mardi 2 août 2016

Devotion (1946)


Dans la série des imitations de 1946, voici Devotion, un biopic des sœurs Brontë où la Warner est prise en flagrant délit de copier la MGM avec son village anglais tout droit sorti de Random Harvest, et son bal en robes blanches calqué sur Pride and Prejudice et consorts. Sans parler de la lande, vestige des Hauts de Hurlevent de Wyler. Hélas, cette Vie passionnée des sœurs Brontë, comme le rappelle subtilement la traduction française, n'a de passion que le nom: ici, point d'Heathcliff ombrageux et tourmenté, de Cathy courant sauvagement dans la bruyère ou de Jane Eyre troublée par de mystérieux bruits dans un château gothique. Non, Devotion n'offre rien de tout ça! Mais à la place, nous sommes ravis d'avoir droit aux sentiments tumultueux d'Emily (Ida Lupino) pour... un vicaire, et aux démêlés hormonaux de Charlotte (Olivia de Havilland) pour... un directeur de pensionnat, avant que les deux auteurs se retrouvent noyées dans un soap opera de la pire espèce quand l'une des deux se met en tête de piquer le soupirant de l'autre! Quel dommage que Joan Fontaine ne fût pas sous contrat à la Warner, c'eût été tellement drôle! On notera en tout cas que le film fut achevé en 1943, mais que suite au fameux procès intenté par Olivia de Havilland à son studio, la sortie en salle fut repoussée de trois ans, conduisant les pontes à se venger en reléguant le nom de la star à la troisième place seulement du générique. Bref, l'historique du film est au moins trois fois plus palpitant que le scénario, mais n'y a-t-il que du négatif dans tout ça?

Non, bien sûr. Etant sensible aux esthétiques de studios de ces années-là, les rues du village avec lanternes et colombages font toujours leur petit effet; les promenades dans la lande désolée, ornée de quelques arbres, parviennent à me tenter malgré l'aspect miteux des rochers; les figurines de la foire ou les jardins belges participent également de la réussite de la décoration; et la photographie d'Ernest Haller capte de bien charmantes images, tel ce plan où la fratrie, occupée à ses lectures en plein air, se retrouve cernée par le tableau de Branwell et le gros chien velu qui est toujours de la partie. Même les costumes sont plutôt jolis, en particulier les robes du bal, de telle sorte qu'il y a pas mal de belles choses à apprécier devant Devotion. Autrement, l'idée de Curtis Bernhardt, le réalisateur, de filmer Ida Lupino en gros plans permet d'accentuer les multiples déceptions d'Emily, et la mise en espace est parfois bien trouvée, comme lorsque Emily surprend justement un jeu de regards entre Charlotte et Monsieur Heger dans la succession des salles de classe de Bruxelles. Hélas, c'est à peu près tout ce qui parvient à donner du dynamisme à l'ensemble.

Car en dehors d'une forme plus que respectable, Devotion perd tout intérêt à cause de son histoire insipide. Premier écueil: au lieu de parler réellement de littérature, le scénario préfère se focaliser sur des romances en carton qui n'auraient même pas eu lieu en vrai. Sans mentir, on doit voir Emily, plume en main, une seule fois pendant tout le film, et il faut attendre les vingt dernières minutes pour observer Charlotte, qui n'a jamais rien écrit jusqu'à présent selon la caméra, se battre pour publier Jane Eyre et Hurlevent à Londres. Pour le reste, on a seulement droit à Emily contant fleurette au nouveau vicaire dans sa chère lande, et à Charlotte faisant sa mijaurée avec tous les hommes mous qu'elle rencontre et qui l'excitent comme une collégienne. Même les dialogues entre sœurs dans la chambre à coucher ressemblent plus à des sessions MSN qu'aux joutes littéraires qu'on était en droit d'attendre: je pense à Adjani dans une adaptation plus récente, où les sœurs dialoguaient sur la métaphore des arbustes, au lieu de bouder parce qu'unetelle a refusé un service ou de s'extasier sur les accessoires de l'autre en s'habillant! Bref, même si la vie des auteurs fut loin d'être aussi palpitante que celle de leurs héroïnes, on aurait quand même souhaité les entendre réellement parler vers ou prose à un moment donné! Certes, Emily doit réciter quelques lignes de façon inspirée pendant vingt secondes, mais ça ne suffit pas. A en croire les scénaristes, la fratrie serait plus célèbre pour sa capacité à commenter des colifichets que pour ses talents artistiques... 

