vendredi 3 juin 2016

Le Chevalier sans armure (1937)


Avant de poursuivre, il faut savoir deux choses essentielles. D'une part, la Russie compte parmi mes civilisations préférées et l'un de mes parents a une bibliothèque si garnie sur la question qu'il a fallu créer une pièce spéciale "Russie et Asie centrale" pour loger un nombre incalculable de livres que j'ai toujours adoré feuilleter. D'autre part, rien ne m'excite tant, d'un point de vue romanesque, que les ambiances de fin d'empire, aussi la chute du séduisant mode de vie aristocratique à la russe est-il un morceau de choix. Dès lors, même si Knight Withour Armo(u)r, production britannique réalisée par Jacques Feyder et interprétée par Robert Donat et Marlene Dietrich, n'a rien de russe en soi, tout est néanmoins réuni pour me faire passer un bon moment et me donner envie de revoir le film de temps à autre, malgré une petite déception originelle lors de la découverte.

La déception n'est plus de mise aujourd'hui et la revisite m'a captivé. D'un point de vue technique tout d'abord: l'ensemble du film est beau et les décors sont assez bien travaillés pour être crédibles de bout en bout, à l'image de la place aux statues équestres dominant la neige sur fond de cathédrale Pierre et Paul, de quoi se croire immédiatement sur les lieux et entrer dans l'histoire au plus vite. La blancheur des robes de l'héroïne est également bien utilisée car ça lui permet de détonner dans un univers qui la dépasse peu à peu: on ne voit qu'elle à l'hippodrome d'Ascot où son chapeau immaculé traduit en quelque sorte l'insouciance d'une aristocrate qui ne voit pas la fin de son monde venir; sa robe de mariée tranche ensuite avec l'obscurité des attentats et du sang qui coule dans les rues de Saint-Pétersbourg; et sa robe de chambre qui vole à l'air libre dans un palais déserté sert enfin de piédestal ultime à une aristocrate qu'une armée rouge aux vêtements frustes et gris se fait un plaisir d'humilier en lui arrachant ses volants. A vrai dire, même le visage trop maquillé de Marlene Dietrich alors qu'elle tente de fuir en paysanne dans le second acte reste une trouvaille judicieuse, puisqu'il faut constamment que les révolutionnaires se méfient de sa prestance qui la met immanquablement en danger.

D'un point de vue scénaristique, le film est encore très prenant et se révèle bien balancé entre un premier acte "tsariste" dont le héros sera la principale victime, et un second acte "révolutionnaire" où c'est cette fois-ci la belle comtesse qui tremble à chaque instant de se faire fusiller. Honnêtement, les longueurs que j'avais cru déceler une première fois ne m'ont nullement sauté aux yeux dernièrement, et l'on suit avec grand intérêt les aventures de cet espion britannique devant infiltrer les mouvances bolcheviques quitte à se retrouver pris au piège jusqu'au goulag, et de la comtesse vivant dans un cocon et se retrouvant chassée de palais en forêts sur un immense territoire dont on ne croit jamais voir la frontière. Il y a même assez de rebondissements divers pour qu'on ne s'ennuie jamais, dont l'attentat de Saint-Pétersbourg et le grimage d'un héros qui doit se laisser pousser la barbe pour infiltrer des cercles d'intellectuels dans une librairie dans un premier temps, mais surtout le saccage du palais, la chasse à l'homme sous le feuillage épais d'une forêt où ne manquent que les bouleaux (!), l'interminable attente dans une gare fantôme hantée par un gardien fou et bien d'autres surprises encore. La question végétale exceptée, on se croirait presque en Russie, et ces aventures sont si variées que l'excitation se fait toujours plus vive de bout en bout.

