mardi 3 octobre 2017

The Man Who Knew Too Much (1956)


Ce weekend, j'ai acheté le disque de L'Homme qui en savait trop, un film que je n'avais vu que deux fois à la télévision et que j'étais anxieux de redécouvrir, parce que lors de ma rétrospective américaine 1956 d'il y a deux ans, L'Anonyme défendait la performance de Doris Day à travers sa représentation de l'hystérie, alors que je gardais le souvenir d'une performance adéquate simplement basée sur l'inquiétude. Il est vrai que le casting d'une superstar de la chanson peut surprendre dans un thriller hitchcockien, plus friand de blondes glaciales à l'Eva Marie Saint ou Grace Kelly, mais le réalisateur tenait beaucoup à ce contre-emploi après avoir été enthousiasmé par la prestation de l'actrice dans Storm Warning, et Hitchcock n'a notoirement pas eu besoin de diriger sa nouvelle recrue, qui, d'après ses propres mots, lui offrait tout ce qu'il voulait obtenir sans avoir à lui donner d'indications. La redécouverte du film était aussi l'occasion de parvenir à un regard plus positif sur l'ensemble, car la dernière fois, il y a environ une dizaine d'années, j'avais été un peu déprimé par la grisaille londonienne qui tranchait trop avec l'exotisme marocain du premier acte.

En réalité, ces deux parties sont bien équilibrées et durent à peu près une heure chacune, au point qu'on ne s'ennuie pas, entre la chaleur de Marrakech et l'excitation musicale du concert anglais. Mais toute divertissante soit-elle, l'histoire n'est cependant pas la plus intéressante parmi les thrillers hitchcockiens, en particulier à cause de bon nombre d'incohérences, notamment pour tout ce qui touche à Scotland Yard. Comme le rappelle le synopsis, nous suivons l'histoire d'un couple de touristes recueillant contre leur gré le témoignage d'un moribond, ce qui les place en bien mauvaise posture alors que leur fils est enlevé, au point d'être menacé de mort si ses parents révèlent le moindre embryon d'information à la police. Pourtant, malgré leur silence, les McKenna sont constamment en train de converser avec les policiers, qui ont eux-mêmes l'air de tout savoir, dans un jeu de dialogue de sourds peu crédible. Je suis surtout chiffonné par l'absence de développement des Drayton: on ne connaît jamais leurs motivations (alors qu'un couple de prêtres servant d'espions à l'ambassade suisse n'est pas banal), et l'on aurait justement aimé connaître leur positionnement politique. Leurs multiples efforts pour parvenir à leurs fins semblent bien vains lorsque la seule raison donnée par le film n'est qu'une question de rivalité entre l'ambassadeur et son premier ministre, mais tout cela est bien faible, à l'image du jeu de mot sur "chapel", mignon mais peu raisonnable pour un film adulte. Enfin, l'enlèvement de Hank et son transport en divers endroits secrets n'est pas toujours bien clair (pourquoi s'embarrasser de lui en premier lieu?), mais ces défauts dans l'histoire ne sont finalement pas si graves que ça, parce que la mise en scène d'Hitchcock reste si inventive qu'on est constamment saisi à chaque séquence. 

Parmi les points forts du film: la façon qu'a le metteur en scène d'instiller du suspense et de la méfiance dès le départ, dans un environnement a priori relaxant. Les McKenna profitent du paysage lors du trajet en bus, tout en plaisantant gaiement, bien que très vite, les questions intrusives du mystérieux français joué par Daniel Gélin commencent à devenir angoissantes, angoisse confirmée très vite par les regards non moins glaçants des touristes britanniques, au beau milieu des couleurs ocres de Marrakech. Dès lors, on se prend au jeu dès les premiers instants, ce qui n'étonnera évidemment personne après les déjà innombrables chefs-d’œuvre d'Hitchcock tournés avant celui-ci. Et une fois l'ambiance posée, le montage devient généralement brillant (George Tomasini a d'ailleurs contribué à la plupart des Hitchcock de la décennie), entre la poursuite mortelle non dénuée de gags dans des rues chamarrées, et bien entendu le concert de douze minutes sans dialogues au Royal Albert Hall, passant des plans larges sur l'ensemble de la scène aux détails des cymbales et du revolver, via le visage anxieux de l'héroïne. J'aime moins les séquences dans la banlieue de Londres pour des raisons purement exotiques, mais la main dans la gueule du tigre chez le taxidermiste, et la dissimulation du couple parmi les fidèles de l'église, participent à leur façon à la réussite de l'ensemble. Notons que l'autre collaborateur fidèle d'Hitchcock, le photographe Robert Burks, a le mérite de ne jamais se reposer sur la beauté "touristique" des lieux filmés, puisque les indéniables agréments du Maroc et de l'opéra sont avant tout au service de l'action, et de l'émotion palpable sur le visage des protagonistes. Le photographie parvient même à avoir des traits de génie dans les recoins les plus gris de Londres, à l'image du couple caché à l'église tandis que la caméra se met au niveau de Mr. Drayton qui n'y voit que du feu. La musique de Bernard Herrmann est quand à elle agréable sans atteindre les sommets wagneriens de Vertigo, avec un clin d’œil sympathique du compositeur venu diriger l'orchestre à l'opéra, pendant de l'incontournable apparition du réalisateur devant les acrobates marocains.

