mercredi 17 août 2016

La Habanera (1937)


Je viens de regarder ce documentaire, histoire d'apprendre à connaître Zarah Leander, dont l'Anonyme au cœur fidèle m'a déjà chanté les louanges. Dans la foulée, j'ai visionné La Habanera pour faire d'une pierre trois coups: découvrir plus avant la filmographie de la dame, comprendre le succès phénoménal de ce film dans l'Allemagne des années 1930, et bien entendu compléter ma collection Detlef Sierck, alias... Douglas Sirk.

Comme toute œuvre produite sous le régime nazi, La Habanera ne s'embarrasse pas de subtilité dans son message. Douglas Sirk a révélé avoir sciemment montré une "critique sociale" à travers un personnage d'aristocrate possédant une île toute entière, dissimulant les résultats alarmants d'une épidémie au reste du monde afin de protéger son commerce, et faisant pression sur son épouse en bon macho qu'il est. Mais il y a autre chose: Don Pedro est présenté comme de mèche avec les Etats-Unis, dont les représentants l'aident à maquiller les données de la crise sanitaire, tandis que les médecins suédois, comprendre germaniques, sont montrés en héros. La déchéance de l'héroïne, Astrée, qui se retrouve coincée dans un mariage malheureux parce qu'elle s'est laissée charmer par les coutumes de Puerto Rico au lieu de rentrer en Suède, sert quant à elle à montrer la force des racines, comme s'il n'était de plus grand bonheur que de revenir aux sources, dans une Europe germanique magnifiée. Après tout, les portoricains n'ont jamais vu la neige, eux, c'est dire! Le choix de placer l'action dans une dépendance américaine n'est d'ailleurs pas anodin, quoique le film fut tourné à Tenerife, sous l'égide de l'Espagne franquiste. On notera par ailleurs que le racisme de la tante n'est jamais critiqué: elle parle des "sales" gens du coin sans que personne ne sourcille, mais rappelons que ce n'est pas un problème intrinsèque aux films nazis. Après tout, six ans plus tôt, Cimarron faisait dire à Irene Dunne des choses similaires envers les Indiens, et toute la profession applaudit.

En dehors de ces points idéologiques, quels sont les défauts et qualités de cette Habanera? A mon goût, le principal écueil, c'est que l'histoire est à la fois datée et pas très intéressante. C'est un mélodrame, pas encore flamboyant, qui semble grandement inspiré par des films américains antérieurs, comme Wild Orchids où Garbo se laissait envoûter par l'exotisme javanais au point de tomber folle amoureuse du beau notable ténébreux de la région. Ici, Astrée se laisse bercer par les airs de contredanses créoles et décide donc de ne pas rentrer en Suède où l'attend un mariage avec un fonctionnaire sans histoire. C'est alors sans surprise qu'elle s'éprend aussitôt de Don Pedro de Avila, le propriétaire de l'île qui tente de l'impressionner en domptant les taureaux d'une corrida ou en ramassant son éventail, mais comme toute passion subite qui se respecte, tout ceci n'est évidemment qu'illusion: dix ans plus tard, elle se retrouve coincée dans un mariage infernal, Don Pedro ne lui laissant pas la moindre liberté, allant jusqu'à déchirer ses robes si un diplomate a eu le malheur de complimenter ses tenues au bal. Le problème avec une telle histoire, c'est qu'une fois les bases posées en une vingtaine de minutes, la situation n'évolue plus: Astrée reste prisonnière dans une grande villa pendant une heure avec son fils pour seul réconfort. Mais c'est tout. Les deux-tiers du film deviennent donc assez statiques concernant l'héroïne puisqu'elle n'a aucune liberté et que son unique tentative de fuite est désamorcée aussitôt. Pour meubler, le scénariste Gerhard Menzel a donc inventé cette histoire d'épidémie, en faisant venir en médecin de Suède pour trouver un antidote, tandis que Don Pedro et ses complices font tout pour faire capoter ses recherches afin de protéger leurs intérêts financiers. Bien que le médecin soit un ancien soupirant d'Astrée, cette intrigue secondaire peine vraiment à captiver, d'où un ennui palpable passée la première demi-heure.

