jeudi 2 juin 2016

Stella Dallas (1937)


Hier soir, j'ai revu pour sans doute la quatrième ou cinquième fois Stella Dallas, l'un de mes trois films préférés de King Vidor, après La Foule et The Stranger's Return, et ce qui fut également à une époque le plus grand rôle de Barbara Stanwyck à mes yeux.

Si j'aime autant ce film, c'est d'abord parce qu'il s'agit d'une œuvre féminine: alors que le cinéma masculin a tendance à m'ennuyer, Stella Dallas est au contraire l'archétype du Women's Picture, un genre prestigieux dans les années 1930 que le cynisme des générations contemporaines a très vite relégué au rang de "mélo". Et ce revers de la médaille est bien dommage, car Stella Dallas a beau être le remake d'un mélodrame des années 1920 et contenir les ferments de multiples soap operas dans son histoire, ça n'en reste pas moins un très grand Women's Picture, avec tout ce qu'il faut d'élégance dans une mise en scène faisant la part belle aux gros plans sur son héroïne, et d'intrigues secondaires captivantes où chaque personnage est doté de plusieurs dimensions au lieu de tomber dans la caricature qu'on aurait pu attendre d'une telle histoire, celle d'une femme entretenue qui se rend bien compte qu'elle n'est pas à même d'offrir à sa fille la vie aisée à laquelle celle-ci peut prétendre par son père richissime. Si l'on ne saurait parler de subtilité à travers l'esquisse de la société présentée par le scénario, dans lequel les ouvriers (la famille de Stella) et les parvenus (Ed Munn et Stella elle-même) sont tous laids et vulgaires alors que les héritiers (Helen Morrison, Richard Grosvenor) et chefs d'entreprise (Stephen Dallas) sont tous beaux et réagissent en adultes, on appréciera tout de même de voir les personnages négatifs faire preuve d'éléments positifs par moments, et inversement. Ainsi, Ed Munn a beau être ignoble dans tous les sens du terme, il sait aussi se ressaisir en présence du mari et s'en aller avec le peu de dignité qui lui reste, tandis que Stephen Dallas, pourtant prêt à une aimable réconciliation avec son épouse, feindra de ne pas voir les efforts de celle-ci pour réchauffer leurs retrouvailles et la laissera choir seule dans son appartement, montrant par-là même les évidentes limites morales d'un homme qui se veut bon prince. Les grandes dames de la société se révèlent quant à elles médisantes sous leurs sourires de façade, et seule l'incorrigiblement parfaite Mrs. Morrison réussit l'exploit d'être atrocement bonne et compréhensive jusqu'au bout, quoique laisser une mère regarder le mariage de sa fille sous la pluie par souci de convenances soit assez violent dans le fond, bien que ça parte d'une bonne intention. En somme, on ne peut pas dire que ces personnages soient follement complexes, mais ils ne sont pas des caricatures pour autant, et c'est un atout dont le film ne peut que se targuer.

Le point le plus intéressant de l'histoire néanmoins, c'est le traitement de la relation mère-fille entre Laurel et Stella. Certes, tout est fait pour tirer sur la corde sensible et conduire les spectateurs à pleurer à chaudes larmes jusqu'au sacrifice d'une mère qui se croit indigne, mais ces rebondissements incroyables ne nuisent jamais à la lumière qui se dégage du couple mère-fille à l'écran. Ainsi, Stella a beau avoir été mère trop tôt et avoir laissé de très mauvaises fréquentations boire et fumer devant sa fille, elle fait tout de même tout ce qui est en son pouvoir pour rendre celle-ci heureuse: elle lui confectionne ses vêtements, la laisse aller visiter les musées de Boston avec son institutrice, lui organise un anniversaire surprise puis, quand vient le temps d'introduire Laurel dans le monde, lui "paye" un séjour de luxe dans l'hôtel le plus mondain de la côte est. Stella a donc de multiples défauts, au premier rang desquels sa vulgarité ahurissante, mais elle n'a certainement pas celui d'être une mère indigne, et il est d'ailleurs fort touchant de voir Laurel revenir vers sa mère dans un premier temps lorsqu'on lui demande de vivre à présent chez son père à l'adolescence. Et bien que souvent gênée par la grossièreté de sa mère, Laurel ne la juge jamais: elle ne se plaint pas lorsqu'elle choisit de mettre un terme au séjour à l'hôtel après qu'on ait tourné Stella en ridicule, elle est heureuse de fêter son anniversaire seule avec elle après une série de fiascos, et son désarroi dans le train alors que des pipelettes médisent sur elle dans le compartiment contigu fait peine à voir tant c'est sincère. Les deux personnages se révèlent alors vraiment attachants ensemble, et ce malgré les rebondissements aux accents mélodramatiques éhontés. Il est simplement dommage que l'oubli dont Laurel est supposée faire l'expérience dans sa nouvelle maison soit pris au premier degré par l'histoire, car aucune fille qui a vécu une bonne quinzaine d'années avec sa mère ne saurait l'oublier juste parce qu'elle évolue à présent dans de jolis manoirs où tout le monde est beau et poli.

