dimanche 29 mai 2016

Elle (2016)


Je viens d'aller voir Elle, apparemment le chef-d’œuvre de la saison à en juger par les critiques dithyrambiques qui ne cessent de pleuvoir depuis Cannes. Pourtant, mes deux premiers essais du cinéma de Paul Verhoeven, le complètement raté Carnet noir et le nullissime Basic Instinct, auraient dû me faire fuir en courant au lieu de me faire payer une entrée en salles pour son nouvel opus, mais la présence d'Isabelle Huppert au générique et l'envie de comprendre pourquoi le monde entier fait un tintamarre vis-à-vis de ce film ont fini par faire tomber mes réticences. A raison, ou à regret?

A regret. J'ai une fois de plus l'impression de m'être fait avoir et l'on ne m'y reprendra plus. Disons que pour un seul et unique avantage en deux heures de film, à savoir la capacité du réalisateur à gérer un foisonnement de personnages dont on guette constamment les changements dans leur relation à l'héroïne; on se retrouve tout de même avec une histoire inintéressante au possible, un mélange de genres très malheureux entre satire bourgeoise et thriller érotique, des rebondissements mous et convenus et absolument pas aussi progressistes qu'on le dit, et surtout une avalanche de répliques ridicules rendues carrément consternantes par un casting calamiteux: "Salut, tu veux voir ma chaudière?" Vraiment, Elle mêle à mon goût le pire de l'esprit petit-bourgeois à la française qui mine les productions nationales depuis bien trop longtemps, et de la vulgarité contemporaine qui semble désormais indissociable du genre du thriller: on y voit alors une multitude de gens très bien sous tous rapports révéler leur part de perversité dans des intérieurs mal décorés, mais plutôt que d'éviter un certain manichéisme en montrant que personne dans cette petite société n'est intégralement blanc, tout est au contraire asséné avec lourdeur. Ainsi, parmi les révélations qui ne dévoilent rien, le gentil ex qui geint d'être un raté se révèle avoir été brutal du temps de son mariage, la mère ne semble pas avoir fait grand cas de sa fille après que son père ultra catho ait massacré sous ses yeux tous les enfants du quartier quarante ans plus tôt, le fils insipide se montre lui aussi capable de violence quand une mouche le pique, et même la meilleure amie manipulée recèle des parts d'ombre à force d'exercer une certaine emprise sur le fils de sa collègue. Alors oui, tout le monde est méchant, pervers et violent au fond, mais il y avait des moyens plus subtils d'amorcer une telle satire, sans compter qu'aucun de ces rebondissements n'est réellement surprenant, dont la résolution des deux enquêtes sur le viol et le graphisme. A vrai dire, même les personnages censés faire rire sont noyés dans la lourdeur, à l'image de la voisine amoureuse de Jésus qui parle du pape dans toutes ses répliques. Et que penser de ces personnages qui se contrefichent totalement de ce qui devrait normalement les affecter, à l'instar du fils découvrant que son bébé est noir comme du charbon et qui ne se posera jamais la moindre question?

Je sais bien que c'est précisément là le propos du réalisateur: en montrant une héroïne que rien n'ébranle, pas même un viol, et à côté d'elle une ribambelle de seconds rôles qui passent leur temps à se rabibocher même après de multiples crasses, Paul Verhoeven a sans doute pensé faire un film sur la complexité de l'âme humaine, où tout est perversité refoulée au sein de psychés tordues. Hélas, la lourdeur des caractérisations plombe l'originalité de ce point de vue, et outre cette tonalité éléphantesque, le film ploie également sous le poids d'une vulgarité sans bornes digne d'un thriller de série Z. Ainsi, l'amant a une pause café de dix minutes? Et hop, "vas-y Michèle, branle-moi au dessus de ta corbeille à papier, c'est l'heure!" Plus loin, Michèle fait une découverte peu reluisante en pleine nuit? Et hop, "vas-y, montre-moi ta queue, et apporte-moi un café tant que t'y es!" Bref, montrer que ces personnages de bonne famille peuvent être vulgaires, d'accord, mais là encore, le réalisateur est incapable de doser quoi que ce soit. On en revient donc bien à ses ratages précédents: en montrant par exemple une fille à poil sortie de n'importe où (et qui n'apporte rien à l'histoire) alors que Michèle revient à l'improviste dans l'appartement de sa mère, le réalisateur s'inscrit dans la lignée de Basic Instinct où Sharon Stone brillait par son absence de culotte, et du Carnet noir où l'on voyait une secrétaire en pleine priapée dans un couloir avec des soldats nazis, soit autant de scènes gratuites qui pour la plupart ne servent même pas le propos. Le mélange de voyeurisme et d'onanisme dont fait preuve l'héroïne à sa fenêtre avec ses jumelles est si peu subtil qu'Elle s'en retrouve une fois de plus écrasée par une couche de sordide bien gras supplémentaire.