On ajoutera encore deux forces au crédit du scénario et de la réalisation. Tout d'abord, la puissance de certaines images qui en disent plus long qu'un dialogue, à l'instar de ce plan où la comtesse lit tranquillement dans son parc alors que ses domestiques, qu'on vient juste d'entendre se plaindre et souhaiter la révolution, continuent d'assurer leur service en arrière-plan, comme pour marquer la distance sociale posée par les privilèges de la dame, qui mettra un certain temps à reconnaître que son domaine ne lui appartient plus après le changement de régime. Mais surtout, la dénonciation de la guerre à travers son absurdité: chaque camp passe son temps à fusiller les prisonniers ennemis au prix de jugements arbitraires, et ce dans un tel chaos que les enjeux politiques sont rapidement submergés par les flots aveugles d'un pragmatisme cruel. Blancs et rouges finissent donc tous au même niveau, de telle sorte que les principales victimes en deviennent bien les civils, forcés de se masser inconfortablement dans des wagons à bestiaux pour fuir les coups de feu, peu importe le parti qui les menace. Bien des scènes ne sont en fait sans préfigurer des films ultérieurs comme Le Docteur Jivago (le voyage en train, les civils déboussolés, la ressemblance vestimentaire entre John Clements et Alec Guinness en chefs de section) ou Nicholas and Alexandra (les rendez-vous clandestins dans une librairie/imprimerie), et c'est tout à l'honneur du Chevalier que de parvenir à mobiliser de façon aussi percutante l'imaginaire de la Russie d'il y a cent ans en une durée correcte qui ne cherche pas à ajouter d'inutiles minutes au compteur.

Ceci dit, tout n'est pas parfait non plus, et l'on regrette par exemple que la mise à sac du palais Adraxine ressemble avant tout à un tirage du loto, alors que la séquence méritait davantage de tension. Le scénario aurait également gagné à mieux esquisser les motivations des personnages, le Chevalier nous refaisant le coup de ces héros qui ne se connaissaient pas la veille et se promettent évidemment de se marier moins de 24 heures plus tard, le tout en buvant du champagne dans la forêt au sortir d'un bain paradisiaque dans la rivière! La Russie serait donc le véritable Jardin d'Eden et l'on ne m'aurait rien dit?! Et au fait, pourquoi la noble Alexandra passe tout son temps à voyager en Europe quand son pays est en paix mais ne pense même pas à fuir et reste tranquillement à lire dans son jardin une fois que la révolution a éclaté? Parce qu'il n'y aurait pas eu d'histoire autrement, bien sûr, mais ça n'est pas très logique! Et puis tout de même, Marlene Dietrich a beau être la femme la plus photogénique de l'histoire du cinéma, c'est quand même un peu facile de la voir se tirer de mauvais pas suicidaires juste parce qu'elle est très jolie et que tous les hommes tombent amoureux d'elle sur son passage, quitte à renier leurs idéaux. A la limite, l'extrême sensibilité de John Clements peut expliquer en partie sa volte face, mais on comprend mal comment le stoïcisme de Robert Donat parvient à se muer en amour transi et passionné lors d'un simple coup d’œil dans un miroir. D'autant que, rappelons-le, Ouranoff sort tout juste d'un interminable séjour au goulag qui a bien manqué de le rendre fou, aussi imagine-t-on sans peine qu'il eût normalement d'autres chats à fouetter que de tenter de sauver la première aristocrate venue. A vrai dire, l'improbable rebondissement impliquant l'ancien jardinier est nettement plus crédible que les motivations du héros, aussi eut-il été plus appréciable que l'histoire s'aventure sur un terrain plus romanesque, en faisant par exemple se rencontrer les deux protagonistes à Ascot, où il se trouvent effectivement au même moment dans l'ouverture, ce qui aurait pu expliquer pourquoi ils auraient cherché à s'entraider à l'autre bout de l'Europe quelques années plus tard. En outre, Alexandra ne semble jamais s'étonner de voir Ouranoff parler de sa culture anglaise, ce qui étonne franchement et me confirme bien qu'il aurait fallu accentuer la dose de romanesque dans cette relation, ce qui aurait en outre donné un souffle encore plus épique aux multiples courses-poursuites du second acte, heureusement très prenantes malgré tout.