L'autre grand point fort du film, c'est évidemment son humour salvateur pour donner envie de souffler entre deux scènes d'action haletantes. La chasse à l'homme dans les rues de Marrakech a beau être tragique, voir la victime renverser diverses marchandises sur son passage permet de donner d'autres dimensions à la séquence, malgré encore une petite incohérence narrative puisque aucun des gens d'armes ne songe à prêter secours au moribond, certes encore debout à ce moment là. L'humour est encore un ingrédient idéal pour pimenter la tajine servie dans un beau restaurant aux murs carrelés, le pauvre James Stewart ne sachant où mettre ses jambes alors que tout le monde alentour s'ingénie à brouiller les pistes quant aux motivations réelles des clients. La réponse "pop" de Doris Day au concert du Royal Albert Hall est elle aussi délicieuse, à voir les mines déconfites des princesses et ambassadeurs, quelque peu surpris d'entendre "Que Sera, Sera" avant de souper! Doris Day elle-même n'a jamais estimé cet air enfantin, qui devint ironiquement sa chanson-phare, mais le décalage entre les paroles et le type de spectateurs n'en est que plus drôle. Cependant, là où le film franchit réellement la ligne de la comédie, c'est avec l'intrusion des amis de l'héroïne dès son retour à Londres, alors que celle-ci a évidemment d'autres chats à fouetter. Leur implication dans l'intrigue, obligeant James Stewart à rester discret au téléphone, ou Doris Day à faire preuve d'ingéniosité avec l'annuaire, fait toujours mouche, d'autant que la troupe est menée par la pétulante Hillary Brooke, la plus Anglaise des Américaines. Ces touches d'humour servent toujours le drame sans jamais freiner la tension, de quoi rendre le film parfaitement divertissant.

Les acteurs sont quant à eux tous bons. James Stewart est sans doute un peu égal à lui-même, mais il compose un personnage sympathique auquel on s'attache rapidement. Les Drayton sont pour leur part intéressants à décortiquer, à défaut d'en savoir davantage sur leurs idées politiques, car tous deux doivent se transformer au cours du film. Bernard Miles passe du touriste mou au sbire dangereux, tandis que Brenda de Banzie joue, de façon tout à fait crédible, aux montagnes russes: d'abord mystérieuse à souhait puis adorable marraine de substitution envers Hank, elle devient ensuite froide et déterminée avant de laisser l'humanité qu'on a toujours senti chez elle prendre le dessus. J'ai finalement toujours eu envie d'en savoir davantage sur Lucy Drayton que sur tous les autres personnages du film, aussi aurais-je aimé une sortie de scène digne de ce nom, plutôt qu'une dernière apparition furtive dans les escaliers. Toutefois, la plus grande surprise vient incontestablement de Doris Day, qui se prête admirablement au jeu du contre-emploi. On la sent nerveuse dès le départ malgré sa façade rassurante et posée, et effectivement, je confirme l'analyse de l'Anonyme: l'actrice suggère toujours que de grands sentiments sont prêts à craquer bien que le personnage soit toujours dans le contrôle de soi. Sa grande scène d'hystérie, une fois qu'elle a compris ce qui est arrivé à son fils, est jouée de façon on ne peut plus convaincante, surtout que ça intervient après un grand moment de calme tout aussi bien joué, lorsqu'elle pense que son époux cherche à lui faire une blague de mauvais goût et qu'elle le lui fait savoir de manière directe. J'aime également la force de caractère qu'elle n'oublie jamais chez cette personne active, notamment lorsqu'elle tente de reprendre le dessus face à l'intrigant Français en posant les questions à son tour, penchant même son corps au dessus de la table de cocktails pour se donner plus d'envergure. Surtout, Doris Day donne toute sa chair émotionnelle à la séquence mythique de l'opéra, passant par divers états d'âme en quelques plans seulement, et maintenant toujours un bel équilibre entre pressentiment du drame et impossibilité physique de faire quoi que ce soit. Vraiment, après l'avoir observée en détails, c'est à présent une performance que je nommerais volontiers dans la liste oscarienne que j'avais établie il y a deux ans. Quoi qu'il en soit, voilà un personnage détonnant dans l'univers d'Hitchcock, mais une beauté froide n'était évidemment pas appropriée pour le rôle d'une mère de famille lambda.

