vendredi 22 juillet 2016

Le film qui voulut être Laura.


Etant libre pour le reste de l'été, me voilà décidé à prendre le taureau par les cornes afin de regarder tous les DVD qui patientent sur mes étagères depuis plusieurs années pour certains. The Dark Corner, ou L'Impasse tragique en français, vient ainsi de perdre son pucelage aujourd'hui même. On notera au passage que ce titre d'Henry Hathaway porte bien son nom: c'est un film noir typique des années 1940, et nombreux sont les jeux d'ombres qui donnent à l'ensemble cette coloration obscure qui lui sied bien.

Dommage, en revanche, que l'histoire n'ait pas su m'intéresser. Non que j'aie décroché en cours de visionnage: au contraire, The Dark Corner se suit plutôt bien tant on guette avec joie les multiples occasions de faire des captures d'écran, mais le fait est qu'aucun des personnages n'a réussi à capter mon attention. Il faut dire que le héros est crispant à mourir: Mark Stevens incarne en effet l'archétype du détective désabusé d'après-guerre, un alcoolo renfrogné avec la palette expressive d'Humphrey Bogart, aspect qui m'ennuie profondément dès le départ. Surtout, la mythologie hollywoodienne de l'époque présente le personnage comme très positif (emprisonné pour un crime qu'il n'a pas commis, il cherche sa revanche), alors qu'outre son penchant pour la bouteille, Bradford Galt est avant tout un homme violent qui cogne gratuitement pour obtenir des renseignements, et joue au gros macho de service dès qu'il tente de draguer sa secrétaire dévouée: "Allez, viens sur mes genoux, baby!" Hélas, si le personnage m'agace sur le papier, Mark Stevens se révèle si incapable de lui donner plus d'une dimension que le résultat à l'écran en devient soporifique au possible. Dès lors, on se surprend à s'intéresser bien davantage à l'autre versant de l'histoire, à savoir les séquences impliquant Clifton Webb. Égal à lui-même dans un rôle d'aristocrate hautain, celui-ci est coincé dans un drame bourgeois peu affriolant à la base (le sempiternel triangle amoureux avec épouse bien plus jeune attirée par un mec de son âge), mais ce sont pourtant ces dialogues suspicieux entre mari et femme qui m'ont le plus diverti. Dommage, là encore, que Clifton Webb soit incapable d'être autre chose que strictement snob, et que le scénario demande à la jolie Cathy Downs de s'évanouir après avoir fait la grimace comme pendant une indigestion!

Et Lucille Ball dans tout ça? Sans mentir, j'ai surtout regardé le film pour elle, toujours dans ma quête visant à trouver enfin des concurrentes à Joan Crawford pour les remises de prix de l'année. Mais si l'on appréciera de voir que la dame se tire avec panache de l'exercice périlleux du contre-emploi, elle n'en reste pas moins totalement secondaire, un comble, alors qu'on aurait vu en elle l'héroïne après l'introduction. Quoi qu'il en soit, Lucille pétille malgré une sobriété de bon aloi; c'est évidemment elle qui se charge d'apporter les petites touches d'humour dont le film avait besoin, notamment lorsqu'elle se désole de n'avoir pas été à la hauteur de Nick Charles dans sa poursuite d'un suspect, ou lorsqu'elle joue à materner son patron; aussi regrette-t-on de ne pas la voir davantage en scène. Disons qu'elle est le contrepoint idéal d'un héros agaçant, mais elle n'arrive pas pour autant à dynamiser cette enquête qui n'a pas su me passionner dès les premières minutes. D'où ma préférence aux séquences Webb, par défaut.

La raison de cette préférence tient cependant à un deuxième facteur: s'il est une chose qu'on ne peut absolument pas reprocher à Clifton Webb, c'est son bon goût en matière de mobilier. C'est donc sans surprise que le film s'orne d'une panoplie de beaux décors, entre chinoiseries et marqueteries françaises bien agencées, avec comme point culminant le musée attenant aux appartements privés, où chaque tableau est à ravir en noir et blanc. Un bémol tout de même: l'ignoble chambre à coucher de l'épouse, un sommet de kitsch où le lit à dorures le dispute aux alcôves à rideaux, soit autant d'éléments chargés qui, tel le lierre, étouffent les boiseries murales au lieu de les mettre en valeur. Par bonheur, Joseph MacDonald (Pinky, Bigger Than Life) étant aux commandes de la photographie, l'objectif a l'audace de se rapprocher au plus vite de la coiffeuse aux trois miroirs, afin d'épaissir le dialogue à travers un savant jeu d'angles qui évite de trop montrer la laideur de la pièce. C'est là tout le prodige du film: la photographie en est l'atout principal, et ça définit merveilleusement bien l'atmosphère tout en étant très agréable pour les yeux. Le noir et blanc est effectivement contrasté de façon magnifique; les couleurs ont toutes deux quelque chose de nocif, qu'on pense à l'inspecteur tout de noir vêtu montant inquiéter le héros dans des escaliers, ou à William Bendix dont le costume blanc menace dangereusement l'obscurité dans laquelle aimeraient se blottir certains personnages; et plusieurs séquences sont ainsi de véritables morceaux de bravoure, depuis le spectre de l'alcoolisme qui se mesure au héros dans un jeu d'ombres chinoises, au baiser des amants coupables qui se découpe sur un carrelage blanc, en passant par le zoom sur une grille pour mieux voir un homme pénétrer dans un antre maudit à travers des motifs géométriques.

Dès lors, à défaut d'être porté par une histoire captivante, The Dark Corner réussit tout de même à poser une ambiance envoûtante et menaçante à la fois, ambiance capable de définir l'aspect "noir" du film tout en lui donnant une touche aristocratique fort séduisante à travers les beaux arts de Clifton Webb. Par cet aspect très prononcé, The Dark Corner ne lorgnerait-il pas un peu trop vers Laura?  Il est vrai qu'avec le même quota de millionnaires snobs interchangeables, le même acteur dans des rôles similaires, le même décorateur aux commandes (Leland Fuller), et le motif pas franchement subtil du tableau de femme fatale brune hautement convoitée, impossible de délaisser la comparaison, la copie est trop ostensible. Ceci dit, n'étant pas un fervent admirateur du film de Preminger, j'ai exactement le même ressenti devant les deux films: l'histoire me laisse de glace, mais je fonds totalement pour les décors et la photographie.

Serais-je donc passé à côté de quelque chose? Si j'en crois la jaquette de mon DVD, Télérama affirme que "L'Impasse tragique reflète le malaise de l'époque d'après-guerre: personnage aliéné, angoisse existentielle, obsession du passé, monde envahi par l'obscurité." Effectivement, en remettant le film dans son contexte, ça prend davantage d'épaisseur. Hélas, l'histoire me laisse froid, et je suis las de ces héros désabusés tous calqués les uns sur les autres. Avec néanmoins de belles qualités techniques à son actif, The Dark Corner vaut bien un bon 6/10, les images ont assez de séduction pour ne pas faire regretter le visionnage!

2 commentaires:

  1. Je n'ai aucun souvenir du film (même pas une idée vague du scénario !) mais Sylvia/L'Enquête est une bonne imitation de Laura avec une belle interprétation de Carroll Baker, je trouve.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Du coup il me faut absolument trouver Sylvia! Il y a une place à prendre en 1965 et Carroll Baker est toujours la bienvenue.

      Supprimer