samedi 20 août 2016

Lucia di Lammermoor (1946)


Ce soir, interlude musical avec un registre particulier: l'opéra cinématographique. Le célébrissime opéra de Gaetano Donizetti a donc été adapté pour le grand écran par Piero Ballerini, avec Nelly Corradi dans le rôle-titre. Si la dame fut avant tout une cantatrice, ses quelques crédits de cinéma montrent qu'elle devait se cantonner après coup à ces opéras filmés, puisqu'elle enchaîna avec L'élixir d'amour, Le Barbier de Séville, La traviata, Faust ou encore La Force du destin. Que penser de tout cela?

Etant spécialisé dans le baroque, je ne suis pas le plus grand connaisseur de Donizetti, mais Lucia est à la base une œuvre qui me plaît beaucoup: tous les airs ont quelque chose de mémorable, ou tout du moins de très divertissant, ce qui n'est pas le cas de tous les opéras, où pour quelques morceaux de bravoure on a souvent droit à des musiques intermédiaires pas toujours inspirées, voire rébarbatives lorsque les compositeurs reprennent leurs refrains les plus fastes. Lucia compte évidemment ses arias d'anthologie tels le duo final du premier acte entre l'héroïne et son soupirant Edgardo, le légendaire sextuor du second acte, puis l'incomparable scène de la folie, qui me touche moins que les deux autres malgré une écriture virtuose. Mais comme je le disais, tous les autres airs me plaisent. On n'en dira pas tant du livret de Salvadore Cammarano, adapté d'un roman de Walter Scott: Lucia ne peut s'empêcher de tomber dans les pires travers des histoires d'opéra, avec ces héros qui décident de mourir à la moindre embûche sur leur chemin, au lieu de réagir normalement à une situation donnée. Mais après tout, les opéras brillent rarement par leurs intrigues, la musique étant ce qui compte en priorité. Cette adaptation pour les écrans de 1946 réussit-elle à conserver la magie de Donizetti?

Dans l'ensemble non, mais l'expérience a tout de même ses qualités. En fait, le cinéma ouvre le champ des possibles en parvenant à illustrer l'action pendant la narration. Le film fait donc la part belle à des superpositions d'images tandis que les chanteurs content leur destinée tragique, à l'instar de la mort drapée qui revient hanter ciels et fontaines pour annoncer le dénouement. Tout cela est fort innovant, mais on perd totalement la magie du métier même de chanteur lyrique. Par exemple, la scène de la folie, la scène à ne surtout pas rater quand on s'en prend à Lucia di Lammermoor, ne trouve rien de mieux à faire que de dissimuler la cantatrice sous des images de harpes, ce qui empêche totalement de se focaliser sur le personnage ou sur la technique de l'interprète. Avant ça, le premier acte préfère montrer des fontaines pendant la moitié des airs de Lucia, y compris sur les passages les plus virtuoses, quand le tempo s'accélère à mesure qu'on doit monter dans l'aigu, de quoi rendre cette adaptation bien vaine.

L'autre problème, c'est la synchronisation assez catastrophique du son et de l'image. Au départ, les scories, encore minimes, donnent encore envie d'être indulgent bien qu'on s'étonne déjà que les mouvements des lèvres ne correspondent pas toujours au son recherché, mais le ratage total de la folie est ahurissant. L'autre moment attendu, le sextuor du second acte, souffre quant à lui d'un enregistrement sonore assez daté qui le rend hélas plus cacophonique qu'autre chose. Mais le son à l'ancienne n'est pas toujours déplaisant: la promenade dans le parc est notamment délicieuse avec ses accords surannés à la harpe, de quoi mettre dans de bonnes dispositions dès le premier acte. Hélas, c'est quand même le négatif qui l'emporte, malgré un montage sonore cohérent au gré des séquences. Dans tous les cas, le film prouve que rien ne vaudra jamais un véritable opéra sur scène, un genre très riche qui émerveille par sa fluidité, sans que les plans de coupe de cinéma ne tentent d'en altérer l'effet.

Parmi les choses positives, on relèvera tout de même la beauté des décors, bien qu'ils n'aient rien d'écossais: le jardin est italien jusqu'au bout des racines, et les escaliers intérieurs n'ont absolument rien des marches rocailleuses des forteresses d'Ecosse. Ce n'est pas pour me déplaire dans la mesure où les paysages écossais m'angoissent, et puis de toute façon, Lucia di Lammermoor est un opéra italien, aussi la latinisation des lieux ne dérange-t-elle pas. Toutefois, ce sont surtout les costumes de Flavio Mogherini qui impressionnent, avec leur aspect idéalement inspiré du temps des guerres de religion, sans compter que, miracle (!), les hommes arborent enfin la touche celtique attendue grâce aux tartans. Un bémol cependant: la robe blanche de la folie reste totalement immaculée... alors que Lucia vient de tuer son époux! Les spectateurs de l'époque ne pouvaient-ils supporter de voir des taches de sang sur grand écran? Nous sommes à l'opéra que diable, le lieu des passions violentes et des sentiments exacerbés, alors pas de demi-mesure s'il vous plaît!

La demi-mesure est également le problème de l'interprète principale, Nelly Corradi, franchement fade dans le rôle-titre. Certes, Lucia di Lammermoor n'est pas spécialement le personnage féminin du siècle, mais on la sent tout de même trop appliquée et pas assez charismatique pour porter l'opéra sur ses épaules. Certains trouvent qu'elle est mauvaise chanteuse mais ce n'est pas le cas: elle possède un médium correct qu'elle exploite sans génie particulier, et seules ses notes les plus aiguës sont un peu aigres, en particulier lors de la conclusion de la folie. Après, tout le monde ne peut pas être Joan Sutherland, mais Nelly Corradi ne donne pas une performance indigne: c'est simplement assez peu mémorable, et le travail de synchronisation est hélas raté au moment même où il aurait fallu viser l'excellence. Pour le reste de la distribution, Loretta Di Lelio est trop théâtrale dans le rôle de la suivante, sa grimace d'étonnement dès son entrée en scène passant fort mal à l'écran; Afro Poli offre un certain panache au méchant frère de Lucia, tandis que Mario Filippeschi est assez lourd en amoureux transi.

Moralité: diffuser le bel canto pour le plus grand nombre, c'est bien, mais rien ne vaut le charme d'un véritable opéra. Le grand drame de cette adaptation, c'est que si vous n'êtes pas amateur du genre, ce n'est pas ce film qui vous le fera aimer, alors que si vous l'êtes, vous serez forcément déçu que ce ne soit pas là le meilleur hommage qu'on ait pu rendre à Donizetti. Malgré tout, le son à l'ancienne et les charmantes images de jardins font passer un bon moment si l'on tient à passer outre les limites évidentes de la transposition à l'écran. Mon ressenti est donc assez mitigé: j'ai aimé passer deux heures en compagnie du film, mais on est loin du charme véritable du métier. Je suppose que je vais encore en revenir à la rassurante zone tampon entre le 5 et le 6.

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