Finalement, The Man Who Knew Too Much est un bon cru hitchcockien. Ce n'est clairement pas son meilleur opus, surtout comparé à ses autres collaborations avec Stewart, le film se situant entre Rear Window et Vertigo; mais un suspense à son comble, même pour qui connaît l'histoire, une mise en scène inventive et des acteurs inspirés estompent largement les défauts du scénario pour aboutir à un très bon 7/10. Je ne pourrais malheureusement pas faire de comparaisons avec la version du maître tournée en 1934, vue il y a trop longtemps, qui se passait je crois en Suisse au lieu du Maroc. Hitchcock préférait justement cette première version moins maîtrisée, mais la beauté du remake a définitivement plus d'attraits.

4 commentaires:

  1. Mais alors où en es-tu de 1956 ? Qui reste ? Qui part ? En effet, Day cristallise quelque chose et d'une certaine manière, elle saisit un état et un personnage quasiment sur un plan mythologique ou du moins symbolique. Mais, hier, je revoyais quelques extraits de Feuilles d'automne (c'est de saison !) et je me disais que Crawford en faisait autant, malgré son masque de cire permanent, dans un registre évidemment différent. Franchement, sa vieille fille solitaire est aussi émouvante que celles de Katharine Hepburn. Ca ne m'avait pas frappé autant à la première vision. Ou alors je deviens sentimental les années ...

    Pour revenir à Day, c'était justement un article qui avait attiré mon intention sur cette performance : paradoxalement, Day, l'optimisme délirant incarné, avait été une grande actrice angoissée et hystérique, et ce film était un des appuis de la démonstration (avec Midnight Lace, je suppose, mais je ne m'en souviens plus).

    L'AACF

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    1. Dans une sélection strictement anglophone, j'arrive finalement, avec deux ans de recul, à six candidates: Carroll Baker (Baby Doll), Joan Crawford (Autumn Leaves), Doris Day (The Woman Who Suspect Too Much), Katharine Hepburn (The Rainmaker), Deborah Kerr (The King, His 56 Children and I) et Dorothy McGuire (The Not So Friendly Goose). J'élimine traditionnellement Crawford que je nomme souvent, mais le fait est qu'elle reste excellente et captivante. (L'année regorge autrement de performances dignes d'intérêt, de Monroe à McKenna en passant par Rush et Taylor, mais personne ne s'approche du sextuor mentionné).

      Dans une sélection internationale, Maria Schell doit donc pousser deux Américaines vers la sortie pour sa performance dans Gervaise, mais c'est la seule non anglophone qui trouve grâce à mes yeux pour le moment (Setsuko Hara dans Shū u et Michèle Morgan dans Marie-Antoinette sont loin d'être nommables malgré leurs qualités).

      Pour les seconds rôles, j'avais jadis Carroll Baker (Giant), Helen Hayes (Anastasia and The Empress), Dorothy Malone (Mambo Girl), Marisa Pavan (Catherine, Queen of French) et Marie Windsor (The Killing), mais ma découverte de La Rue de la honte rend cette sélection caduque puisque c'est un festival de grands rôles, de la sublime Michiyo Kogure dans un grand contre-emploi de femme peu attirante à l’incandescente Ayako Wakao en arriviste sans scrupules, en passant par la touchante Aiko Mimasu en mère aimante et bien entendu par l'énergique Machiko Kyō en peste insoumise regorgeant de fêlures. Dernièrement, j'avais remplacé Carroll Baker, déjà nommée dans l'autre catégorie, par Machiko Kyō, ma lauréate actuelle.

      La vérité est que je ne trouve plus de plaisir à faire des sélections. Dès qu'on commence à maîtriser une année, il y a trop de bonnes choses pour se tenir à un top 5 parmi les performances, ou à un top 10 parmi les films.

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  2. J'ai absolument adoré la Rue de la Honte, pour le coup, il s'est inscrit dans un top "général" et placé très haut, genre dans mes 20 films préférés (moi, ça marche toujours : ma composante obsessionnelle est tellement forte ...) J'ai aussi découvert Nuages d'été (de Naruse) cet été et, idem, un choc cinématographique.

    Bon, je vois que je ne suis pas le seul à placer haut Crawford cette année là, ça me rassure quant à mon bon gout.

    L'AACF

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    1. Je tiens La Rue de la honte pour un très bon film, mais ce n'est cependant pas le meilleur Mizoguchi qui soit: d'une part parce que le sujet surprend peu (encore une histoire de geishas!), et d'autre part à cause de cette musique de thérémine qui en altère son cachet. C'est excellent, mais je préfère de loin Les Musiciens de Gion sur le même thème.

      Je suis autrement curieux de découvrir Nuages d'été! Naruse me touche généralement peu malgré le brillant de sa mise en scène, mais j'ai encore tant à découvrir parmi ses œuvres...

      Quant à Crawford, elle est toujours au maximum de ses capacités même pour ses films les plus médiocres. L'adorer est forcément signe de bon goût!

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