dimanche 24 juillet 2016

Three Strangers (1946)


1946, année des imitations? Après The Dark Corner calqué sur Laura et Katharine Hepburn prise en flagrant délit de fontainite aiguë, voici Three Strangers, le digne héritier du Faucon maltais. Il faut dire que les points de convergence sont légion, ce film de Jean Negulesco comportant le même casting que le grand œuvre de Huston, Peter Lorre et Sydney Greenstreet; Huston étant par ailleurs scénariste ici même, au point qu'on ne sera guère surpris de savoir que les crédits du générique défilent sur le motif d'une statuette des plus intrigantes... On notera au passage que Jean Negulesco a aimé travailler avec Geraldine Fitzgerald cette année là!

L'atout de cette tragi-comédie au croisement du film noir et de la parodie, c'est que l'introduction nous motive immédiatement pour entrer dans le vif du sujet. On suit tout d'abord Geraldine Fitzgerald arpentant les rues de Londres en manteau de fourrure, et la voir inviter sans gêne aucune un parfait inconnu dans son appartement intrigue d'entrée de jeu. Une fois dans ces lieux dominés par l'imposante statuette de Guanyin, la déesse chinoise qui jouera un rôle crucial par la suite, les touches d'humour ne manquent pas, depuis les mines déconfites de Peter Lorre et Sydney Greenstreet, visiblement peu ravis de leurs retrouvailles après leurs aventures maltaises, à la petite musique de série B qui appuie la drôlerie du moment, en passant par le décalage savoureux entre la situation embarrassante pour les deux hommes et le charisme inapproprié de Geraldine Fitzgerald qui enlève son manteau comme Gilda, en faisant bien remarquer qu'elle ne connaît aucun de ses invités! Ce point est essentiel car son but est précisément de faire un vœu à minuit à la déesse, souhait que seule la conjonction de trois personnes ne s'étant jamais rencontrées auparavant sera capable d'exaucer. Comme on s'en doute, les trois complices ne demandent qu'à s'enrichir...

Hélas, après cette ouverture passionnante, le film part dans trois directions totalement opposées pour suivre le destin de ces inconnus, mais aucune des trajectoires ne dépasse les fantasmes d'une ménagère en mal de polars du dimanche: Geraldine Fitzgerald se retrouve coincée dans une banale histoire de triangle amoureux, Peter Lorre dans une affaire de crime où se concentrent tous les clichés de gangsters jouant avec leur poignard, tandis que Sydney Greenstreet se retrouve à magouiller sur des questions d'argent dans l'espoir d'épouser une riche veuve à moitié folle qui parle à son mari fantôme... Bien que John Huston et Howard Koch aient tenté de placer leur scénario sous le signe de la parodie, aucun de ces multiples destins de série B n'arrive malheureusement à relancer le rythme, à l'exception peut-être de l'arc narratif de Geraldine Fitzgerald, qui contient un certain degré d'excitation à mesure qu'on découvre qu'elle est complètement givrée. Mais c'est à peu près tout. Dans les séquences de Sydney Greenstreet, la veuve luronne n'a pas assez de présence pour être le personnage croustillant qu'on était en droit d'attendre, tandis que les démêlés de Peter Lorre avec la justice m'ont laissé de marbre. Le comble, c'est que le film passe la moitié de son temps à prendre ces parcours individuellement, sans chercher à les connecter à l'élément perturbateur de l'introduction, de telle sorte qu'à peine amorcé, le projet tombe dans les eaux troubles de la Tamise, avant un retour triomphal au sujet un quart d'heure seulement avant la fin. Honnêtement, mieux vaut revoir Phone Call from a Stranger de Negulesco, pour suivre les parcours croisés de parfaits inconnus liés par un événement commun. En outre, la musique de série B accentue constamment l'ennui, et le temps qu'on parvienne à une conclusion attendue mais amusante, on s'est déjà totalement lassé du tout.