Cependant, le principal défaut du film ne tient pas tellement aux sacrifices lacrymaux qui s'enchaînent dans le second acte sans autre but que faire épuiser des paquets de mouchoirs aux spectateurs, qu'aux fanfreluches sous lesquelles on a abusivement noyée la pauvre Barbara Stanwyck, qui hormis dans deux séquences, l'ouverture et les retrouvailles, se retrouve avec cinquante bracelets en plastique sur chaque bras, des perruques de carnaval sur la tête et des haillons que même les gens des années 70 auraient rechigné à porter! Franchement, il n'y avait nul besoin de forcer le trait: aucun vêtement ne masquera jamais la véritable personnalité de quiconque, et les manières ou le parler de Stella suffisaient nettement à comprendre ses origines sociales ou son manque d'éducation. L'ennui, c'est que ces oripeaux affectent la performance d'actrice, car le goût de Stella pour le toc n'est jamais suggéré: elle a l'air d'une jeune fille bien trop saine au départ pour croire qu'un heureux mariage lui donne le goût des habits les plus laids du monde, et les retrouvailles avec son mari détonnent d'autant plus alors qu'elle fait l'effort miraculeux de s'habiller correctement en se sachant en sa présence. Ou plutôt, c'est de la voir replonger dans ses excès après coup qui étonne, car comment croire que la jeune femme calme et distinguée entrevue le temps d'une visite éclair redevienne tout à coup une poissonnière s'en allant défier les avocats du grand monde? Ça ne m'était pas encore arrivé durant les autres visionnages, mais je sens vraiment trop la part de composition chez Stanwyck dans le rôle: la vulgarité de Stella n'est certainement pas mal jouée, mais on sent constamment que c'est très joué, comme si Stella était en fait davantage une femme du monde, celle très naturelle des retrouvailles, s'ingéniant à jouer à la roturière pour les besoins du scénario. C'est précisément le scénario qui apporte ce défaut à la performance d'actrice, car gageons que sans ces affreux oripeaux et qu'en misant davantage sur les manières et le phrasé du personnage, la vulgarité de Stella serait bien mieux passée à l'écran, et aurait sans doute permis de comprendre de façon bien plus subtile pourquoi Stephen puis Laurel finissent par se détourner d'elle quand la distance culturelle se fait vraiment trop vive.

Par bonheur, Stanwyck reste fabuleuse dans toutes les autres parts du film. Ce n'est plus nécessairement le rôle que je couronnerais comme son joyau interprétatif, mais qu'elle réussisse à dépasser la pluie de fanfreluches pesant sur ses épaules pour livrer une interprétation aussi bouleversante reste un exploit: elle montre malgré tout bien la gouaille du personnage, elle restitue à merveille le sentiment que Stella ne se sent pas à la hauteur face à Stephen, sans pour autant perdre de sa vivacité puisqu'elle peut très bien lui répondre que lui-même ne fait aucun effort en retour pour la comprendre; les scènes avec Laurel sont pour leur part chaleureuses à souhait, le regard désemparé dans le train est magnifique et celui sous la pluie est à mourir de tristesse. Bref, elle rend Stella vraiment très attachante, au point qu'on tremble systématiquement pour elle à chaque fois qu'on sait qu'elle va se ridiculiser en public (l'effet est toujours prégnant même après cinq visites), et ça reste surtout une grande réussite de parvenir à nous faire effectivement pleurer par tout ce qu'elle suggère depuis l'intérieur, quand bien même les flots de mélodrame se font trop imposants et pourraient justement nous exaspérer sur le papier. Le reste de la distribution est également bon, sans que personne n'atteigne évidemment les sommets de la star: Anne Shirley incarne une jeune fille spontanée qui, pour son âge, n'est peut-être pas un rôle de composition quoiqu'elle reste crédible de bout en bout et fasse preuve d'une maturité bienvenue lorsqu'elle comprend certaines choses; John Boles, acteur pour le moins limité et cantonné aux rôles de riches partenaires sentimentaux, joue très bien de cette image avec Stephen, qui reste néanmoins un peu trop réservé pour permettre de bien comprendre pourquoi il tombe amoureux de Stella alors que celle-ci n'est pas du tout son genre à l'origine; et Barbara O'Neil est enfin délicieusement compréhensive, bien que le personnage agace par ses incurables vertus. J'ai plus de mal à juger de la performance d'Alan Hale: le personnage est si repoussant qu'il me serait impossible de l'approcher sans devoir me laver immédiatement si je le croisais en vrai, mais c'est plutôt courageux pour un acteur d'avoir incarné un rôle aussi atroce.

