samedi 29 octobre 2016

Saint-Cyr (2000)


Ce weekend, je tenterai de parler des films français découverts récemment en prévision d'un article sur les actrices de notre pays qui recevront une précieuse nomination aux Orfeoscars. Je continue ainsi sur ma lancée en compagnie d'Isabelle Huppert, avec, pour changer un peu, un film qui n'est pas de Claude Chabrol. Saint-Cyr a d'ailleurs une touche féminine, puisque c'est une œuvre de Patricia Mazuy, qui semble avoir peu tourné, et qui parle d'un environnement presque exclusivement féminin : celui des jeunes pensionnaires nobles mais pauvres recueillies par la marquise de Maintenon, épouse secrète de Louis XIV, au sein d'une fondation dont la vocation vira de bord sous la pression de forces politiques et religieuses dépassant le seul pouvoir de cette reine de l'ombre. En toute honnêteté, devant la réputation modique du film et son sujet a priori trop religieux à mon goût, je m'attendais à quelque chose de froid et d'ennuyeux. Surprise : ce n'est pas du tout le cas !

En effet, Saint-Cyr est une histoire captivante qui montre comment l'emprise religieuse sur la société du XVIIe siècle va changer dramatiquement le parcours de femmes talentueuses et ouvertes d'esprit, qui avaient tout pour réussir à leur entrée dans l'école. Le discours de bienvenue de la marquise donne d'ailleurs le ton : elle veut "de l'esprit, de l'éducation, une grande liberté dans les conversations", bref, autant de choses éloignées de "toutes les petitesses du couvent" afin de rendre les jeunes filles "aptes à affronter le monde et devenir maîtresses du chemin de leur vie". Ce programme alléchant pousse le degré de féminisme à son paroxysme avec l'arrivée de l'enseignante d'histoire, qui n'aime rien tant que faire jouer des métiers alors exclusivement masculins aux pensionnaires, et les imagine déjà futures magistrates ou chirurgiennes. Pour ma part, j'ai vraiment suivi ce premier acte avec intérêt : j'ai adoré ma scolarité, j'ai toujours été constamment curieux d'apprendre, aussi fut-ce un réel plaisir que d'observer des jeunes personnes ayant vécu voilà plus de trois cents ans être formées de manière aussi moderne. Tout ceci passionne d'autant plus qu'on prend bien la mesure du rayonnement exceptionnel de la fondation, au gré des visites du roi, alors que toutes les autres filles du royaume n'avaient droit qu'à une instruction strictement religieuse. Ce premier acte présente en outre plein de rebondissements qui retiennent l'intérêt, entre l'amitié naissante des deux jeunes filles les plus brillantes de l'école, la complicité que la marquise noue avec ses élèves, au sein d'un havre de paix qu'elle quitte toujours à regret pour revenir s'ennuyer dans le lit royal ; ou encore les péripéties aussi drôles que pathétiques de l'abbesse, qui fait l'âne devant ses pupilles et se pique de littérature historique, mais qui est au fond constamment raillée par la marquise, celle-ci trouvant son style ridicule et ses sujets trop scabreux.

La transition entre les deux actes est excellente, parce qu'elle se passe de tout effet superflu. Il s'agit simplement d'une représentation de l'Esther de Racine par les pensionnaires, devant la cour. Elles récitent leur texte comme elle l'ont toujours fait, avec pour seuls ornements les costumes colorés cousus pour l'occasion, mais le drame est en réalité filmé sur le visage de la marquise. En effet, alors que le texte vante les vertus chrétiennes au détriment du paganisme antique, les gestes d'amour esquissés par les comédiennes travesties ne manquent pas de faire fourcher les langues vipérines de la cour, qui ne pensent qu'à se repaître du triomphe de la chair fraîche quand la marquise ne voyait là qu'innocence. On observe alors le visage d'Isabelle Hupert se fermer de plus en plus, sa faveur éclatante laissant peu à peu la place au désarroi, à mesure que ses propres démons reviennent la hanter : elle n'est pas une dévote, mais elle craint le Diable, et c'est alors que toutes les manigances dont elle usa jadis pour se hisser sur les plus hautes marches du trône lui reviennent en mémoire. Pensant plus à son propre salut qu'à l'avenir de jeunes esprits qu'elle avait enivrés de belles paroles et de brillantes perspectives d'avenir, elle décide de jeter tout le travail fourni jusqu'alors aux orties afin de transformer Saint-Cyr en un couvent des plus communs. Le prêtre à qui elle se confesse n'est d'ailleurs pas dupe de ses manigances, et comprend bien qu'elle agit plus pour elle-même que pour celles dont elle avait la charge, mais le mal est fait : les jolies teintes claires ou colorées du premier acte deviennent de plus en plus obscures, la fièvre des marais se met à décimer les élèves, les enseignantes prennent le voile, et une armée de bénédictins aux allures d'inquisiteurs se charge désormais de l'enseignement, un enseignement extrémiste et rétrograde qui brouille tous les repères des adolescentes.

