samedi 19 novembre 2016

La Tour de Londres (1939)


Plus d'une cinquantaine de brouillons m'attendent sur mon bureau: j'aimerais les publier tous au plus vite, alors ne vous étonnez pas si je m'égare sur divers chemins dans les fins de semaines à venir. Aujourd'hui, je suis d'humeur à parler de Tower of London, un film de Rowland Lee produit par l'Universal, à l'époque où le studio ne comptait pas parmi les plus prestigieux de Californie. D'ailleurs, la dose d'horreur qui vient pimenter la prise du pouvoir de Richard III d'Angleterre, et le casting mineur où se côtoient Boris Karloff, Barbara O'Neil, Ian Hunter, Rose Hobart, Vincent Price avant qu'il ne soit connu et Basil Rathbone époque Sherlock Holmes, montrent que tous les ingrédients de série B sont réunis. Pourtant, le résultat est nettement supérieur à ce que tout ceci laissait présager.

En effet, La Tour de Londres est une véritable réussite technique, travaillée avec soin. On est ainsi frappé par la beauté formelle de l'ensemble, en grande partie due à la photographie de George Robinson, un inconnu plutôt habitué aux resucées horrifiantes de Frankenstein et Dracula, mais qui s'est ici surpassé pour extraire le maximum de substance de chaque séquence. Et c'est superbe! Entre la salle de torture où les silhouettes menaçantes d'un sbire boiteux et de son corbeau se penchent sur les condamnés, et la hache du bourreau décapitant un malheureux alors que son frère prie au premier plan, on a là une galerie d'images fortes qui rehaussent l'ambiance de terreur recherchée à mesure que tombent les têtes selon l'ordre de succession. De même, les jeux d'ombres dans les escaliers, les armes en contre-jour lors des combats, le baiser du couple royal enveloppé dans des rideaux, les reflets géants des fanions sur les murs dénudés du palais, l'ombre d'un meurtrier apparaissant derrière sa victime en train de recommander son âme, les complots sous les voûtes sombres où les personnages donnent l'impression d'évoluer dans un théâtre chinois; toutes ces choses donnent au film son ambiance particulière pour notre plus grand plaisir. Les décors servent eux aussi l'intrigue avec les murs solides du château, les arcades et cheminées imposantes, les carrelages en damier, l'arène des joutes, les peintures de la fameuse tour derrière les spectateurs, ou encore les multiples colonnes de la chapelle, soit autant d'atouts qui n'ont rien à envier aux créations prestigieuses des grands studios, comme la Warner avec Elizabeth and Essex cette même année.

A vrai dire, même les acteurs sont transformés de façon crédible, notamment à travers leurs costumes. Les cottes de maille, le sanglier brodé de Richard, le voile blanc de la fiancée pure se détachant sur les buis du jardin, les fourrures d'hermine et les couronnes définissent par exemple très bien le caractère des personnages, avec pour seul bémol les coiffes de certaines dames qui lorgnent dangereusement vers les oreilles des enfants incestueux de Mickey Mouse et d'Hello Kitty. Plus réussies sont les coiffures, en particuliers celles des princes royaux aux cheveux longs, judicieusement inspirées par les tableaux de Millais. En fait, même les horribles cheveux mi-longs de Basil Rathbone confèrent à Richard l'image d'Epinal attendue, sans altérer la beauté de son visage! On peut respirer! Dans tous les cas, le film est parfaitement soigné, de quoi lui permettre de sortir du carcan des productions de seconde zone auxquelles son générique semble le rattacher.

Néanmoins, La Tour de Londres n'est pas un chef-d’œuvre, loin de là. L'histoire se suit pourtant avec grand intérêt, mais n'est pas exempte de petites scories. Par exemple, il aurait été plus judicieux de rester uniquement sur la prise du pouvoir par Richard à travers la série de meurtres qu'il organise pour accéder au trône, plutôt que de réduire son règne de deux ans en trente secondes afin d'aboutir à un dénouement trop ostensiblement moral, où le méchant périt dans un combat sorti de nulle part, tandis que le beau gosse qui ne sert à rien part convoler en juste noces avec la demoiselle d'honneur sage, sous les yeux attendris de la reine qui a pourtant perdu toute sa famille et qui n'a visiblement pas d'autres chats à fouetter! Evidemment, nous sommes à Hollywood, le Code n'aurait jamais laissé passé une fin triomphante pour le héros, mais d'un strict point de vue narratif, c'eût été bien plus pertinent. Ou alors, il aurait vraiment fallu étoffer le règne en tant que tel, afin que la conclusion ne tombe pas comme un cheveu sur la soupe en moins de cinq minutes. On notera au passage que le scénario ne suit pas exactement la trame de Shakespeare, mais si certains personnages gagnent en nuance (Clarence transformé en alcoolique peu reluisant), le dénouement heureux sur les héros secondaires épris de liberté colle très mal à l'atmosphère sombre générale. Autrement, les nombreuses séquences des figurines, montrant Richard jeter au feu chaque statuette après s'être débarrassé d'un cousin encombrant, restent une ficelle peu subtile mais ça ne tire heureusement pas l'histoire vers le bas. Finalement, le seul cliché qui ne passe vraiment pas, c'est cette cheminée volontairement comique par laquelle on peut rentrer au château comme dans un moulin, y compris la dame d'honneur qui se déguise en apprenti ramoneur pour mener à bien une mission!

