lundi 17 octobre 2022

Roger Casement


J'ai entendu parler de Roger Casement pour la première fois il y a quelques années, complètement par hasard, à partir de quelques recherches effectuées sur la question de la partition de l'Afrique par les puissances européennes. L'Occident, toujours centré sur lui-même, puis le cinéma des Mines du roi Salomon, nous ont certainement habitués à voir dans la colonisation un palpitant récit d'aventures, mais c'est oublier trop vite ce que fut la réalité de ce fait horrifiant pour des millions d'individus. Pour sûr, je suis d'accord avec François Reynaert lorsque celui-ci s'étonne que personne en France ne connaisse vraiment la vie de celui qui dénonça les crimes commis contre les habitants du Congo et du Putumayo par les entreprises colonisatrices, avant de lutter avec acharnement pour l'indépendance de son île natale, l'Irlande. Cette biographie intitulée Roger, héros, traître et sodomite (2021) fut une lecture plaisante, qui reste un bon débroussaillage en français, avant de passer aux biographies anglophones plus étoffées que l'auteur ne manque pas de lister à la fin de son ouvrage.

François Reynaert n'est pas historien, mais journaliste et écrivain. Ce n'est pas une raison pour conspuer ce livre : certaines de mes lectures scientifiques et historiques préférées sont d'ailleurs le fait de personnes non historiennes de formation, à l'instar du Bal des ardents (1977) de Pierre Gascar, ou de la saga des Reines de France (1994-2002) écrite par Simone Bertière. Je m'étais assurément beaucoup diverti à la lecture de Nos ancêtres les Gaulois et autre fadaises (2010), où l'auteur qui nous occupe aujourd'hui s'amusait à donner une autre perspective aux événements bien connus de notre histoire, soulignant par exemple la face très obscure du règne du Roi-Soleil, ou rappelant que le traité de Troyes n'était pas mal vu du tout par une partie de la population. On restait là encore dans de grandes lignes, et le journaliste n'inventait rien qu'on n'ait pas déjà lu chez les spécialistes de ces questions, mais le ton était assez enlevé pour passer un agréable moment, notamment lorsqu'il égratignait les arguments indiscutables de Jeanne d'Arc, qui aurait apparemment déclaré une rivale folle à lier parce que sainte Marguerite le lui avait certifié… À l'époque, je n'avais pas spécialement perçu que l'auteur était homosexuel : c'est parfaitement assumé dans sa biographie de Roger Casement, de telle sorte que je me suis retrouvé dans un cocon rassurant tout au long de ma lecture.

Je dois avouer qu'avant même de m'intéresser au consul irlandais pour ses actes héroïques, j'ai d'abord été attiré par son physique. Et je n'ai aucune honte à l'avouer : je fantasme sur les hommes élégants des générations précédentes, et les photographies de lui que l'on trouve en ligne, hormis celles de sa fin de vie où le poids des épreuves l'avait rattrapé, révèlent un homme brun extrêmement séduisant. C'était apparemment ce que tout le monde pensait à son époque : les artistes (Herbert Ward, Joseph Conrad) ou militants (Alice Stopford Green) cités dans l'ouvrage ont tous laissé de lui le témoignage de ses nombreuses séductions. C'est assurément l'aspect le moins intéressant de sa vie, mais force est de reconnaître que je me suis retrouvé sous le charme dès le début.

Le livre que j'évoque ce soir est découpé en trois parties, celles annoncées dans le titre. Né dans une Irlande elle-même colonisée par l'Angleterre en 1864, Roger Casement fut d'abord un héros britannique, parfaitement au service de la couronne anglaise, et gagna en renommée par ses enquêtes très courageuses au cœur de l'enfer congolais puis amazonien. Sur la question africaine, son expérience de terrain aboutit au rapport Casement (1903), un témoignage précieux mais terrifiant à propos des atrocités commises sur les autochtones dans la colonie de Léopold II de Belgique, ce qui contribua à faire bouger un petit peu les mentalités de l'époque. Il fit de même en Amérique du Sud, pour dénoncer la situation des Indiens du Putumayo, eux aussi tombés dans un esclavage particulièrement abject. Son rapport de 1911 lui valut d'être anobli, chose qui le mit en porte-à-faux avec ses propres opinions, puisqu'il était désormais tout entier acquis à la cause de l'indépendance irlandaise. Après avoir été porté aux nues, il fut donc considéré comme traitre dès que la Première Guerre mondiale éclata, puisqu'il chercha à obtenir l'appui de l'Allemagne dans la lutte irlandaise contre l'Angleterre. La plupart de ses amis se détournèrent de lui à cette occasion, et lorsqu'il revint clandestinement en Irlande dans le but d'enrayer à temps une mission qu'il considérait comme trop risquée, l'insurrection de Pâques, il fut immédiatement arrêté et condamné à mort pour haute trahison, avant d'être pendu en 1916. En outre, comme il était homosexuel et qu'il avait laissé des carnets décrivant de façon très crue l'intimité des hommes qu'il payait pour une nuit, il fut également épinglé comme sodomite, ce qui ne joua pas en sa faveur.