Cette seconde partie captive autant que la première, car l'amitié des deux héroïnes se fissure à mesure qu'on durcit leur formation, et chacune prend alors un chemin opposé : l'une celui de la soumission, l'autre celui de la rébellion. Il est d'ailleurs intéressant de noter que ce n'est pas la plus brillante et talentueuse des deux qui est la plus à même de comprendre les changements qui s'opèrent dans leurs esprits. Les sentiments de la marquise se précisent aussi à leur égard, au gré des changements de discipline. Ainsi, alors qu'elle voulait forger la brillante Lucie à son image en lui donnant toujours le premier rôle au sein de l'école, elle fait sciemment le choix de l'enfoncer dans ses doutes afin de la transformer en une bigote de la pire espèce, pour mieux racheter ses propres fautes en offrant cette âme à Dieu, et non plus à l'éclat de l'esprit et de la richesse intellectuelle. On comprend également mieux son ressentiment à l'égard de l'autre jeune fille, Anne, une élève somme toute brillante quand on y pense, car toujours vive, convaincante dans les jeux de métiers ou dans les rôles de méchants païens des pièces de Racine, et en avance sur son temps car ne craignant jamais de mettre le doigt sur le désir sexuel qui s'annonce ; mais toujours présentée par la marquise comme médiocre, car moins scolaire et, en un mot, nettement moins maniable que son amie. En réalité, la véritable lumière de Saint-Cyr était bien Anne, chose que la marquise refuse d'admettre car elle lui ressemble en fait comme deux gouttes d'eau : c'est Anne qui a le plus de personnalité, c'est elle qui a l'esprit le plus ouvert, et c'est encore elle qui, si l'établissement n'avait pas changé aussi radicalement de vocation, aurait eu toutes les chances de se hisser au sommet de la société au sortir de l'école. L'emprise de Madame de Maintenon sur ses élèves prend vraiment un tour de plus en plus malsain dans cette seconde partie, car non seulement elle préfère détruire sa propre création parce qu'elle se voit vieillir et pense à l'au-delà, mais il est aussi indéniable qu'elle tente par-là même de couper l'herbe sous le pied d'une jeune fille qui lui rappelle trop ce qu'elle a été, alors qu'elle veut prétendre être tout autre chose à présent qu'elle est au sommet.

Ainsi, le scénario est pour moi très riche, car ça réussit aussi bien à montrer, d'un point de vue général, l'emprise de la religion sur toute autre forme de pensée, et d'un point de vue plus particulier, les conséquences de cette emprise sur trois parcours complexes. Quand on y pense, bien que la marquise soit la première à creuser la tombe de Saint-Cyr, elle est aussi une victime des préjugés de son temps : les médisances de la cour et la peur du Diable sont autant de facteurs qui la poussent à saper le projet de ses rêves. Le film est cependant plus fin que la seule notion de religion négative opposée au libre arbitre positif, puisqu'on y esquisse également les dangers du projet novateur de Madame de Maintenon : les filles ne manquent pas de s'identifier à elle ("nous sentons bon comme Madame"), et la tête leur tourne effectivement à recevoir Racine ou Louis XIV comme si elle tenaient salon dans le Marais, ce qui ajoute sans doute encore aux réticences de la marquise, qui reste parfaitement sincère lorsqu'elle veut les empêcher de se transformer en courtisanes. Mais tout est toujours ambigu : la sincérité a ses limites, elle craint constamment une potentielle rivalité avec sa pupille trop fougueuse, et ses sentiments envers sa protégée la plus chère ne sont pas toujours très clairs. Elle cherche en partie à la détruire, mais elle ne veut pas la perdre non plus. C'est particulier. Isabelle Huppert souligne en tout cas très bien cette ambiguïté, de même que la réalisatrice, qui n'a pas peur d'offrir l'image saisissante de la grande dame roulant son visage sur le dos ensanglanté de la fille qui vient de se flageller, le plaisir aux lèvres comme si le contact charnel lui causait autant d'extase que la pensée de se laver de ses péchés anciens à travers la vierge pure qu'elle a pris sous son aile. Lorsque l'autre élève la surprend et décide de la menacer alors que la marquise prend un bain purificateur après ses ablutions sanglantes, ce combat où l'eau mouille les chemises de nuit dans une salle où toutes les baignoires ressemblent à des tombeaux prend une indéniable tournure érotique. Cette dimension n'est jamais appuyée, mais au contraire soulignée assez finement par la réalisatrice, qui laisse entendre les choses sans forcer le spectateur à mettre le nez dedans.