On appréciera autrement le détail de procédés machiavéliques autres que le meurtre, à l'image de la manipulation du peuple par un Richard devenu régent, pour mieux apparaître comme le sauveur des opprimés et donc le seul roi légitime au détriment de pauvres enfants qui ne se méfient pas assez. Leur assassinat est assez pénible, car bien que filmé de façon elliptique, la main de Boris Karloff se détachant dans l'ombre, et la métaphore du faucon à qui l'on doit bander les yeux pour la nuit, suffisent à donner une dimension réellement tragique au sort des princes, après une scène assez mignonne où les deux frères viennent de converser tranquillement. En somme, le scénario est, dirons-nous, plutôt de qualité, mais ça ne s'épargne pas quelques défauts, principalement l'histoire secondaire des nobles justiciers dont le bonheur éclatant et la manie de passer par une cheminée donnent une dimension grotesque à la trame générale. Sans compter que le bel amant fougueux incarné par John Sutton reste très propre sur lui même en pleine séance de torture, les cheveux impeccablement peignés (!), ce qui prête plus à rire qu'autre chose. Pour finir, j'ajouterai simplement que si la reine agace à rester toujours trop forte même après avoir perdu ses enfants, la superbe créature incarnée par Rose Hobart et supposée faire frémir toute la cour de désir est hélas inconsistante à pleurer. Elle ne comprend rien aux complots, ne pleure pas son époux qu'elle est censée aimer, et elle épouse Richard sans sourciller, le prenant pour son sauveur... Les rôles de femmes ne sont donc pas spécialement bien écrits: l'une est trop digne sans raisons, l'autre insipide à se cogner la tête contre un mur, et la dame d'honneur déguisée en ramoneur aurait été plus à sa place chez les Marx Brothers qu'en compagnie de Richard III d'Angleterre...

En suivant l'écriture de départ, les actrices n'ont évidemment rien à se mettre sous la dent. Nan Grey est quelconque en dame d'honneur, Rose Hobart garde un visage figé dénué de toute émotion qui accentue la bêtise d'Anne Neville, qui rappelons-le est pourtant décrite comme une femme forte, la seule capable de faire fondre le cœur de Richard (!); et Barbara O'Neil déçoit quant à elle en écarquillant les yeux au maximum à chaque fois qu'elle pressent un drame. J'avais aimé la reine et l'interprétation la première fois pour son fort caractère, mais ça ne s'avère hélas pas très bon après revisite: c'est inutilement grimaçant, et l'actrice ne songe même pas à pleurer au moins une fois bien que la pauvre Elisabeth perde ses fils et son mari. La joie qui illumine son visage lors du mariage de sa chère dame d'honneur après cette série de drames n'aide pas à rendre le personnage attachant. Du côté des acteurs, les performances sont également loin d'être miraculeuses: Boris Karloff est égal à lui-même en bourreau monoexpressif supposé faire peur, Ian Hunter n'apporte lui non plus rien de spécial par rapport à ses autres rôles, se contentant de jouer au monarque débonnaire qui sait qu'il doit se méfier de Richard mais lui accorde contre toute attente une confiance absolue (!), tandis que Vincent Price est hélas assez mauvais en Clarence ivrogne et belliqueux, sachant qu'aucun de ses efforts pour surjouer ne lui permet de voler la vedette au seul véritable héros de la distribution: Basil Rathbone. Le sublime Basil, bien que peu à son avantage d'un point de vue capillaire, donne en effet la seule performance digne d'intérêt du film, en incarnant un Richard mesquin à souhait. Ainsi, malgré quelques regards de jouissance sadique assez peu subtils, la composition n'en reste pas moins passionnante: le duc suinte de charisme, on conçoit parfaitement son dépit d'avoir été rejeté depuis longtemps à cause de sa bosse, et il peut se montrer parfaitement charmant pour mieux manipuler ceux dont il a besoin. Rathbone nous offre alors un beau portrait de roi cruel, sans doute plus jouissif que complexe, mais la nuance n'est heureusement pas mise de côté. On a juste du mal à croire qu'il puisse être amoureux de Rose Hobart, mais celle-ci n'y met tellement pas du sien qu'aucun embryon d'alchimie ne peut naître de leurs rapports.

Moralité: Tower of London a l'apparence d'un film de série B, mais c'est nettement mieux qu'un film de série B. Les défauts sont présents, en particulier au niveau de l'histoire et de l'interprétation, mais le soin apporté aux décors et à la photographie, une ambiance obscure qui fait palpiter, des rebondissements qui s'enchaînent sans s'essouffler et une performance plaisante de Basil Rathbone permettent à l'ensemble de se hisser jusqu'à un honorable 7/10 bien mérité. Pour peu qu'on aime les films historiques et les complots, c'est parfaitement appréciable, même si je conçois qu'un public plus exigeant puisse avoir de plus amples réserves.

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