dimanche 27 novembre 2016

Le Dernier Empereur (1987)


Énorme succès de la fin des années 1980, Le Dernier Empereur semble avoir été configuré pour moi: je suis très attiré par la Chine et son histoire, j'ai même des origines chinoises par une grand-mère métissée, je suis né au moment de la soixantième cérémonie des Oscar, qui devait couronner le film dans neuf catégories prestigieuses; et je me souviens enfin très bien de la folie "Dernier Empereur" encore prégnante en France dans les années 1990, époque où l'on pouvait voir des posters du film à peu près partout: à l'école primaire, au conservatoire, à la bibliothèque, etc. Bref, ce film de Bernardo Bertolucci fut incontestablement un phénomène, que j'avais effectivement beaucoup aimé en le découvrant jadis. Qu'en est-il aujourd'hui?

Pour aller à l'essentiel, je vous avouerai de prime abord que j'aime toujours autant le film, malgré des imperfections qui me sautent inévitablement aux yeux à présent. Premier constat: le regard est trop ostensiblement occidental, ce qui n'est pas étonnant pour une coproduction britannique mise en scène par un réalisateur italien, mais je suis vraiment gêné par l'exacerbation de l'exotisme chinois, comme si l'histoire n'était, dans un premier temps, qu'un prétexte pour montrer de jolies images de cartes postales. En fait, on se sent un peu dans la peau de Reginald Johnston, seul européen autorisé à pénétrer dans la Cité interdite et qui en découvre toutes les splendeurs, bien qu'il reste franchement périphérique à l'agitation qui emportera le héros dans un mouvement de grande ampleur. Je comprends toutefois cette démarche "exotique" du premier acte: nous sommes invités à découvrir une vie de cour étriquée et complètement anachronique à travers les yeux d'un garçon prisonnier d'un système qui le dépasse, d'où l'accentuation de l'imagerie "touristique", entre les vêtements médiévaux et les concubines naviguant parmi les lotus. Mais, si l'étouffement du héros par une politique qu'il ne comprend guère est bien détaillée, surtout quand la Chine devient une République et qu'il faut lui expliquer qu'il ne reste empereur que dans l'enceinte du palais, les autres enjeux de cette longue première partie ne sont pas aussi pertinents. Bernardo Bertolucci en profite alors pour jouer sur les splendeurs des costumes et décors, à l'instar du mariage arrangé qui sert de prétexte pour instaurer une touche de rouge dans un ensemble jusqu'à présent plutôt jaune, mais tout ça n'est jamais loin de finir par tourner en rond.

Ça ne dessert pas l'histoire puisque Puyi tourne lui-même en rond dans la cité, au prix de plans proprement saisissants avec ces hauts murs qui renforcent l'étroitesse des couloirs extérieurs transformés en pistes cyclables, mais on ne peut s'empêcher de trouver que ce premier acte est un tantinet trop long, alors qu'il y aurait eu moyen d'aller directement à l'essentiel compte tenu de la durée de trois heures qu'on ne manque pas de ressentir, et ce davantage au départ que dans la deuxième partie, curieusement. Après, je ne boude pas mon plaisir devant ce type de grandes fresques aux images ravissantes, sachant que les bonnes trouvailles de mise en scène (le drap jaune qui se soulève dans une séquence bien connue, les plans larges sur la foule d'eunuques dans la cour) sont de toute manière étoffées par une bonne dose d'émotion, depuis le départ déchirant de la figure maternelle à la corruption des eunuques, en passant comme précisé par le changement de régime imposé au héros, sans que personne n'ait pris la peine de l'avertir. La complicité avec Reginald souligne encore les qualités indéniables de ce premier acte, mais on n'oubliera pas que ça s'étire un peu trop en longueur, et que ça s'adresse davantage à un public occidental pour lui offrir des flots d'exotisme. La seule chose réellement gênante dans tout ça, c'est que les nombreux acteurs chinois parlent anglais pour satisfaire le public visé. Et c'est très perturbant! Autant je n'ai pas de problème avec le bilinguisme des personnages russes du Docteur Zhivago, car tous incarnés par des interprètes non russes, autant voir des acteurs chinois se forcer à parler une autre langue pour des raisons de distribution donne une sonorité vraiment dérangeante à l'ensemble. En outre, c'est vraiment ça qui dessert l'histoire, parce qu'on ne saurait croire que la cour engoncée dans la politique réactionnaire de l'impératrice Cixi prenne la peine de parler autrement qu'en chinois! Ce point de vue trop occidental ne sied donc pas à un film se voulant le plus réaliste possible (la première production européenne à avoir eu le droit d'être tournée dans la Cité interdite même!), ce que résume assez bien l'apparition ridicule de la terrible impératrice, transformée en grand-mère gâteau dans une scène d'agonie des plus étranges.