Tout est donc très lourd et vulgaire, ce qui nuit gravement aux deux directions qu'entend prendre l'histoire: les enquêtes du thriller ennuient à cause de ces personnages inconsistants, et la satire bourgeoise manque sa cible à causes de ces nombreuses révélations assénées comme avec un marteau-piqueur. Le seul élément qui aurait pu redorer le blason du film, c'est effectivement l'originalité du point de vue. Isabelle Huppert vous parlera d'un "point de vue féministe" émergeant du film, puisque selon ses mots, Elle est l'histoire de "quelqu'un qui passe de l'état d'objet à celui de sujet, qui prend le contrôle de ce qu'elle subit, jusqu'à en devenir la manipulatrice. Elle ne se comporte pas comme une victime." Je vois mal où est le féminisme là dedans: d'une part, Michèle est présentée comme une garce autoritaire et manipulatrice qui s'ingénie méticuleusement à faire du mal à tout son entourage, y compris lorsqu'elle dit vouloir cesser de mentir et qu'elle sape par-là même le bonheur d'un autre personnage qui savoure son triomphe en pleine réception, de quoi faire retomber l'héroïne dans le trope malsain de la femme de pouvoir à la tête d'une entreprise forcément froide et mal aimable; mais surtout, la négation systématique de son statut de victime (refus d'appeler la police, obsession constante pour savoir si son violeur a pris du plaisir ou si elle est plus désirable que les petites jeunes de la génération suivante) souligne bel et bien que les films traitant d'un sujet aussi grave sont faits par des gens qui n'ont jamais été touchés contre leur gré, et qui ne connaissent donc pas la moindre chose au thème abordé. Certes, on peut parfaitement vouloir aller de l'avant au plus vite après coup, choisir de ne pas se plaindre parce qu'on vous a toujours appris à ne pas le faire, et avoir malgré tout envie de rapports sexuels consentis dans les jours qui suivent, chacun réagit de manière différente à ce genre de traumatismes. Mais que Michèle revienne de son plein gré vers son agresseur pour lui demander un surplus de viol et de violence dans une cave sombre ne fait que souligner la naïveté des concepteurs du projet: on peut désirer être fort et garder son statut de victime pour soi sans rien dire, mais personne, pas même un esprit un brin masochiste et pervers, ne reviendra jamais vers son violeur. Personne.

Elle échoue donc sur tous les niveaux, jusque dans la méconnaissance totale de son thème principal, qui par ailleurs n'est même pas un point de vue innovant au cinéma puisque Straw Dogs montrait déjà des choses similaires il y a quarante-cinq ans. Quant à la psyché perverse d'une héroïne perdue, La Pianiste la disséquait de façon bien plus aboutie et percutante, ce qui empêche d'ailleurs de trouver Isabelle Huppert exceptionnelle dans ce rôle, où elle surprend peu par comparaison. L'actrice reste néanmoins le seul atout du film, puisqu'elle est l'une des rares du casting à jouer convenablement, et parce qu'elle réussit l'exploit de faire fonctionner certains des rebondissements les plus lourdement écrits, comme lorsqu'elle drague son voisin en lui parlant des meurtres commis par son père jadis. Malheureusement, elle n'est pas à même de sauver toutes les séquences: lorsqu'elle demande à untel de "montrer sa queue" ou lorsqu'elle menace sa mère de meurtre, elle joue ces répliques de façon calme et posée pour bien montrer la perversité perçant sous une façade glaciale, mais c'est à double-tranchant, et certaines répliques ont l'air mécanique. Et puis à présent, Isabelle nous a trop souvent fait le coup de la harpie froide qui fait croire que rien ne l'affecte avant de craquer doucement de l'intérieur, si bien que l'effet de surprise est inexistant ici puisqu'elle reste essentiellement dans le domaine de la froideur, à quelques sourires épanouis près, après un coït avec son amant par exemple. Reste néanmoins le courage d'une actrice d'avoir accepté un tel rôle, dont on regrette qu'il ne fût pas mieux écrit pour lui permettre de hisser sa performance vers le haut.

Isabelle Huppert reste cependant à mille lieues au-dessus du reste de la distribution, qui va du sauvetage de meubles (Anne Consigny malgré un épilogue ridicule) au cataclysme ahurissant (le fils totalement crétin), en passant par une panoplie de rôles secondaires rendus oubliables par leurs personnages inintéressants. On ne dira rien sur les hommes pour ne pas révéler le fin mot de l'intrigue mais le violeur est incarné avec tant de mollesse que ça ôte tout crédit à la narration, tandis que la bru est si hystérique que c'est une catastrophe ambulante. Reste alors l'immense Virginie Efira dans un rôle de composition extraordinaire, puisque c'est avec une grande subtilité qu'elle incarne une grenouille de bénitier qui adore collectionner les statues de rois mages grandeur nature dans son jardin, réciter les grâces avant chaque repas, se pâmer devant le pape aux douze coups de minuit et partir en pèlerinage à Rome quand ça arrange les scénaristes. Décidément, on ne pouvait croquer la bourgeoisie catholique avec plus de finesse et l'on regrette encore que la dame n'ait pas eu le prix d'interprétation à Cannes!

A la fin, j'ai beau chercher des qualités, je n'en vois que trop peu: Elle recoupe précisément tout ce que je déteste au cinéma. L'apathie propre aux films d'intérieur français? Présente. L'enquête digne d'un thriller de série B? Présente. Les personnages souhaités complexes mais qui ne sont en fait que des caricatures toutes plus ridicules les unes que les autres (j'ai oublié de mentionner la mère cougar et le gigolo libertin)? Présents. La vulgarité crasse, la violence gratuite et la figurante à poil sans aucune raison? Présentes. Le propos se voulant féministe mais qui transforme au contraire une femme de pouvoir en mégère manipulatrice? Présent. Le mépris total de concepteurs tranquillement installés dans le confort de leur vie face à la réalité de traumatismes dont il n'ont jamais fait l'expérience? On y a droit aussi. D'un point de vue interprétatif, Isabelle Huppert tire son épingle du jeu, mais pour reprendre les mots d'une amie sur un tout autre sujet, ce n'est "qu'une épingle rouillée qui risque surtout de lui filer le tétanos si elle se pique avec." Dans tous les cas, ça ne me donne pas envie d'en voir davantage de Paul Verhoeven, alors que ses autres œuvres sont paraît-il moins pires.

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