Ceci dit, Geraldine Fitzgerald est une excellente raison pour découvrir le film! En effet, si Peter Lorre et Sydney Greenstreet sont dans la pure caricature de ce qu'ils ont toujours fait, Geraldine brosse quant à elle un superbe portrait de folle furieuse psychopathe prenant plaisir à se dissimuler sous des dehors d'épouse modèle énamourée. Et c'est jouissif! Au départ, on s'étonne quelque peu du décalage entre son charisme de femme fatale et ses yeux grands ouverts de femme fidèle, le changement s'opérant en moins d'une minute entre le départ des inconnus et le retour inopiné de son mari, mais une fois qu'on comprend bien que Crystal Shackleford (encore un nom fantastique à la Brigid O'Shaughnessy) est complètement atteinte, tout fait sens! Ses yeux écarquillés devant son époux révèlent d'ores et déjà qu'elle sera prête à tout pour le conserver, sa façon d'élever la voix sans crier gare quand on lui tape sur les nerfs est saisissante, et on adore la voir montrer aux autres de quel bois elle peut se chauffer, même si en l'occurrence, le chauffage passe par de douloureuses brûlures d'épiderme via une cigarette! Certaines de ses répliques acquièrent une dimension terrifiante: "I was joking?!" (le regard menaçant qui va avec est énorme!), et d'autres phrases réussissent l'exploit d'être à la fois mauvaises comme le péché tout en soulignant les propres blessures secrètes de Crystal, comme lorsqu'elle jubile, mais d'un rire jaune, alors que Sydney Greenstreet lui apprend qu'il est ruiné. Quant à la confrontation avec sa rivale, ses sourires très marqués sont tout simplement géniaux, car cette façon ostensible de les accentuer permet à l'actrice de faire sortir ce triangle amoureux sans intérêt de la torpeur du reste du film. Bref, tout est constamment crédible, et l'on regrettera simplement que ce ne soit pas une surprise de la part de Geraldine, après sa délicieuse peinture de sœur incestueuse dans Uncle Harry un an plus tôt.

Concernant les seconds rôles, ils sont tous totalement insipides. On notera juste que Joan Lorring est moins pire que dans The Corn Is Green, mais vu le point de départ, ce n'est pas franchement un exploit... Autrement, la photographie d'Arthur Edeson prend soin de montrer les trois étrangers dans le même plan, avec le reflet de Lorre dans le miroir, tout en donnant une aura quasi religieuse à Geraldine Fitzgerald quand elle fait ses incantations à la déesse, histoire de bien contraster avec les vilaines névroses qu'elle dissimule habilement. Jean Negulesco met également en valeur la performance de l'actrice en filmant sa rivale de dos pour mieux lui permettre de dominer la scène, ce qui permet effectivement de donner un peu plus de substance au scénario bidon dans lequel les pauvres dames sont coincées. Par contre, les fondus en marées pour indiquer un changement de perspective sont agaçants, voire amateurs dans leur indéracinable esprit de série B.

Finalement, je ne suis pas mécontent que Miriam Hopkins n'ait pas obtenu le rôle, car ça n'aurait pas redoré son blason au plus bas du creux de sa vague. Mais Geraldine Fitzgerald est si jubilatoire en psychopathe qu'elle a réussi l'exploit de me faire tenir jusqu'au bout. Rien que pour ça, je monte la note à 5/10, en regrettant qu'on ne lui ait pas donné de meilleurs enjeux dramatiques à exploiter. Le film est trop bas de gamme pour songer à la nommer face à Joan Crawford, mais sa performance précise et détaillée est assez admirable pour être prise en considération malgré tout. Après tout, cette interprétation fonctionne très bien sur les deux tableaux: c'est tout à fait drôle pour bien coller au registre de la parodie, mais c'est aussi entièrement crédible dans les registres plus sombres du crime et des névroses psychologiques pour refléter l'esprit "noir" que l'ensemble cherche à atteindre.

10 commentaires:

  1. Oh, ça aurait été rigolo de voir Hopkins dans un tel rôle (et elle aurait eu plus d'espace que dans Gentleman after Dark) : un dernier leading role ! (je ne connaissais rien de ce projet, merci pour l'information) Mais ce que tu dis de Fitzgerald met en appétit. Encore une découverte possible pour moi, alors !