En revanche, le destin adulte de Puyi devient totalement captivant dès qu'on le force à quitter enfin son palais imposant. Les relations entre protagonistes s'étoffent, les questions politiques prennent à présent un tour passionnant puisque l'ancien empereur est enfin maître de ses actes, et l'émotion n'en est que plus poignante. A partir de là, les éléments que j'admire sont légion, à commencer par le mélange de temps présent, lors du procès fait par les communistes, et de retours en arrière expliquant le parcours du héros, mélange qui prend enfin tout son sens puisque Puyi a désormais des choses à raconter à ses geôliers. J'aime également le chaos qui règne lors du départ de la Cité interdite, projetant les personnages dans un monde entièrement inconnu, alors que se croisent militaires de la nouvelle génération et concubines sorties du fond des âges, mais encore chameaux et automobiles flambant neuves, tandis que l'empereur se dissimule derrière des lunettes d'un bleu pénétrant alors que le palais déserté se peuple inexorablement de soldats. D'un point de vue politique, on se dit finalement que le film est très riche, parce qu'on passe par tous les régimes possibles: l'empire exsangue, la république fragile, le goût furtif d'une vie à l'occidentale à Nankin, l'occupation nippone qui force à nouveau Puyi à se transformer en pantin comme maître de l'état fantoche du Mandchoukouo, et la dictature totalitaire qui achèvera la déchéance du héros bien né. Ces péripéties rendent le second acte très émouvant: les humiliations qu'on fait subir à l'empereur s'enchaînent, qu'il s'agisse des Japonais qui lui tournent le dos lorsqu'il tente de présenter la moindre idée de réforme, ou des maoïstes qui le forcent à des tâches dégradantes dans une prison grise. Le héros passe finalement d'enfant-roi à crooner, puis de pion soumis à jardinier, et c'est proprement déchirant. Mais ce qui m'a surtout brisé le cœur, c'est la séquence finale alors qu'il revient sur les lieux de son enfance: le sentiment de n'être plus rien dans un endroit où l'on a été aimé ne m'est pas inconnu, et je n'ai pas été loin de verser des larmes. Quant à la métaphore de la sauterelle, c'est une ficelle peu subtile mais ça renforce parfaitement la dose d'émotion.