Quoi qu'il en soit, les fanfreluches et rebondissements un peu trop marqués exceptés, Stella Dallas reste pour moi un très bon film qui me fait vibrer à chaque visite. Sans être un film technique (environ 80% des plans se focalisent sur le visage de Barbara Stanwyck), on appréciera encore la pertinence des décors, dont on sent bien l'esprit "classe moyenne" pour l'appartement de Stella par opposition aux salons huppés de Mrs. Morrison; tandis que la musique d'Alfred Newman reprend un joli extrait de l'Ange des ténèbres pour mon plus grand plaisir. Parce que le scénario appuie trop certains aspects pour les rendre larmoyants, on voit mal comment dépasser un 7 parfaitement mérité, mais parce que la relation mère-fille est traitée avec élégance et que Barbara Stanwyck livre une performance dévastatrice, j'ai bien envie de monter jusqu'à 8. Après tout, si je regarde ce film régulièrement avec toujours le même plaisir et les mêmes tremblements, une bonne note me semble de rigueur.

2 commentaires:

  1. Je dois être dans la catégorie "cynique" : j'ai tendance à trouver les Women's Pictures" trop mélodramatiques, et d'ailleurs j'inclus dans le genre pas mal de films que tu dois beaucoup apprécier, dont ce film, et la quasi-totalité des films de Bette Davis (!)...
    C'est sans doute pour ça que j'admire autant la prestation de Barbara Stanwyck dans Stella Dallas : il fallait vraiment sa force émotionnelle pour réussir un exploit pareil (-> Oscar en 37 ! <-). C'est donc pour moi sa meilleure perf (même si ce n'est pas celle que je préfère, le personnage n'étant pas son plus intéressant et séduisant).
    Pour le reste je te rejoins sur quasiment tout, et en particulier sur la relation mère - fille, qui donne tout son intérêt au film. Par contre sur John Boles j'en serais resté à "acteur limité"... Heureusement que le film s'appelle "Stella Dallas" et non pas "Stephen Dallas" !
    La métamorphose de Barbara (Stella jeune - Stella "mure") est également un point clef, encore que j'ai du mal à dire si c'est un bon point ou pas (la différence est peut être trop nette à mon goût).
    En tout cas, dans le genre des "tearjerkers", c'est un classique.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne sais s'il est vraiment question de cynisme, mais il est vrai que j'ai une sensibilité plus féminine que la moyenne et que les tearjerkers sont dès lors beaucoup plus à mon goût que d'autres genres, comme, mettons, le film noir, pour évoquer un style que tu apprécies bien davantage par comparaison. Du coup, Bette Davis qui perd la vue ou se fait voler ses enfants par Miriam Hopkins et Mary Astor et ses amants par la première blonde insipide venue, c'est totalement pour moi! Mais je me demande à chaque fois dans quelle mesure la présence d'une actrice que j'idolâtre réussit à me faire aimer ces tearjerkers plus que de raison, car souvent, si l'on ne prend que l'histoire sur le papier, c'est exactement le genre d'intrigues qui m'exaspéreraient à lire.

      Autrement, je n'avais aucun doute pour ton Oscar 1937! Ayant d'autres occasions pour Barbara, je suis content de mettre l'année à profit pour Irene Dunne, que de mémoire tu aimes nettement moins que d'autres dans The Awful Truth. La revisite de Stella Dallas vient de m'ôter tout scrupule même si Barbara reste une exquise seconde cette année-là.

      Pour finir, mon commentaire plutôt positif sur John Boles devrait surtout s'entendre comme suit: ses évidentes limites sont bien utilisées dans le film car elles collent parfaitement à la personnalité somme toute assez chiante de Stephen Dallas, d'où l'impression que le rapport acteur/personnage fonctionne, bien qu'il n'y ait rien à tirer de cette performance: on ne comprend même pas pourquoi il épouse Stella, ou pourquoi il tente de renouer le contact avec elle au moment où il n'a d'yeux que pour Madame Parfaite!

      Supprimer