François Reynaert brosse le portrait de cet homme complexe, nous montrant comment ce personnage qui n'avait rien contre la marche du monde même dans les pires moments de la guerre des Boers, se montra finalement sensible à la cause des Congolais et des Indiens d'Amérique du Sud ; et comment un consul raffiné aux manières finalement très anglaises se prit de passion pour la cause irlandaise, quitte à y laisser sa santé alors que son séjour en Allemagne fut un fiasco de grande ampleur. Les deux premières parties sont très intéressantes pour en apprendre davantage sur cet homme atypique, la troisième s'écartant un peu plus du sujet principal pour devenir une sorte d'anthologie de l'homosexualité à la charnière des XIXe et XXe siècles (on y croise entre autres Oscar Wilde, puis Rupert Brooke et Siegfried Sassoon). Cela n'empêche nullement ce troisième acte d'être captivant en soi, même si le héros du livre n'y est plus qu'une silhouette parmi d'autres. Honnêtement, ces détours m'ont constamment tenu en éveil, y compris dans la partie africaine qui revient également pas mal sur les débuts de la colonisation européenne avant l'entrée en scène de Casement, mais également dans la partie irlandaise où l'auteur retrace l'histoire des drames vécus par les insulaires tout au long du XIXe siècle, dont la famine épouvantable des années 1840.

Comme je le disais, cet ouvrage est utile pour découvrir la vie de Roger Casement dans les grandes lignes, et à travers lui le récit des drames qui agitèrent son époque sur pas moins de trois continents. J'ai d'ailleurs beaucoup aimé cette lecture : le livre est bien écrit (à l'exception d'une trop grande occurrence "d'autrement plus" que l'auteur finit par corriger dans la dernière partie), et c'est un ouvrage idéal pour appréhender l'histoire de ces contrées en langue française. J'aurais pourtant voulu passer plus de temps en compagnie du héros, mais tout se tient parfaitement en 300 pages. Comme pour de nombreux livres de vulgarisation, je regrette néanmoins l'absence de notes de bas de page ou de renvois en fin d'ouvrage, car j'aime bien savoir dans quelle archive on peut retrouver telle citation. Cependant, comme l'analyse psychologique reste passionnante, je me suis laissé prendre au jeu, acceptant la mise en perspective des complexités du personnage central, qui nous paraît à notre époque éminemment héroïque pour l'aide apportée à des peuples que la quasi totalité de ses contemporains regardaient de haut, mais qui en pur produit de son époque était aussi capable de remarques racistes à l'occasion, notamment lors de son arrivée au Brésil, et qui, comme quasiment tout le monde alors, ne voyait pas le problème de coucher avec des personnes parfois très jeunes, ce qui pour le coup nous paraît condamnable.

Ses actions héroïques et son courage exemplaire en font malgré tout un modèle gay des plus respectables à nos yeux. François Reynaert, très au fait de la perception négative de l'homosexualité à travers les âges, consacre d'ailleurs tout un chapitre de son livre au débat sur les fameux carnets noirs où Roger Casement compilait les détails de sa vie sexuelle. Il montre ainsi que certains de ses plus fervents partisans parmi les historiens ont soutenu l'idée que ces carnets avaient été écrits par Scotland Yard dans le but de perdre définitivement le héros, mais l'auteur explique en quoi ces théories sont fumeuses, d'autant que le pauvre homme avait été condamné à deux reprises, y compris en appel, de telle sorte qu'il paraîtrait bien fastidieux de la part de la police de produire de faux documents dans la perspective de contrer une déjà fort improbable grâce royale. Comme quoi, l'homosexualité reste considérée comme une tare par encore bien trop de monde, certains étant prêts à tout pour taire ce fait chez les personnes qu'ils admirent. C'est terriblement dommage.

Je ne sais pas trop quoi dire de plus sur cette lecture fort agréable sans trop en révéler, mais le livre vaut réellement la découverte, au moins comme première étape en français avant l'exploration des ouvrages anglophones sur lesquels l'auteur a le bon sens de donner son avis pour nous aiguiller, en fonction des sujets qui nous passionnent le plus. La vie de Roger Casement étant "digne d'un roman", il y en a effectivement pour tous les goûts, de la question coloniale terrifiante au sujet plus immédiatement parlant pour moi de l'homosexualité, en passant par l'histoire de l'Irlande et de son émancipation. J'ai terminé le livre avec l'envie d'en lire plus sur chacun de ces thèmes, ce qui en fait une réussite. Ce n'est pas un récit absolument scientifique dans la mesure où l'auteur donne constamment son ressenti sur les faits qu'il commente, mais c'est aussi ce qui fait son charme.

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