    L'AACF

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    1. A choisir, j'aurais préféré que Miriam obtienne son dernier premier rôle ici, plutôt que dans l'infâme Gentleman After Dark. Mais je ne voudrais me passer de Geraldine Fitzgerald pour rien au monde, sa performance est trop jouissive!

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  2. Ca y est vu, d'accord avec toi pour l'essentiel, les prémisses si remarquables (franchement, c'est presque aussi bien que Joan Crawford gémissant "David" dans la Possédée ou Ninon Sevilla errant les yeux écarquillés dans Rio dans Aventure à Rio)ça ne tient pas ses promesses. Mais, étant bon public, j'ai passé un moment plein de charme en compagnie de cette déesse chinoise et de la distribution, en particulier Fitzgerald que je verrai plutôt en second rôle, à la place de Donna Reed, pour ma part, mais je ne suis pas encore décidé ! A réfléchir, donc !

    Merci de m'avoir donné envie de voir le film, je n'ai pas regretté.

    L'AACF

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    1. Cool! J'hésite pour le placement de Fitzgerald: secondaire parce que le film est choral et passe trop de temps sur les deux autres histoires, ou lead parce que c'est elle qui lance l'action, qu'elle est première au générique et que la catégorie serait très faible pour monter jusqu'à cinq candidates sans son tour de force fun et terrifiant? Je ne saurais dire.

      Maintenant, aidez-moi à me remotiver pour finir l'inventaire 1946! Il ne me reste qu'une vingtaine de films et je bloque complètement, ce qui est bête après tout le chemin parcouru.

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  3. Tu peux me donner la liste des 20 films qui te restent ?

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    1. En priorité: La Belle et la Bête, Centennial Summer, Dragonwyck, Gilda, Great Expectations, Heartbeat, Humoresque, Let There Be Light, The Razor's Edge, A Scandal in Paris, Sister Kenny, The Strange Woman, The Stranger et Utamaro, rattachés à des noms importants, avec impasses malheureusement obligatoires sur The Big Sleep et The Killers que je n'ai vu qu'à la télévision jadis, et sur Never Say Goodbye, vu en ligne il y a des lustres.

      J'ai aussi repéré: Angel on My Shoulder, The Chase, Dressed to Kill, The Jolson Story, OSS, Shock, Terror by Night, Till the Clouds Roll By et Two Sisters from Boston mais l'envie n'y est pas du tout je dois dire. J'aimerais au moins découvrir OSS pour Geraldine et Jolson Story pour compléter ma collection d'acteurs officiellement nommés.

      J'ai également vu Song of the South et Whistle Stop mais je déteste et n'ai pas envie de m'embarrasser de ces films sachant que je ne les nommerai pas.

      J'aimerais découvrir dans le futur: Allemagne: Die Mörder sind unter uns. Chine: Ge you qian qiu, The Holy City. États-Unis: The Bride Wore Boots, Cloak and Dagger, Deception, Decoy, The Harvey Girls, Night in Paradise, Of Human Bondage, The Secret Heart, Temptation, The Well-Groomed Bride, Without Reservations. France: Adieu Chérie, L'affaire du collier de la reine, Au Petit Bonheur, La Bataille du rail, Partie de campagne. Italie: Paisà et Shoeshine. Japon: No Regrets for Our Youth. Royaume-Uni: The Captive Heart, I See a Dark Stranger, Piccadilly Incident, School for Secrets, Tehran, The Years Between. Russie: The Great Glinka. Tchécoslovaquie: Muži bez křídel.

      Moralité: il me reste une quinzaine de films "importants" à critiquer. Ce ne devrait pas être la mer à boire, mais comment retrouver l'envie qui m'animait le mois dernier?

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  4. PS : bon, ça y est, j'ai fait mon choix, moi j'ai pas mal de monde que j'aime en leading en 1946, donc j'en reste à un supporting (même si, à mon avis, s'il y avait eu campagne, ça aurait été en leading, pour les raisons que tu mentionnes). Elle remplace donc Donna Reed et pourrait même rempoter la mise à la place de Judith Anderson (que je vénère,faisant partie de ceux qui adore Le Journal d'une femme de chambre, mais qui gagne déjà pour Rebecca donc ...)