On le voit donc, le scénario a beau être bien ficelé dans sa tonalité aventureuse, il ne fait pas pour autant de cadeaux aux acteurs, qui doivent nous faire croire qu'ils sont très amoureux après avoir passé quelques heures ensemble seulement. Robert Donat partait cependant avec un avantage: après sa performance d'homme traqué dans Les 39 Marches, il est idéalement distribué en espion/soldat semi-traqué ici. Dans la lignée de ce qu'il fit chez Hitchcock, il porte sans surprise le film du haut de sa prestance (bien que pris dans les filets du bolchevisme, il n'en reste pas moins un notable à l'origine, aussi est-il normal que cela se ressente sous son veston), et ce qu'il perd en humour, il le gagne en scènes expressives alors qu'il dépérit dans un goulag dans les dernières années du tsarisme. Mais il est tout de même dommage qu'à sa sortie, il ne suggère jamais sa terrible expérience: il reste stoïque, aide une aristocrate parce qu'elle lui plaît, quand bien même celle-ci clame haut et fort son amour pour la cause tsariste, et on le croirait finalement plus affecté d'avoir été délivré puis enrôlé par les bolcheviques que d'avoir été envoyé en Sibérie par l'Okhrana. Certes, il n'est dans le fond qu'un espion anglais qui n'a pas pour objectif d'épouser la cause révolutionnaire et fait même tout son possible pour rester en Russie afin de profiter encore du mode de vie aristocratique dont il jouit, mais ses années de prison qui le rendent à moitié fou devraient théoriquement l'empêcher de risquer sa vie pour une comtesse dont il n'a que faire, toute jolie soit-elle. Sans compter qu'Alexandra est précisément la fille de l'homme à cause duquel Ouranoff a été injustement emprisonné, mais à la décharge de l'acteur, le scénario ne précise jamais si le personnage fait le rapprochement avant de s'amouracher de la dame. Dans tous les cas, Donat use d'un certain charisme qui le rend séduisant, mais sa performance ne semble jamais complète.

Il en va en fait de même pour Marlene Dietrich, évidemment très charismatique et photogénique en diable, mais chez qui, comme souvent avec elle, le personnage semble un peu incohérent: il y a en effet un mélange assez malheureux d'innocence et de charisme foudroyant, alors que ce premier trait de personnalité n'est absolument pas consubstantiel à l'actrice, qui n'est jamais aussi mauvaise que lorsqu'elle tente de faire sa vierge effarouchée, comme dans la première partie de l'Impératrice rouge par exemple. Alexandra peut ainsi se retourner brillamment devant des centaines de révolutionnaires, les défier du regard, leur demander de la fusiller sur le champ et crier haut et fort «Vive le tsar!» au vu et au su de tous; et puis du jour au lendemain, la voilà qui se métamorphose en oie blanche incapable de prendre une décision par elle-même et se mettant à regarder son partenaire la bouche en cœur sans faire sentir pourquoi elle jette sa hauteur aristocratique aux orties en à peine une journée. Il est d'ailleurs dommage que le scénario enferme le personnage dans ce cliché sexiste, car force est de reconnaître que l'ensemble des décisions du second acte passent par la bouche d'Ouranoff, même quand Alexandra en connaît davantage que lui sur la question. Exemple: alors qu'ils se cachent dans la forêt dont la comtesse elle-même est la propriétaire, et dont elle laisse entendre qu'elle en connaît tous les recoins depuis l'enfance, c'est pourtant son partenaire qui tout à coup explique, sans avoir jamais mis les pieds céans, qu'une ligne de chemin de fer passe à dix kilomètres au sud et qu'il faut la gagner au plus vite. Reste heureusement l'extraordinaire pouvoir de séduction de la dame, qui a en outre eu la gentillesse de mettre son salaire entre parenthèses lors d'une longue crise d'asthme de Robert Donat au beau milieu du tournage, afin qu'Alexander Korda, le producteur du film, ne cherche pas à le remplacer en cours de route.

Le Chevalier sans armure est donc loin d'être parfait, mais c'est tellement captivant et haletant que ce sera toujours un plaisir d'y revenir, ne serait-ce que pour cette séquence extraordinaire où Marlene court affolée dans son palais déserté alors que tout un régiment arrive du haut de la colline. Parce que ça reste un très bon divertissement et que ça me donne ma dose de Russie fantasmée lors de sa période la plus mouvementée, je remonte le 6 de départ à un petit 7/10 qui me convient parfaitement. C'eût été encore meilleur avec quelques bouleaux, mais il y a déjà tant de bonnes choses que je ne vais pas me plaindre!

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