Quoi qu'il en soit, ces rapports de force entre femmes sous l'emprise de la religion et d'ambitions trop dévorantes offrent trois rôles en or aux actrices principales. Isabelle Huppert est sans surprise excellente dans la quasi totalité du film, en usant d'un jeu très huppertien qui la voit passer de la domination éclatante et positive du premier acte aux fêlures et névroses du second, avec une transition très expressive mais jamais lourde lors de la représentation d'Esther. Et bien que perdant pied et se laissant progressivement dominer par ses démons, son passé et son indéracinable ambition, la marquise sait toujours rebondir pour rester la maîtresse des lieux, même la récalcitrante Anne n'étant pas de force. Bref, le portrait est remarquable, et la dimension physique perce admirablement bien à travers cette galaxie d'émotions complexes, entre le dégoût que lui inspirent les attouchements trop récurrents du roi, et la libération qu'elle éprouve à laver le sang d'une innocente comme une Marie-Madeleine illuminée. Le seul reproche qu'il me faudra faire à l'actrice, c'est cet échange de regards avec Anne dans la dernière grande séquence, où elle lève trop ostensiblement les yeux vers la caméra pour bien montrer qu'elle sait pleurer : la ficelle est trop grosse. Mais autrement, c'est excellent. Madame de Maintenon n'inspire pourtant pas l'empathie comme pouvaient le faire la postière de La Cérémonie, ou la chocolatière rigolote de la même année, d'où un sentiment de froideur qui ne séduit pas tout à fait pendant le visionnage, mais quand on y pense, cette performance est si bien détaillée que je ne vois rien à redire. De leur côté, les jeunes filles sont à la fois très bien dirigées et très prometteuses : Nina Meurisse fait très bien l'élève spontanée dans l'innocence, tandis que Morgane Moré a beaucoup de caractère et se paye même le luxe d'être absolument crédible dans sa diction. Leurs doubles enfantins sont également convaincantes malgré leur très jeune âge, de quoi prouver que la réalisatrice est probablement une très bonne directrice d'acteurs, mais dommage que beaucoup de figurantes soient hélas atrocement scolaires dans leur façon de réciter leurs répliques : celle qu'on marie de force est notamment désastreuse.

En revanche, je n'ai pas grand chose à dire sur les seconds rôles : Jean-Pierre Kalfon manque de charisme en Louis XIV et sa façon mécanique d'ordonner à son épouse de le satisfaire sur un chemin boueux n'est pas des plus heureuses. Simon Reggiani est quant à lui très excessif dans le rôle de l'abbé extrémiste bien que ce soit toujours convaincant, le personnage demandant précisément de l'excès, et Jean-François Balmer joue un bon Racine, toujours un peu exaspéré de se voir dicter des ordres par une marquise ambitieuse. Chez les dames, Anne Marev est comme je le disais à la fois amusante et pathétique en abbesse qui fait l'âne, puis qui comprend un peu tard que la marquise la méprise plus qu'autre chose depuis le début (son regard lors de la désastreuse représentation de sa pièce en dit long). Parmi les enseignantes, Madame de la Maisonfort disparaît trop tôt pour qu'on puisse s'attacher à elle, mais j'apprécie la religieuse qui reste complice avec Anne même après sa prise de voile, et qui se révèle bien plus tolérante que tous les prêtres réunis. En parlant des religieux, le moine confesseur est extrêmement mauvais à répéter à l'envi "Faites pénitence !" comme le professeur fou dans L'Étoile mystérieuse ! Il y a aussi une Flamande qui pleurniche et Jérémie Renier en amoureux transi, mais ce ne sont pas les interprétations les plus réussies de la distribution.