Le film se découpe donc en deux parties selon moi: un premier acte bon mais un peu long, et un second acte absolument fascinant et touchant. La force du second est encore mise en valeur par la performance de John Lone, qui malgré la réserve naturelle du personnage fait très bien ressentir les effets de la spirale infernale qui le tire vers le bas, avec en prime des nuances bienvenues puisque Puyi sait également se montrer dur avec ses épouses malgré son air avenant, mais aussi parce qu'il atteint une forme de sérénité inattendue au crépuscule de sa vie, malgré son parcours chaotique. Comme je le disais, les relations entre protagonistes prennent toute leur ampleur dans la seconde partie, ce qui est également à mettre au crédit de trois actrices, qui parviennent toutes à rendre leurs personnages mémorables. Joan Chen bénéficie du rôle le plus étoffé en tant que première épouse, puisqu'elle doit passer de la jeune femme épanouie complice avec son mari, à la dame mûre rongée par les drames et son addiction à l'opium. Sa dernière apparition, très technique et maquillée, n'est pas ce qui m'émeut le plus, mais ses désillusions font peine à voir, culminant dans une séquence mythique où l'impératrice se met à manger des plantes d'ornement en pleine réception, les yeux luisants de larmes. En outre, la déception qu'elle ressent en perdant sa seule amie, la seconde épouse, est sincère. A ce moment, la mise en scène atteint d'ailleurs un degré fascinant puisque le départ de la seconde épouse coïncide avec l'arrivée de l'irrésistible Joyau d'Orient sous la pluie. Et je ne sais jamais laquelle des deux me captive le plus. D'un côté, Wu Junmei incarne une concubine Wenxiu attachante parce que frustrée d'être délaissée par le couple principal, quoiqu'elle tente de se divertir au maximum en dansant avec des inconnus à Nankin. Mais de l'autre, Maggie Han hérite d'un personnage si controversé qu'elle devient le point de mire de tous les regards, sachant qu'elle a le charisme nécessaire pour bien faire comprendre que Joyau d'Orient, fervente partisane de l'impérialisme japonais et d'ailleurs plus connue comme Yoshiko Kawashima, puisse dominer le couple impérial et lui dicter sa politique. Sa force de conviction pour pousser l'impératrice à se droguer, ou pour la mettre dans son lit, ne semble jamais feinte.

Parmi les acteurs distribués dans de plus petits rôles, on notera évidemment la présence de Peter O'Toole en précepteur britannique ouvert d'esprit, mais de la part d'un acteur de cette trempe, c'est plus de la figuration de prestige qu'un rôle véritablement gratifiant. Jade Go en figure maternelle du jeune Puyi est quant à elle émouvante lorsque vient le temps des adieux, et le reste de la distribution est très correct bien que personne ne m'ait autant marqué que les protagonistes. Je conclurai alors sur la beauté visuelle de ce Dernier Empereur, évidemment pour les décors et costumes (le dragon bleu brodé sur l'or!), mais surtout pour la photographie de Vittorio Storaro, qui n'est pas là que pour montrer de belles images, mais compose au contraire de véritables trames narratives au sein d'un même plan. Je suis particulièrement sensible à l'image volontairement brouillée par la troublante Yoshiko, qui à peine arrivée à Nankin enlace Puyi avec une véritable dose d'érotisme, tandis que l'impératrice fait semblant de ne rien voir en regardant par la fenêtre. L'isolement de l'empereur dans des salles de plus en plus vides, ou dans les longs couloirs extérieurs de la Cité qui le retient captif, est également saisissant. Pour ce qui est du seul plaisir, rien que le générique est une véritable merveille visuelle avec l'animation de jolies images sur une musique faussement orientale de David Byrne. Les autres musiciens, Ryuichi Sakamoto et Cong Su, ne sont pas en reste pour avoir composé une bande-son particulièrement attrayante, qui sert en outre très bien l'histoire. Le thème principal est pour moi déchirant, tandis que les accordéons des gardes rouges font plutôt froid dans le dos malgré une mélodie guillerette. De toute façon, la musique reflète bien l'extrême bouleversement des choses en un quart de siècle, depuis les airs traditionnels de cour aux refrains populaires des nouvelles générations endoctrinées par la dictature maoïste.

Reginald, consultant les mises à jour gretalluliennes sur son portable.

Moralité: The Last Emperor est un beau film qui devient proprement excellent dans sa seconde partie. La première est un peu trop longue et répétitive, mais après coup, bien des événements ne sont jamais loin de me briser le cœur, sentiment que la troublante beauté des lieux et l'usage d'une musique à ravir soulignent d'autant plus. J'hésite vraiment entre un bon 7 ou un 8: le second acte tend clairement vers la note supérieure mais quelque chose de peut-être légèrement scolaire dans le maniement de l'émotion me retient d'être aussi généreux. Quoi qu'il en soit, Le Dernier Emperor n'a pas volé son Oscar du meilleur film, j'oserai même dire que c'est le meilleur choix opéré par l'Académie pour cette décennie. Si l'on avait laissé les acteurs parler dans leur langue d'origine, ç'aurait pu réellement être le chef-d’œuvre qu'on entrevoit au bout du chemin.

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