyster

    Le film sera réalisé par Dorothy Arzner, pour rétablir un semblant de parité.

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    1. Fabuleux! J'avais pensé à George Raft et Humphrey Bogart, mais je me disais que le statut de star du second le protégeait trop pour me permettre de le distribuer ici. Pourtant, un patriarche monoexpressif faisant la morale à Paul Henreid serait un atout pour ce casting! Et Hurd Hatfield et Claude Jarman Jr: suggestions de génie!

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  4. ah ah, merci du compliment !
    J'avoue que j'ai un peu hésité car j'aime bien Bogart, mais je savais que tu approuverais ; et puis, ça permet de réunir tous les messieurs plus ou moins monolithiques de la Warner, cela fait un beau tableau de famille !

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