Deuxième écueil: l'histoire est complètement linéaire. On nous ennuie donc pendant trois quarts d'heure avec le vicaire insipide que Charlotte veut piquer à Emily, et puis? Il est temps d'aller à Bruxelles, alors changement radical d'histoire, et c'est reparti pour un tour où Charlotte se met à fantasmer sur son directeur. Et puis? Branwell se meurt, alors retour en catastrophe à Haworth où l'on reprend seulement la suite des vigoureuses aventures vicariales. A la décharge des scénaristes, on reconnaîtra que la coupure bruxelloise se rattache momentanément à la trame principale, quand Charlotte confie à Emily que le vicaire l'avait embrassée avant de partir, mais ça ne permet pas de redorer le blason de cette intrigue indigne des auteurs dont on parle. Par ailleurs, une fois qu'on ne sait plus quoi raconter sur la vie passionnée de cette paroisse brumeuse, c'est là qu'on se souvient de ce pourquoi les sœurs sont connues dans le monde entier, et qu'on abandonne toute histoire d'amour pour suivre les péripéties de Charlotte à Londres. On ne voit donc plus Emily pendant vingt minutes, si bien que sa mort concluant le film semble sortir de n'importe où. Sans compter que la fin abrupte et inutilement larmoyante, illustrée par les fantasmes de la mourante qui se voit en ombre blanche emportée par un chevalier fantôme, sont plus ridicules qu'autre chose après les niaiseries paroissiales exposées auparavant.

Pour couronner le tout, l'interprétation n'est pas à même de donner la passion faisant cruellement défaut à l'histoire. En effet, Nancy Coleman n'a droit qu'à deux scènes pour incarner Anne, l'une où elle enchaîne les expressions niaises devant son frère qui la jette à l'eau mais à qui elle offre quand même de ramasser son chevalet alors qu'il s'en va comme un mufle, et l'autre où elle tempère une dispute entre ses aînées, mais autant dire que son retentissement dans le film est inexistant. Arthur Kennedy surjoue quant à lui l'emportement de Branwell sans lui donner de dimensions particulières, Sydney Greenstreet, Montagu Love et May Whitty se contentent pour leur part d'être eux-mêmes, et franchement, Paul Henreid est épuisant de mollesse dans le rôle de l'irrésistible vicaire. On notera d'ailleurs que la Warner avait de gros problèmes dans sa conception des partenaires romantiques pour ses actrices de premier plan. Parce qu'entre Paul Henreid rendant folles de désir Bette Davis, Olivia de Havilland ou Ida Lupino, et George Brent faisant trembler de sueur Bette Davis (encore elle!) ou Barbara Stanwyck, c'est un peu embarrassant. A défaut de charisme foudroyant, la MGM avait Robert Taylor, qui avait au moins le mérite d'être agréable pour les yeux! Autrement, Olivia de Havilland passe totalement à côté du rôle: elle n'arrive jamais à choisir si elle veut faire de Charlotte une arrogante briseuse de ménage, et ce uniquement quand elle apprend de qui est amoureuse Emily, ou si elle veut en faire une petite chose trop mignonne qui fait des grimaces de cruche avec un bonnet de nuit sur la tête, ou qui regarde le premier bellâtre venu comme une lycéenne énamourée. C'est surtout pour ça que la fin est aussi aberrante, car comment peut-on croire à cet échange larmoyant sur l'amour fraternel alors que Charlotte prenait plaisir à conter à sa sœur son aventure avec le vicaire? En outre, à toujours faire sa mijaurée qui se plaint qu'on l'embrasse bien qu'elle ne demande que ça, Olivia échoue à donner quelque charme que ce soit à son héroïne. Son capital sympathie a probablement dû s'évaporer avec ses talents littéraires...

Reste donc Ida Lupino, seule lumière du casting, qui non contente de faire une entrée en scène fracassante dans l'histoire parvient à éclipser, sans chercher à leur voler la vedette, tous ses partenaires avec son visage calme et sa voix posée. Tous les plans fixes sur ses traits suggèrent l'inquiétude ou la déception sous la sérénité de façade que s'impose Emily, le charisme de l'actrice colle bien à la fougue de la plus vivace des sœurs, et surtout, Ida est la seule à vraiment suggérer sa vocation pour l'écriture, notamment à travers sa façon de s'exalter en apercevant le décor des futurs Hauts de Hurlevent dans la lande. De surcroît, même lorsqu'elle se met en colère, Ida reste parfaitement maîtresse d'elle-même, de telle sorte qu'elle ne tombe jamais dans le travers du sur-jeu, pas comme Olivia qui bouge lèvres et sourcils avec la même frénésie dès qu'elle tente d'exprimer un sentiment. A la fin, on n'aura qu'un regret concernant Ida: le fait qu'elle soit coincée dans une romance insipide qui aboutit à une scène de mort ridicule. A cause de ça, on ne saurait trouver son interprétation brillante, mais vu tout ce qu'elle apporte face à tous ses partenaires réunis, les félicitations restent de mise.

Moralité: si la Warner a mis aussi longtemps pour sortir le film, c'est peut-être moins à cause du conflit avec Olivia de Havilland qu'à cause du produit fini! Sinon, pourrait-on envisager de remplacer Olivia par Ida dans mon top 25? 5-.

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