On finira en concluant sur la beauté visuelle de l'ensemble. Car autant les films de Claude Chabrol dont je viens de parler ressemblaient quasiment à des téléfilms sur la forme, autant Saint-Cyr reste un très bel objet de cinéma, avec une photographie magnifique de Thomas Mauch, capable de transformer l'atmosphère de l'abbaye entre la relative chaleur du premier acte et l'austérité plus prononcée de la seconde partie, et ce sans qu'aucun changement de décor ne soit perceptible. J'aime aussi sa façon de filmer la prise de voile derrière des grilles pour créer une distance entre ce que Saint-Cyr fut et ce que Saint-Cyr sera. Quant aux routes de campagne, le photographe leur donne un aspect solennel qui m'a totalement absorbé dans le film dès le premier plan. Autrement, les costumes sont jolis, autant que peuvent l'être des uniformes de jeunes filles dans une fondation religieuse, avec ces petits rubans qui changent de couleur quand les élèves changent de classe. L’œil préférera sans doute le chatoiement des costumes de scène, mais tout est vraiment beau et tout semble réaliste. Enfin, la cerise sur le gâteau reste probablement la musique de John Cale, que je n'arrive à trouver nulle part (snif) mais qui est si unique en son genre qu'elle illustre à merveille les conflits d'ambitions qui règnent à Saint-Cyr : c'est à la fois grave comme le voudraient les religieux, et à la fois moderne et indéfinissable à l'image du projet novateur d'une marquise trop en avance sur son temps.

En somme, Saint-Cyr reste une énorme surprise que je n'avais vraiment pas vue venir, alors que je m'attendais totalement à m'ennuyer avant de poser les yeux dessus. Le comble : la réalisatrice crut apparemment qu'on lui proposait de faire un film sur l'école militaire de Saint-Cyr dans un premier temps, d'où son idée de garder une dimension militaire pour faire de son œuvre un "Full Metal Jacket en jupons". Je n'ai pas perçu cette dimension en la regardant, mais ça fait totalement sens. Dans tous les cas, je suis conquis. Puisque le seul défaut reste la diction trop scolaire de quelques figurantes collégiennes, je ne vois rien qui m'empêche de monter jusqu'à 9/10 et de classer Saint-Cyr dans mon top 2 de l'année, à égalité avec In the Mood for Love !

2 commentaires:

  1. J'adore Saint-Cyr. Il est non seulement dans mon top de l'année, mais aussi dans mon top de la décennie et même dans mon top 100 tout court (ce qui fait que Huppert y est présente trois fois avec 5 fois avec 8 femmes et ... Merci pour le chocolat.) Et, effectivement, quelque chose qui m'a absolument fasciné depuis le premier jour (avec le patois des petites filles au début) c'est la BO puissante et entêtante. Je partais un peu conquis d'avance, vu le sujet, la distribution et la période, mais dès les premières images et les premières mesures, je suis resté captivé.
    En revanche, si tu veux voir le plus mauvais film se déroulant sous le règne de Louis XIV, je peux te conseiller Marquise avec Sophie Marceau, que j'ai vu en espérant soit un film camp, soit un film divertissant moins épouvantable que sa réputation et qui s'est révélé non seulement tellement mal joué qu'il en devenait hilarant (quand même) mais en plus franchement insupportable (mais vraiment : j'ai un sentiment rare de pénibilité au cinéma, moi qui suis bon public).

    Bon et la fin du mois est arrivé ! Je vais préparer une liste de mes propres nominations d'actrices pour des films non américains que je posterai en commentaire quand tu donneras la tienne !

    L'AACF

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    1. Tu me donnes presque envie de voir Marquise! Sophie Marceau a un tel don pour le mauvais jeu que je suis littéralement ébloui par sa "performance" dans le James Bond. Du coup, si elle réitère l'exploit chez Louis XIV...

      Mais content de voir que je ne suis pas le seul à aimer Saint-Cyr. Où que je me tourne, je le vois plutôt mal noté, alors que c'est à mes yeux un chef-d’œuvre. Ça pourrait parfaitement rentrer dans mon top 100, mais la concurrence devient tellement rude maintenant que je n'ai aucune idée d'où ça pourrait se classer. La BO est effectivement fascinante, dommage que le disque ne soit plus édité dans le commerce.

      Et je sais! La fin du mois est arrivée! Je voulais poster encore quelques critiques mais j'ai franchement la flemme de parler de choses comme César ou Rosalie. Les deux semaines qui arrivent seront très chargées pour moi mais je trouverai bien le temps de poster l'inventaire, peut-être vendredi dans le meilleur des cas. Hâte d'avoir ta liste!

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