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    1. Pour moi, Geraldine remporte le second rôle 1945 pour Uncle Harry, et Judith Anderson celui de 1950 pour The Furies (je ne suis pas le plus grand fan de sa Mrs. Danvers, qui n'est que cinquième sur mon bulletin cette année-là). Ce n'est un secret pour personne, mais dans mon esprit, Myrna Loy dans Les Plus Belles Années, c'est l'évidence absolue en 1946.

      PS: Donna Reed ne fait rien de spécial à mes yeux dans La Vie est belle. Je la préfère dans Eternity.

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  5. J'aurais aimé la nommer quelque part et pas de place en 53. Et je trouve que la scène au téléphone est la plus érotique de l'histoire du cinéma, en gros. Enfin, une des plus érotiques. J'ai peut-être un problème, remarque.

    J'aime beaucoup des films comme Till the Clouds Roll By et Two Sisters from Boston, mais, clairement, je doute que ça te plaise ou que tu ailles vers une nomination. Tu peux faire l'impasse à mon avis.Idem peut-être pour The Harvey Girls. Ou Centennial Summer. Pas sûr que tu craques non plus pour l'Affaire du collier de la reine, que j'aime assez, pour ma part.

    J'adore Deception (on parle bien du même ? celui de Rapper), un de mes Davis favoris, mais ça n'est pas un très bon film. Le seul qui pourrait être nommé est Claude Rains, excellent, si tu as besoin d'un nom pour les meilleurs rôles secondaires masculins.

    Eleanor Parker est évidemment meilleure que Bette Davis dans Of Human Bondage, mais je continue de préférer à la fois le film de 1964, beaucoup plus authentique et l'interprétation de Kim Novak, très intéressante et originale.

    Mais Parker pourrait faire l'affaire pour une 5ème place, elle est vraiment impressionnante. Idem pour Kerr dans I See a dark stranger, excellente et très drôle. Un de ses meilleurs rôles. Tu connais mes autres options.

    Pour ceux qui sont en rayon, fais-toi plaisir non ? Tu n'as sans doute pas besoin de revoir certains films, même si tu es fan, ou alors ce qui peut être sympa c'est de les voir en compagnie (Humoresque, Dragonwyck, Scandal a Paris, The Strange Woman ... ça passe souvent bien auprès des gens, même ceux qui ne sont pas cinéphiles !)

    Courage, j'ai hâte de voir l'ultime classement, en tout cas !!!!

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    1. Je ne suis sûr de rien pour les seconds rôles de 1953, mais Donna reste une option. J'avoue que je m'en remettrais si elle ne figure à aucun moment dans mon palmarès.

      Pour les films musicaux, j'ai envie de faire l'impasse dessus, mais comme je joue avec la catégorie de la chanson originale, je dois tout de même m'y coller! Ce qui est enrageant, c'est que ma chanson préférée de l'année, "Adieu Chérie", est hélas dans un film introuvable pour le moment. En outre, après ses tours de force comiques entrevus cette année, j'ai bon espoir pour Darrieux, que j'adorerais nommer une fois pour une comédie, un registre qui me parle davantage que ses performances ophülsiennes.

      Sinon... Oh mon dieu tu as vu Eleanor Parker dans Of Human Bondage! J'ai beau toujours m'arranger pour dénicher des films rares, celui-là est systématiquement passé à travers les mailles de mon filet. J'en ai entendu parler en mal mais par de blogueurs qui m'inspirent peu, aussi replacé-je tous mes espoirs en Eleanor, pourtant pas à plaindre dans ma liste. Je note pour Kerr dont je n'attendais rien du tout dans ce film.

      Dans tous les cas, merci pour l'encouragement! Hélas, la seule personne qui accepterait de regarder de "vieux films" en ma compagnie n'est plus dans la même ville. Snif.

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