Cependant, le film regorge de grandes qualités techniques qui font passer un bon moment malgré tout. Pour commencer, la photographie de Franz Weihmayr est en tout point superbe: les bords de mer sont toujours filmés sous un feuillage afin d'enrichir le cadre; les scènes de foule alternent élégamment entre gros plans sur des groupes et plans larges sur le public; la fuite du paquebot est encore impressionnante avec ce jeu de cache-cache devant des montagnes de sacs empilés; les reflets dans le bassin de la villa valent également le coup d’œil, et toute la deuxième partie souligne l'emprisonnement d'Astrée en multipliant les ombres des rayures de grilles ou de persiennes lors des dialogues entre époux. Les décors poussent le génie à orner les chambres de grosses amphores particulièrement jolies, si bien qu'il se dégage du film une beauté incontestable. Le clou du spectacle reste néanmoins la séquence musicale qui a donné son titre à l’œuvre, la chanson "Der Wind hat mir ein Lied erzählt" comprenant une mélodie de Lothar Brühne directement inspirée des habaneras les plus célèbres telle La Paloma (mais ce n'en est pas une adaptation contrairement à ce qu'on peut lire), et des paroles de Bruno Balz sur l'amour et la solitude. Le parolier reste connu pour avoir été lui-même victime du système nazi, ayant été torturé par la Gestapo qui avait découvert son homosexualité. Les autres chansons du film sont moins mémorables, et les sources se contredisent pour savoir qui en sont les auteurs, mais "Du kannst es nicht wissen" sert bien la séquence nostalgie du moment avec ses paroles sur la neige et les glaces que regrette Astrée.

Pour finir, quid de l'interprétation? Honnêtement, Zarah Leander n'a pas grand chose à faire à part s'exalter au tout début puis avoir l'air triste dans tout le reste, mais elle est tout de même très charismatique. On sent bien qu'elle est une star digne de ce nom, et l'on comprend pourquoi elle devint si rapidement populaire en Allemagne après seulement un an de contrat. Au début, j'ai même eu très peur: avec sa coiffure et son chapeau, elle ressemble comme deux gouttes d'eau à Tallulah Bankhead... qui parle la langue de Marlene Dietrich... avec l'accent de Greta Garbo! C'est très perturbant! Heureusement, dès qu'elle se marie, Zarah devient bien la Leander, avec son charisme particulier et ses coiffures d'un noir extravagant. Dans tous les cas, son désarroi est sincère alors que son époux la brime de toute part, et elle nuance bien la tristesse du second acte en se montrant chaleureuse et maternelle avec son fils. Malgré tout, ce n'est en rien une interprétation exceptionnelle, quoiqu'on n'ait aucun reproche à faire à l'actrice. Dans le rôle du mari, le très controversé Ferdinand Marian, apparemment connu pour sa participation au film le plus nauséabond du régime nazi, donne une performance conventionnelle de séducteur suave et imposant, avec des regards intenses qui accentuent son aspect menaçant. Par contre, ces deux personnes incontestablement brunes sont affublées d'un enfant... blond platine. Comme vous vous en doutez, ce n'est pas spécialement crédible...

En somme, La Habanera possède un charme indéniable par ses jolies images, son exotisme divertissant et sa jolie ritournelle chaleureuse. Mais, l'histoire m'ennuie profondément, et les ferments de propagande n'aident pas à rendre tout cela plus piquant. J'hésite entre 5 à cause de l'intrigue peu consistante voire problématique, et 6 pour les grandes qualités visuelles qui donnent envie de multiplier les captures d'écran. Comme il m'est impossible de me départir d'une certaine gêne devant les films de ce régime là, j'ai peur de revoir la note à la baisse.

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